eJournals lendemains 42/165

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2017
42165

L’interdisciplinarité, une nécessité structurelle pour les didactiques

2017
Yves Reuter
ldm421650025
25 Dossier Yves Reuter L’interdisciplinarité, une nécessité structurelle pour les didactiques J’explorerai la question des relations entre les didactiques et l’interdisciplinarité à partir de trois entrées qui me paraissent complémentaires. Au travers de la première, à dominante épistémologique, j’essaierai de montrer en quoi les didactiques sont structurellement interdisciplinaires. La seconde entrée aborde cette question sous un angle historico-institutionnel: j’exposerai ainsi, à titre d’exemple, comment j’ai tenté de mettre en œuvre l’interdisciplinarité au sein du laboratoire Théodile qui a été l’équipe de didactiques la plus importante en France. Je préciserai enfin, en m’appuyant sur une réflexion méthodologique, en quoi cette interdisciplinarité est nécessaire pour mener des recherches importantes et singulières. 1. Les didactiques: des disciplines de recherche structurellement interdisciplinaires Je vais donc tenter, en premier lieu, d’expliquer pour quelles raisons, selon moi, les didactiques sont des disciplines de recherche structurellement interdisciplinaires. 1.1. L’interdisciplinarité est liée au système didactique sur lequel travaillent les didactiques Je partirai de la définition des didactiques que j’ai proposée dans les diverses éditions du Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques: On pourrait définir, en première approche, les didactiques comme les disciplines de recherche qui analyse les contenus (savoirs, savoir faire…) en tant qu’ils sont objets d’enseignement et d’apprentissages, référés/ référables à des matières scolaires. (Reuter [ed.] 2007/ 2013: 65) Si on accepte cette définition, 1 la conséquence en est que les didactiques, étudiant le système didactique qui met en relation les contenus ainsi que les enseignements et les apprentissages qui les formatent, doivent se confronter aux disciplines de recherche et aux théories qui tentent de les appréhender. L’interdisciplinarité est donc impliquée par la construction même de l’objet de recherche: elle est nécessaire parce que structurelle. 1.2. L’interdisciplinarité est liée à chacune des dimensions et, plus particulièrement, dans la perspective didactique, à celle des contenus Chacune des dimensions mentionnées étant l’objet d’investigations de différentes disciplines de recherche, il serait dommageable de les méconnaître. Cette connaissance est d’autant plus indispensable sur le pôle des contenus que celui-ci constitue 26 Dossier l’entrée fondamentale des didactiques, ainsi que l’avait très tôt souligné Jean-Louis Martinand: „Il n’est pas possible de parler de didactique sans l’exercice de ce qu’on peut appeler une ‚responsabilité par rapport au contenu‘ de la discipline“ (1987: 24) 2 . Et, en effet, comment analyser les contenus en jeu, leur mise en forme, les problèmes d’enseignement et d’apprentissages qu’ils génèrent... sans référence aux multiples théories qui peuvent les appréhender. Par exemple, en ce qui concerne la lecture, et sans souci d’exhaustivité, sont impliquées: les sciences du langage et des textes (pour la détermination des unités de l’écrit et leurs relations avec les unités de l’oral, les formes syntaxiques, les genres...), la sociologie et l’ethnologie (pour le statut social de l’écrit et des genres d’écrits, pour les pratiques de lecture ainsi que les représentations et les valeurs socialement différenciées qui les accompagnent, pour les sens attribués aux situations d’apprentissage de la lecture...), la psychologie cognitive (pour les opérations mentales qui participent de la lecture), la physiologie (pour les opérations physiques impliquées par la lecture), la psychanalyse (pour les investissements et les obstacles liés à l’histoire familiale), l’histoire et l’éducation comparée (pour les conceptions de la lecture et les pratiques mises en œuvre afin de faciliter son apprentissage ainsi que leurs effets)... Sur le seul pôle des contenus, fondamental pour les didactiques, l’interdisciplinarité constitue donc aussi une nécessité. 1.3. L’interdisciplinarité est liée aux relations aux autres disciplines de recherche Outre le cadre spécifique lié à l’objet de recherche que je viens de poser, il convient de remarquer que les didactiques, pas plus que n’importe quelle autre discipline de recherche, ne peuvent vivre en autarcie. Elles s’enrichissent ainsi de leurs emprunts à ce qu’on appelle parfois des disciplines contributoires (psychologie, sociologie...) avec, par exemple, les travaux sur les fonctionnements cognitifs, les différenciations sociales, l’échec ou la réussite scolaire... Elles enrichissent en retour - ce qui est moins fréquemment évoqué - ces disciplines de recherche. Les didactiques sont en effet elles-mêmes contributoires: elles apportent des éléments aux autres disciplines de recherche. Elles posent des questions qui n’étaient pas posées auparavant dans les autres disciplines de recherche (par exemple, celle de la connaissance des pratiques d’écriture extrascolaires) et tentent d’y répondre. 3 Elles peuvent aussi spécifier des thèses issues d’autres disciplines de recherche. Par exemple, en précisant comment l’implicite, potentiellement générateur d’échec selon nombre de travaux sociologiques, s’incarne sous des formes variables dans les différentes matières scolaires. De ce point de vue, la typologie des contenus selon leur statut (‚disciplinaire‘, ‚paradisciplinaire‘, ‚protodisciplinaire‘), telle qu’elle a été élaborée par Yves Chevallard dans La Transposition didactique (1985/ 1991) me paraît particulièrement intéressante. Chacune des didactiques s’enrichit encore de ses échanges, conceptuels ou méthodologiques, avec des disciplines ‚voisines‘ (par exemple, les autres didactiques), ce qui a généré et génère encore une activité scientifique importante autour de ce que certains appellent la didactique générale et d’autres la didactique comparée. 27 Dossier Et, s’il est vrai que certains chercheurs rechignent à l’interdisciplinarité pour des raisons que j’évoquerai immédiatement après, il me paraît impossible d’y échapper pour deux raisons encore, outre celles que je viens d’exposer. La première raison réside dans les risques de ne pas comprendre certains problèmes d’apprentissage et leurs sources qui peuvent être diversifiées et construites différemment selon le cadre théorique qu’on adopte (cf., par exemple pour ce qui concerne les difficultés en lecture, la cartographie établie par Fijalkow 1986). La seconde raison réside dans les risques de l’applicationnisme rencontrés dans diverses disciplines scolaires, sous les formes de telle réforme 4 ou de tels emprunts à des théories „savantes“. 5 Ces risques consistent notamment à penser que le transfert d’une théorie, estimée plus juste, sur le terrain scolaire résoudra à lui seul les problèmes de l’enseignement et des apprentissages. Dans ces deux cas, l’économie de la confrontation interdisciplinaire engendre des dérives non négligeables. 1.4. Les risques de l’interdisciplinarité Trois écueils au moins guettent cependant l’interdisciplinarité. Le premier est celui d’une sélection impensée car, de fait, on ne peut maîtriser toutes les théories sollicitables. Que néglige-t-on, même inconsciemment, et avec quelles conséquences? Le second risque, rarement évité à mon sens, est celui d’une pensée insuffisante des articulations entre des théories hétérogènes afin de ne pas en rester à une simple juxtaposition ou à un bricolage maladroit. Le troisième écueil, tout aussi fréquent, consiste en une réflexion insuffisante sur les modalités d’intégration au sein des cadres didactiques de concepts issus de cadres théoriques différents. Si l’interdisciplinarité est sans doute une nécessité structurelle, elle est bien loin d’être un long fleuve tranquille. 1.5. L’interdisciplinarité en référence à quelle(s) discipline(s)? Reste que la question de l’interdisciplinarité peut difficilement être traitée sans penser la question particulièrement ardue de la discipline. En l’occurrence, cela nécessite de penser les notions de discipline scolaire et de disciplines de référence (universitaire, de recherche...) ainsi que leurs relations. Ainsi l’interdisciplinarité se construit en référence à des disciplines scolaires dont la définition est loin d’être simple. Nous avons en effet souligné à plusieurs reprises, à la suite d’André Chervel (1988), à quel point cette notion de discipline scolaire demeurait mal définie (Reuter/ Lahanier-Reuter, 2004/ 2007). Cela s’explique, d’une part, en raison de l’impression d’évidence que présente cette catégorie pour qui fréquente ou a fréquenté l’école. Cela s’explique, d’autre part, en raison de son extrême complexité qui est due non seulement à ses multiples dimensions (contenus, fonctionnements institutionnels, visées…), mais encore à ses modalités d’existence très variées. Cela nous a conduits à proposer le concept de configuration disciplinaire (ibid.) pour désigner les différentes modalités d’existence des disciplines scolaires selon les pays, les périodes historiques, les moments du cursus, les pédagogies: le français ne se présente pas sous la même forme au CM1 et en Première L; 28 Dossier les mathématiques ont des modalités d’existence différentes en pédagogie ‚classique‘ ou en pédagogie ‚Freinet‘. Complémentairement, les disciplines s’actualisent sous des formes différentes selon leur espace social d’existence. J’ai ainsi proposé d’en distinguer quatre qui me paraissent essentiels pour les recherches en didactiques: l’espace des prescriptions 6 qui définit ce qui est licite ou illicite; l’espace des recommandations (ou de l’encadrement des pratiques) qui regroupe les dispositifs, institutions et acteurs 7 qui préconisent telle ou telle manière de faire qui serait, selon eux, la meilleure mais sans que ces recommandations aient force de loi; l’espace des pratiques d’enseignement et d’apprentissages disciplinaires; l’espace des reconstructions des disciplines par les acteurs, reconstructions qui accompagnent, selon des modalités variables, les espaces précédents. Dans cette perspective, j’ai construit le concept de conscience disciplinaire (Reuter 2003 et 2007; Cohen- Azria/ Lahanier-Reuter/ Reuter [ed.] 2013) qui renvoie aux modalités selon lesquelles les acteurs scolaires ou extrascolaires reconstruisent les disciplines sous des formes plus ou moins claires, plus ou moins pertinentes. Cela permet d’ouvrir un espace de questionnement sur les relations entretenues entre ces modalités d’existence de la conscience disciplinaire et les malentendus possibles 8 ou encore la réussite ou l’échec d’un certain nombre d’élèves… La catégorie de discipline peut de surcroît renvoyer soit à des composantes singulières (par exemple, pour le français, à l’enseignement de la grammaire, à celui de l’orthographe, à celui de la lecture...), soit à l’ensemble d’une matière scolaire. 9 La disciplinarité peut donc s’avérer être une pluridisciplinarité interne à la matière. Et cette pluridisciplinarité interne peut prendre des formes différentes, de la juxtaposition à une interdisciplinarité construite en tant que telle. 10 Par voie de conséquence, selon les positions adoptées, les disciplines de référence sollicitées ne seront pas nécessairement les mêmes et leur articulation pourra différer. Complémentairement, les mêmes questions se posent à propos des disciplines ‚savantes‘ sollicitées (universitaires, de recherche...) dont les frontières peuvent toujours être discutées (faut-il distinguer mathématiques et mathématiques appliquées? linguistique et théories des textes? sociologie et ethnologie? psychologie, psychologie sociale et psycho-sociologie? ). Loin d’être de simples manières de ‚couper les cheveux en quatre‘, ces questions interrogent les disciplines de référence sollicitables et leur mode d’articulation. À cela, il convient encore d’ajouter la question de la sélection des cadres et des courants théoriques que les chercheurs effectuent au sein de chacune de ces disciplines (linguistique structurale, linguistique transformationnelle ou pragmatique pour la grammaire? ) afin d’éclairer les fonctionnements disciplinaires et les contenus. Si l’interdisciplinarité me semble bien une nécessité structurelle des didactiques, cela n’exclut donc nullement, bien au contraire, des questions complexes, dont celle de savoir de quelle interdisciplinarité on parle: celle de la matière scolaire, celle des disciplines de recherche qui en traitent (possiblement), celle de leurs relations? De fait, cette question, particulièrement complexe, me paraît bien souvent occultée. 29 Dossier 2. L’interdisciplinarité au prisme de la vie d’un laboratoire de recherche Il n’en reste pas moins vrai que les frontières sont rarement nettes entre ce qui relève de l’épistémologique et ce qui relève de l’institutionnel. La première dimension ne peut d’ailleurs pas véritablement s’actualiser, au vu des modes de structuration de la recherche, indépendamment de la seconde. C’est dans cette perspective que je vais revenir sur la manière dont nous avons envisagé les choses pendant toute la période où Théodile fut une équipe de recherche autonome, c’est-à-dire depuis sa fondation en 1991 à Lille 3 jusqu’à son intégration au sein du CIREL 11 en 2008. Cette histoire me semble intéressante non seulement parce que Théodile a été une équipe de référence en didactiques en France et dans le monde francophone - en raison de ses travaux et parce qu’elle était l’équipe qui réunissait en son sein le plus grand nombre de didactiques différentes - mais encore parce que cela permet de mettre au jour un certain nombre de questions attachées à l’interdisciplinarité. 2.1. De la didactique de l’écrit à la didactique du français Théodile fut donc fondée en 1991 à mon arrivée à Lille 3 comme professeur en sciences de l’éducation, en partie d’ailleurs parce qu’il était difficile de s’entendre entre collègues de différentes disciplines de recherche en éducation pour délimiter ne serait-ce qu’un domaine commun. 12 La base de travail commune, en raison des intérêts des collègues impliqués (chercheurs, formateurs, doctorants...), a été constituée par les questions d’enseignement et d’apprentissage de l’écrit ce qui explique le sigle choisi (Théories Didactiques de la Lecture-Écriture). Mais une équipe peut difficilement vivre et se développer sur des bases aussi étroites, surtout lorsque l’on sait qu’une bonne partie des recrutements possibles, à l’université et dans les structures en charge de la formation des maîtres, se fait en fonction des besoins en formation. Les fonctionnements institutionnels - mais aussi la nécessité de penser la didactique de l’écrit dans le cadre de la didactique du français - ont donc amené à élargir la base de l’équipe à des chercheurs dans d’autres domaines de la didactique du français (grammaire, oral, français langue étrangère...). Nous sommes donc passés à une pluridisciplinarité que nous avons essayé de transformer en interdisciplinarité au travers d’un travail collaboratif autour de programmes de recherche auxquels participaient tous les membres de l’équipe via un séminaire mensuel autour de problématiques communes. Le décentrement de ses propres objets de recherche, décentrement plus ou moins important, que chacun a dû effectuer pour s’inscrire dans la dynamique de ces séminaires a donc constitué une nécessité pour construire de l’interdisciplinarité et ne pas en rester à une juxtaposition pluridisciplinaire. 2.2. De la didactique du français (ou de l’interdisciplinarité ‚interne‘) aux didactiques des autres disciplines Les besoins en formation, le fait que l’équipe soit adossée à l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres, l’attractivité de Théodile, l’arrivée de nouveaux doctorants 30 Dossier effectuant leurs recherches dans d’autres didactiques ainsi que notre volonté d’échanges avec les autres didactiques 13 nous ont amenés à demander (ou à nous voir proposer) la création de postes dans d’autres didactiques que la didactique du français (mathématiques, sciences, histoire-géographie, technologie, philosophie, éducation physique et sportive...). La pluridisciplinarité s’est donc renforcée, de même qu’une interdisciplinarité, envisagée cette fois-ci sous l’angle des pratiques langagières dans les différentes matières scolaires, avec des programmes de recherche sur la position du scripteur, la description ou le récit dans les différentes matières scolaires et les exercices qui en dépendent... avant de passer à des objets, tels les performances scolaires ou la conscience disciplinaire qui se sont donc de plus en plus affranchis de la didactique du français et de ses avatars. 2.3. De la didactique du français à l’ouverture à d’autres disciplines que les didactiques Parallèlement à cette ouverture aux autres didactiques, j’ai souhaité une ouverture à d’autres disciplines de recherche qui me semblaient susceptibles de nous enrichir, notamment la psychologie, la sociologie, la pédagogie et l’histoire de l’éducation. Mais les recrutements n’ont pas toujours été faciles à réaliser notamment en raison d’un manque de candidats (la crainte de ne pas trouver sa place dans une équipe de didactiques? , la crainte qu’un recrutement dans un laboratoire de didactiques et dans un département de Sciences de l’éducation nuise à la carrière ultérieure? ). Et, de fait, dans le cas de la sociologie, nous n’avons pas trouvé de candidats manifestant une envie véritable de travail interdisciplinaire; la position des postulants consistait plutôt à expliquer ce qu’ils pouvaient apporter à des didacticiens sans même avoir pris connaissance des travaux de l’équipe. Cela nous a conduits à recruter des collègues didacticiens connaissant bien la sociologie et l’utilisant dans leurs travaux. Dans le cas de la psychologie, nous avons pu recruter deux collègues, qui ont pu travailler avec nous mais sans toujours arriver à articuler véritablement psychologie et didactique, soit parce qu’il leur était difficile de renoncer à leurs objets et à leur approche initiale soit parce que leur tentation était forte de rabattre les didactiques sur la psychologie (via Vergnaud ou Vygotski). 2.4. Remarques: le bilan mitigé de l’extension Je dirais donc que le bilan de l’ouverture institutionnelle me paraît mitigé. Il est d’une certaine manière très positif parce qu’il nous a enrichis d’une culture dans les diverses didactiques et en éducation et parce que cela a permis à chacun d’entre nous de sortir des limites de son domaine disciplinaire. Il est très positif encore parce qu’il nous a permis de mieux comprendre les spécificités de notre didactique et des didactiques, comparées aux autres disciplines de recherche en éducation et parce que cela a permis d’ouvrir des chantiers qui ont été repris par la suite par d’autres laboratoires (voir la didactique comparée, les pratiques langagières dans les différentes disciplines, la description...,). Mais ce bilan s’avère aussi problématique, 31 Dossier notamment en raison du fait que, pendant longtemps, certains didacticiens des disciplines, extérieurs à notre laboratoire, avaient des difficultés, en fonction de la spécificité des entrées de Théodile, à comprendre que tel ou tel de ses membres était bien un didacticien de leur discipline. D’une certaine manière le travail interdisciplinaire que nous menions produisait un effet d’étrangeté par rapport aux fonctionnements courants des communautés didactiques. 14 Ce bilan peut aussi être considéré comme problématique en raison des difficultés d’intégration des collègues d’autres disciplines (psychologie, sociologie, histoire...) au moment du recrutement et par la suite. Ainsi, d’une certaine manière, dans le monde universitaire, le discours sur l’interdisciplinarité demeure éloigné des pratiques. Et les pratiques interdisciplinaires peuvent d’ailleurs constituer un frein pour certaines promotions tant les carrières sont évaluées au sein de structures disciplinaires jalouses de leurs frontières. Ici encore, on peut donc dire, à mon sens, que l’interdisciplinarité correspond à des nécessités structurelles mais qu’elle n’est pas sans se confronter à des obstacles importants. Ou, pour le dire sous une autre forme, on peut penser que nombre de fonctionnements institutionnels qui structurent la recherche, au moins en France, ne favorisent pas l’interdisciplinarité. 3. L’interdisciplinarité comme nécessité méthodologique pour les didactiques Je souhaite maintenant aborder l’interdisciplinarité sous l’angle d’une nécessité méthodologique afin que les didactiques assument leur ‚responsabilité sociale‘ en articulant la question des contenus à celle des effets produits par les fonctionnements disciplinaires. Deux recherches de Théodile sont peut-être emblématiques de cette perspective: la première (2001-2007) a porté sur une expérience pédagogique menée dans une banlieue de Lille. La seconde (2013-2016) a concerné les sentiments et les émotions que les élèves déclarent associer aux disciplines. 3.1. La recherche sur l’expérience de Mons en Barœul La première recherche (Reuter [ed.] 2007) a consisté à étudier les effets de la mise en œuvre de la pédagogie Freinet dans un groupe scolaire (écoles maternelle et primaire) situé en milieu très défavorisé dans la banlieue de Lille. Ce groupe scolaire connaissait un taux d’incivilités très important et des résultats scolaires inférieurs à ceux des élèves des écoles du voisinage. Cette recherche a connu un écho certain dans le domaine de l’éducation en France et à l’étranger, pour deux raisons au moins: il s’agissait (et il s’agit encore aujourd’hui) de la plus importante recherche empirique menée en France sur une pédagogie alternative; 15 ses résultats manifestaient un réel succès de cette pédagogie. Ils montraient donc qu’il était possible de lutter contre l’échec scolaire, sans moyens particuliers, mais en modifiant les fonctionnements pédagogiques et didactiques. Pour arriver à ces résultats nous avions étudié de multiples dimensions (apprentissages dans plusieurs disciplines, 16 rapports aux savoirs et à l’école, incivilités, rapport aux normes, relations avec les 32 Dossier parents...) et croisé des méthodes différentes (entretiens, questionnaires, observations...). Pour ce faire, j’avais constitué une équipe composée de didacticiens, mais aussi de psychologues, d’une sociologue et d’un chercheur en pédagogie. Cela nous a permis non seulement de pouvoir appréhender les dimensions mentionnées précédemment mais aussi de confronter nos approches et d’interroger les frontières disciplinaires établies. J’insisterai ainsi sur les rapports à la pédagogie qui sont encore trop souvent parasités par les séquelles d’une histoire complexe et de relations difficiles entre didacticiens et pédagogues, 17 voire, encore aujourd’hui, par des positions d’une violence pour le moins surprenante: Les sociétés humaines souffrent du sort séculaire fait au didactique, cette dimension essentielle de leur existence, dont la didactique doit nous donner l’intelligence, et qu’elle doit concourir fondamentalement à sortir de l’extrême sous-développement où un antique déni l’a maintenue. À la fin de sa 31e nouvelle conférence d’introduction à la psychanalyse (1933), Freud glisse une formule qui allait devenir fameuse: „Wo Es war, soll Ich werden“, ce qu’on a pu traduire ainsi: „Là où était le ça (es), le moi (Ich) doit advenir.“ Il la fait suivre d’un ultime commentaire: „C’est un travail de civilisation, un peu comme l’assèchement du Zuiderzee“ („Es ist Kulturarbeit wie etwa die Trockenlegung der Zuyderzee“). Nous disons de même: là où était le pédagogique, le didactique doit advenir. Le travail de civilisation (Kulturarbeit), l’assèchement du Zuiderzee pédagogique, incombe à la didactique par-delà son morcellement actuel. (Chevallard 2010: 145sq.) Cela me paraît d’autant plus incompréhensible que les frontières entre dimension pédagogique et dimension disciplinaire sont souvent difficiles à tracer si on accepte l’idée d’une „solidarité structurelle“ (Reuter 2005: 190) entre ces deux composantes dans la concrétisation des pratiques d’enseignement et d’apprentissages au sein de l’école. Cela a d’ailleurs conduit, à partir de deux approches différentes, Jean- François Halté et Francis Ruellan à les relier en parlant pour l’un d’organisation pédagogico-didactique (Ruellan 2000), pour l’autre de configuration didacticopédagogique: La configuration didactico-pédagogique est manifestée dans la pratique de l’enseignant, où s’inscrivent concrètement ses choix didactiques et pédagogiques. (Halté 1988: 15) De fait, cela interroge - et c’est d’ailleurs en cela notamment que c’est intéressant - les partitions entre ce qu’on construit comme relevant principalement du pédagogique et ce qui relèverait principalement du disciplinaire si on admet - à la suite de Chervel (1988) - que cette seconde dimension ne se réduit pas à un ensemble de contenus mais intègre des dispositifs de motivation, des exercices, des procédures évaluatives… Et, si ces dimensions s’entremêlent dans la vie de la classe, recherches didactiques et recherches pédagogiques ont sans doute partie liée, dans la conception et l’analyse des pratiques de classe ainsi que comme garde-fou mutuel. 18 Je rejoins ainsi ce qu’écrivait Jean-François Halté en 1988: 33 Dossier Dans l’usage actuel des termes les frontières paraissent floues: tantôt, la didactique se laisse aspirer par les disciplines de référence et le risque se dessine d’une retombée dans les avatars de la ,linguistique appliquée‘, tantôt elle s’estompe comme quantité négligeable dans la pédagogie, tantôt, enfin, elle aspire tous les éléments du processus d’enseignement/ apprentissage. La polémique ouverte autour des mots n’est pas dérisoire quand elle recouvre la réflexion autour des champs et de leur jeu […]. (Halté 1988: 7) J’avancerais quant à moi, à titre de discussion, que la prise en compte de la dimension pédagogique me paraît incontournable dans une perspective didactique et que la considérer en tant que telle sans aucune connotation négative présente plusieurs intérêts majeurs: constituer la question des relations entre disciplinaire et pédagogique comme une question cruciale dans un cadre didactique; ne pas occulter une manière de penser le travail enseignant loin d’être négligeable; réintroduire la nécessité de travailler avec les théoriciens de la pédagogie au moins autant qu’avec ceux qui traitent de l’enseignement et des apprentissages dans d’autres cadres disciplinaires, sur des bases souvent moins écologiques; penser la nécessité de dialoguer avec les mouvements pédagogiques qui, d’une autre manière que les théoriciens des didactiques, tentent eux aussi d’explorer la palette des possibles… Dire cela, c’est d’ailleurs - du moins me semble-t-il - rejoindre (une fois encore! ) les positions récurrentes de Jean-François Halté qui écrivait: D’un point de vue pragmatique, l’urgence aujourd’hui, est de penser la didactique et la pédagogie comme une solidarité dans laquelle des domaines, repérables, tout en jouissant d’une autonomie relative, entretiennent entre eux des relations dialectiques de détermination et de sélection de sorte qu’à défaut de penser cette solidarité, la menace de dérives ,didactiviste‘ ou ,pédagogiste‘ guette et avec elles, le risque que les avancées accomplies dans l’une ou l’autre région ne produisent pas les effets escomptés. (Halté 1988: 8) 19 Cette manière de penser les relations entre didactique et pédagogie me semble impliquer structurellement un travail interdisciplinaire, travail interdisciplinaire d’autant plus nécessaire si on veut, comme nous le souhaitions lors de cette recherche, évaluer les effets des pratiques d’enseignement, notamment celles qui tentent de lutter contre l’échec scolaire. 3.2. Le vécu disciplinaire et le décrochage La seconde recherche que j’évoquerai ici concerne les rapports entre le fonctionnement des disciplines et le décrochage scolaire (Reuter [ed.] 2016). Cette recherche, que nous avons menée pendant plus de trois ans, a consisté à interroger les relations entre les sentiments et les émotions que les élèves déclarent associer aux disciplines (ce que nous avons appelé le „vécu disciplinaire“) et l’accrochage ou le décrochage scolaire. Ici encore nous avons pensé que la responsabilité sociale des didactiques devait nécessairement les conduire à s’intéresser aux effets des fonctionnements disciplinaires, notamment en ce qui concerne cet aspect de l’échec 34 Dossier scolaire que l’on appelle le décrochage. Et, ici encore, nous avons mené cette recherche avec une équipe pluridisciplinaire en croisant différents cadres théoriques et diverses méthodes (questionnaires, entretiens, souvenirs sollicités...). Cela nous a amenés à effectuer deux ruptures importantes avec le fonctionnement de nombre de recherches en didactiques. La première a consisté à nous détacher de l’idée selon laquelle les didactiques ne s’intéresseraient qu’aux contenus, considérés comme neutres et aseptisés (sans prendre en compte les valeurs et les affects qui leur sont attachés), et ne s’intéresseraient à l’apprenant que comme sujet épistémique (sans prendre en compte les multiples dimensions - sociales et affectives - qui participent de la construction de l’apprenant disciplinaire). La seconde rupture a consisté à ne pas se focaliser uniquement sur les fonctionnements internes au système didactique, mais à s’intéresser aux conditions de sa mise en œuvre et aux effets qu’il engendre. S’il est vrai que cela a interrogé certains didacticiens au regard d’une certaine tradition des recherches en didactiques, 20 cela a en tout cas permis d’obtenir des résultats intéressants quant à la manière dont les disciplines scolaires participaient de l’accrochage ou du décrochage scolaire. Cela a aussi permis de réinscrire les didactiques dans le continent des disciplines de recherche qui avaient des éléments d’éclairage à proposer sur des phénomènes tels l’échec scolaire ou les violences scolaires... Pour le dire autrement, le travail interdisciplinaire a permis à une recherche, initiée à partir des didactiques, d’obtenir des résultats intéressants quant à un phénomène qui touche trop d’élèves. De surcroît, ce travail ouvre des pistes de collaboration interdisciplinaire avec les disciplines de recherche (sociologie, psychologie...) qui s’emparent classiquement de ces questions. Dans ces deux cas, l’interdisciplinarité a donc été un gage de recherches qui témoignaient de l’engagement et de l’intérêt social des didactiques. Conclusion J’espère avoir pu montrer dans cet article que, pour les didactiques, l’interdisciplinarité pouvait être considérée comme une nécessité structurelle: condition et effet d’une réflexion épistémologique et méthodologique constante, condition d’une pérennité institutionnelle, condition de recherches qui engagent leur responsabilité sociale et, finalement, justifient leur existence. Mais cela ne s’effectue pas ‚simplement‘ et les écueils sont multiples, certains relevant de la complexité des phénomènes sociaux et institutionnels, d’autres des fonctionnements mêmes de certains didacticiens, d’autres enfin des relations entre disciplines de recherche. Cette interdisciplinarité suppose et implique encore une conception ouverte des didactiques via un dialogue entre disciplines de recherche qui n’occulte pas les différences mais qui permet à chacune des disciplines de mieux comprendre comment elle fonctionne, ce qu’elle peut apporter aux autres et ce que les autres peuvent lui apporter. 35 Dossier Astolfi, Jean-Pierre, L’erreur, un outil pour enseigner, Paris, ESF, 1997. Bertrand, Yves / Houssaye, Jean, „Didactique et pédagogie: l’illusion de la différence. L’exemple du triangle“, in: Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, 1, 1995, 7-21. Chervel, André, „L’histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche“, in: Histoire de l’éducation, 38, 1988, 59-119. Chevallard, Yves, La transposition didactique. Du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1985/ 1991. —, „La didactique, dites-vous? “, in: Éducation et didactique, 4/ 2010, 1, 139-146. 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Ruellan, Francis, Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au cycle 3 de l’école primaire, Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, Université de Lille 3, Atelier National de Reproduction des Thèses, 2000. 36 Dossier 1 La définition proposée est sans nul doute discutable comme toute définition de recherche. 2 Cf. aussi la métaphore de la mêlée de rugby chez Johsua (dans Lahire/ Johsua 1999: 42). 3 Cf. notamment Penloup 1999. 4 Cf. la réforme des mathématiques modernes. 5 Cf. les transferts peu précautionneux de certains outils de la linguistique générative dans l’enseignement de la langue ou de la narratologie dans l’enseignement du récit. 6 Par exemple, en France, les Instructions Officielles. 7 Par exemple, les Inspecteurs, les conseillers pédagogiques, les formateurs, les associations de spécialistes, les mouvements pédagogiques, mais aussi les manuels scolaires. 8 Par exemple, le Français reconstruit par certains élèves comme une discipline dans laquelle l’important serait de ,baratiner‘. 9 Et, dans ce cas, ses composantes (orthographe, grammaire, lecture... pour le français, ou algèbre et géométrie pour les mathématiques) sont envisagées comme participant d’une même entité. 10 Cf. les débats autour du cloisonnement ou du décloisonnement au sein de la discipline français. 11 Centre Interuniversitaire de Recherches en Éducation. Cette intégration s’est effectuée dans le cadre d’une politique de regroupement des laboratoires impulsée par le Ministère de l’Éducation et de la Recherche. 12 Il est d’ailleurs interrogeant de constater, en revenant sur cette histoire, que l’interdisciplinarité qui s’est construite à Théodile l’a été sur la base de l’impossibilité d’une interdisciplinarité plus large. Mais cela n’a pas été le cas partout. 13 À une époque où on ne parlait pas encore véritablement de didactique comparée. 14 Cet effet d’étrangeté n’a d’ailleurs pas véritablement disparu... 15 En raison de sa durée, du nombre de dimensions étudiées, de la masse de données prises en compte, du nombre de chercheurs impliqués... 16 Français, mathématiques, sciences... 17 Cf., par exemple, Bertrand/ Houssaye 1995; Houssaye 1997; Marchive 2008… 18 Chacune des ces disciplines, recherches en didactiques et recherches en pédagogie, peut éclairer ce que l’autre laisse dans l’ombre et éviter ainsi toute approche trop monolithique. 19 Les soulignements sont de l’auteur. Il écrit encore: „Pourtant, c’est au plus fort de ces avancées [sc. les avancées pédagogiques et leur diffusion dans le système éducatif français dans les années 80] que des universitaires, des formateurs, des enseignants, tous membres de ,la sphère étroite où l’on pense‘ - de la ,noosphère‘ comme dit Y. Chevallard -, font avancer la question didactique. Ils le font, non pas contre la pédagogie, mais dans la continuité même de ses ouvertures“ (Halté 1992: 7). 20 Cf., par exemple, la position très réservée de Jean-Pierre Astolfi (1997: 99)