eJournals lendemains 42/165

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2017
42165

Science(s) de l’éducation et interdisciplinarité: regards croisés entre France et Allemagne

2017
Christiane Montandon
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5 Dossier Christiane Montandon (ed.) Science(s) de l’éducation et interdisciplinarité: regards croisés entre France et Allemagne Introduction Confronter le destin des sciences de l’éducation aux prismes des ancrages culturels et institutionnels en France et en Allemagne pose d’abord une question terminologique: le terme „science de l’éducation“ (Erziehungswissenschaft) est au singulier en Allemagne, au pluriel en France (cf. Hörner 2000). En quoi ce pluriel signerait l’inévitable pluridisciplinarité des sciences de l’éducation en France? En quoi le singulier allemand peut-il conférer à ce champ disciplinaire unité et cohérence institutionnelle et épistémologique? Sans compter qu’en France même, l’hésitation entre trois termes, celui de ‚science de l’éducation‘, de ‚science pédagogique‘, et de ‚sciences de l’éducation‘ a pu être constatée par Gaston Mialaret pendant toute la première moitié du XX e siècle. Une approche comparatiste pose la question de la constitution historique des champs disciplinaires et de leurs différentes reconnaissances institutionnelles. Mais parler de champ disciplinaire, c’est envisager d’un point de vue historique comment celui-ci s’est constitué, en particulier celui de la pédagogie et la science de l’éducation, avec son opposition entre disciplines universitaires et disciplines scolaires en France. Les conditions socio-historiques et le contexte culturel et linguistique sont déterminants dans cette configuration: les champs disciplinaires sont des constructions historiquement fondées sur les représentations dominantes de l’époque, ils sont tributaires de l’espace culturel dont ils sont issus. Ce marquage historico-culturel s’enracine donc dans des filiations linguistiques qui perdurent: „Il y a donc un contraste frappant entre une discipline ayant son origine dans la philosophie spéculative en Allemagne, et une discipline basée sur les sciences humaines empiriques et expérimentales en France. Cette genèse différente a ses répercussions jusque dans les structures actuelles de ces disciplines“ (Hörner 2000: 164). Ainsi W. Hörner, en étudiant l’étroite filiation de la pédagogie à la philosophie à partir de Kant et de Schleiermacher, nous invite à mieux comprendre les différences de répartition et de configuration, au sein des / de la science/ s de l’éducation, de ses différents sous-champs disciplinaires. Car qui dit champ disciplinaire dit aussi sédimentation, fragmentation, émiettement en sous-disciplines: Dominique Maingueneau y voit à l’œuvre l’évolution de tout champ disciplinaire, du fait de l’hétérogénéité de ses référents, à constituer des sous-champs d’un même champ disciplinaire: „au sein d’un même champ, l’existence de secteurs plus porteurs que d’autres, telle la psychologie cognitive aujourd’hui, avec laquelle il est de bon ton de s’associer, au-delà du principe d’interdisciplinarité“ 6 Dossier (Fleury/ Walter 2010: 148) nous fait entrevoir des enjeux de pouvoir et de rapports de force entre ces sous-champs disciplinaires. En effet le terme ‚discipline‘ renvoie à un ensemble de règles qui débordent les découpages scientifiques et académiques. La lecture de Michel Foucault nous a appris à déceler dans tout dispositif disciplinaire les mécanismes de contrôle et de normalisation. Si, dans un premier temps, il considère la discipline comme „un art de répartition spatiale des individus“ (Foucault 1994a: 515), la seconde acception du terme ‚discipline‘ renvoie aux diverses technologies des pratiques discursives non seulement commandées par l’institution, mais également présentant leur régularité propre, leur propre rationalité (cf. Foucault 1994b: 22). Dans cette perspective socio-historique, la disciplinarisation, comme constitutive des champs disciplinaires, relève d’une stratégie de fragmentation, de séparation qui prône la rigueur au nom de connaissances spécialisées. Par leur analyse quantitative des publications effectuées respectivement en pédagogie et en sciences de l’éducation en Allemagne et en France, Schriewer et Keiner „arrivent à démontrer que les conséquences de ces origines différentes sont toujours sensibles à l’heure actuelle“ (Hörner 2000: 164). Au-delà d’une approche socio-historique générale des ancrages respectifs, selon les contextes institutionnels, des diverses disciplines et/ ou sous-champs disciplinaires auquel chacun se sent appartenir, les contributeurs à ce numéro ont été invités à inscrire, dans la singularité de leur démarche, atouts, avatars, heurs et malheurs, opportunités, ce que leur entrée dans ce champ disciplinaire „science(s) de l’éducation“ soulève comme interrogation subsidiaire: d’où et comment aborder cette question de l’interdisciplinarité? Comme franchissement des frontières? Comme enjeu praxéologique, institutionnel, épistémologique? Comment se positionner vis-à-vis de l’inévitable affrontement à une pluralité disciplinaire, quels types de rapports entre disciplines diversement valorisées, hiérarchiquement connotées, accompagnées ou non d’une reconnaissance institutionnelle ( CNU , AERES )? Jean-Paul Resweber en abordant les rapports de pouvoir qui traversent les savoirs académiques montre comment chaque discipline se constitue et s’enracine dans une logique hégémonique: „C’est un ensemble de pouvoirs qui fait la discipline: sociétés de discours, découpage des thèmes et des problèmes, sacralisation des références et culte des grands auteurs, incursion du politique et de l’économie dans la définition des programmes, dans la planification de la recherche, dans l’agrément des laboratoires de recherche, dans la reconnaissance et l’habilitation des diplômes, dans la valorisation professionnelle de certaines disciplines au détriment d’autres“ (Resweber 2011: 197). En effet les rapports entre une discipline et ses sous-champs disciplinaires ne posent pas ipso facto la question de l’interdisciplinarité. Mais en sciences de l’éducation, les disciplines comme la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, la didactique et la pragmatique linguistique sont-elles des disciplines qui posent alors la question de l’inter, de l’entre-deux, ou bien des sous-champs disciplinaires au sein d’une discipline hégémonique? Les sciences de l’éducation renvoient- 7 Dossier elles à une pluridisciplinarité ou invitent-elles à une interdisciplinarité ou à une transdisciplinarité? En quoi les enjeux interdisciplinaires risquent-ils de se présenter de manière très différente en France et en Allemagne, à partir de cette dénomination singulière ou plurielle, par le signifiant „science(s) de l’éducation“? À quelles conditions enfin se réclamer d’une démarche interdisciplinaire? Au nom de quelles épistémologies, de quelles démarches méthodologiques soutenir le projet d’une interdisciplinarité en éducation? Recourir à l’interdisciplinarité pour rendre compte d’un objet de recherche complexe incite à s’appuyer sur des connaissances relevant de différents registres épistémiques et méthodologiques. Patrick Charaudeau (2010: 197) s’interroge sur la possible rencontre de disciplines au nom „de la complexité croissante du savoir “, mais „si une telle rencontre s’impose, comment celle-ci doit-elle s’opérer? “ Rencontre? Non pas juxtaposition, non pas amalgame, mais aménagement d’un entre-deux, d’une zone de transaction, d’un espace intermédiaire où se rencontrent, se complètent et dialoguent dans un travail du concept plusieurs (sous-) disciplines au nom de la nécessité d’une relation consubstantielle entre objet de recherche complexe et méthodologies appropriées à cet objet. C’est à cette rencontre des points de vue de différents chercheurs que nous convie ce numéro de lendemains. Cet espace de transaction entre disciplines, et non de transition d’une discipline à une autre, peut se définir comme un lieu situé aux frontières entre plusieurs souscultures scientifiques où se développent des coordinations locales et efficaces entre membres de ces sous-cultures. Souvent en marge, à la marge des courants dominants! Or, comme le souligne Dominique Maingueneau, „l’interdisciplinarité au sens fort est une nécessité pour toute recherche scientifique, puisque toute vraie innovation dans ce domaine implique que les chercheurs sortent de leur espace, qu’ils entrent en dialogue avec d’autres modèles, d’autres disciplines, d’autres manières de penser“ (Maingueneau 2010: 189). Nécessité certes, souvent traitée d’imposture, de manque de rigueur, d’éclectisme, par l’utilisation de concepts nomades, il nous semble intéressant de décrire quelle „conscience disciplinaire“ 1 accompagne ce passage des frontières; tel est le dilemme: refuser le cloisonnement disciplinaire, promouvoir un autre ethos dans une recherche transdisciplinaire, au nom de concepts transversaux, ou bien refuser d’être un transfuge pour mieux garantir pureté et cohérence scientifiques? En quoi les questions vives qui sollicitent en ce moment les chercheurs en science(s) de l’éducation, respectivement en France et en Allemagne, témoignentelles d’une fragilisation des frontières entre les disciplines, en particulier en raison d’une reconfiguration de l’accès numérique aux savoirs et de profonds bouleversements socio-économiques? Comment peut s’opérer ce passage d’une frontière à une autre? Ce dossier réunit des articles, à partir de témoignages et de pratiques de recherche, de chercheurs en science(s) de l’éducation français et allemands qui soit 8 Dossier se sont heurtés aux difficultés de l’interdisciplinarité, soit veulent promouvoir une interdisciplinarité comme étant une spécificité particulièrement importante en éducation. Conserver les textes dans les deux langues nous semble d’autant plus nécessaire, non seulement parce qu’ils se réfèrent aux principes fondateurs de la revue lendemains, mais aussi parce qu’ils pourraient permettre de démontrer l’ancrage de la pensée disciplinaire dans la langue d’origine: le passage d’une langue à une autre peut faire entrevoir les écarts de conception des rapports entre science(s) de l’éducation et interdisciplinarité. Cette contribution des chercheurs en science(s) de l’éducation à partir de leurs pratiques effectives de l’interdisciplinarité, de leurs efforts réitérés pour la promouvoir ou encore des obstacles rencontrés pour la développer, des difficultés à en faire reconnaître le bien-fondé, présente divers points d’entrée: - soit la question des rapports science(s) de l’éducation / interdisciplinarité vient du fait de leur objet de recherche; - soit elle tient à leur biographie intellectuelle et à leur parcours de formation universitaire; - soit elle tient à leur appartenance à une équipe de recherche constituée d’une pluralité de disciplines qui appelle un franchissement des frontières. Marianne Krüger-Potratz aborde dans une approche socio-historique l’analyse des contextes d’apparition concomitante des notions de ‚science de l’éducation‘ et de ‚Pädagogik‘ en Allemagne, termes qui sont pris souvent comme synonymes dès la fin du 18 e siècle. L’entrée par les didactiques permet à Yves Reuter de pointer les défis, mais en même temps l’inéluctable nécessité structurelle de l’interdisciplinarité tant au niveau scolaire qu’au sein d’une équipe de recherche. Cette confrontation entre disciplines occasionne des changements décisifs dans les rapports des chercheurs à leur discipline d’origine en les faisant évoluer dans une nouvelle manière de constituer leur objet de recherche. C’est montrer comment l’interdisciplinarité est une condition de développement de la discipline. Carla Schelle contribue à éclairer, du point de vue allemand, les rapports entre didactique générale, didactique comparée et herméneutique objective en montrant combien toute discipline se découvre tributaire du point de vue méthodologique issu d’un autre champ disciplinaire. En mettant en récit son parcours professionnel et de recherche, Thérèse Perez- Roux met en évidence la construction progressive et intégrative d’une démarche interdisciplinaire dans ses aspects à la fois méthodologiques et ses exigences épistémologiques. Pour cerner comment passer d’une pluralité de disciplines à une logique interdisciplinaire, elle convoque dans une approche systémique un réseau de concepts ‚nomades‘ où sa rigueur d’analyse passe au crible les présupposés théoriques de leur usage: croisant des disciplines charnières comme la psychologie sociale ou la sociologie avec des sous-champs disciplinaires, tels la didactique professionnelle ou la clinique de l’activité, elle élabore les conditions de possibilité d’une interdisciplinarité féconde tant pour la recherche que pour la formation. 9 Dossier Christiane Montandon expose comment sa formation intellectuelle, la complexité de ses objets de recherche, entre psychologie cognitive et psychologie sociale, entre pragmatique linguistique et anthropologie interculturelle, la singularité des situations pédagogiques et ses options épistémologiques l’ont amenée à privilégier la recherche-action comme lieu spéficique d’une démarche interdisciplinaire. Jürgen Helmchen explore les difficultés, entre autres linguistiques, à saisir la polysémie du terme ‚Bildung‘ dans ses dimensions socio-historiques, idéologiques, ses arrière-plans religieux et politiques. Pour ce faire il recourt à ce stratagème littéraire de passer par le détour d’une fiction épistolaire en s’adressant à un correspondant français, pour cerner le débat de la place de la didactique et de la pédagogie en sciences de l’éducation en Allemagne par opposition à la France. Il montre comment l’opposition entre prérogatives pour la France de l’institution étatique d’une part et centration pour l’Allemagne sur le développement du sujet d’autre part, tend à se concrétiser dans cet écart entre ‚éducation des individus‘ et ‚formation du sujet‘ et comment ces tensions configurent l’accueil ou le rejet de l’interdisciplinarité en conférant, en Allemagne, à la didactique et à la pédagogie une place centrale dans la science de l’éducation. Claudine Blanchard-Laville expose en détail les conditions psychiques requises pour accomplir un travail en co-disciplinarité au sein d’une équipe de recherche qui se déroule sur le long terme. Elle explore comment à partir d’un corpus commun, grâce à une écoute active de chacun des chercheurs s’élabore un espace intersubjectif propice à une forme de co-pensée groupale. Une telle configuration groupale ne va pas sans générer un certain nombre d’obstacles déstabilisants qui permettent de mieux comprendre les défis de l’interdisciplinarité, puisqu’il s’agit de „penser dans l’entre-deux“ et d’en surmonter les vicissitudes. Christoph Wulf repère différents tournants épistémologiques déterminants dans le champ de la recherche en éducation, en particulier le tournant ‚empirique‘ et les méthodologies qui y sont associées (vidéo-ethnographie, entretiens, observation participante, etc..) pour mettre en évidence les bouleversements de ce champ disciplinaire: la prise en compte de l’iconique, du corps, des savoirs incorporés, à l’insu des sujets, des rituels, conduit à une redéfinition du champ disciplinaire vers une anthropologie historique des processus éducatifs. L’interdisciplinarité transforme ainsi les marges des disciplines en un entre-deux, en un espace dialogique où peuvent s’affronter méthodes, concepts nomades et logiques de recherche; elle tisse des liens où peuvent se croiser intérêts pour des savoirs d’action et connaissances théoriques, visée de scientificité et quête de sens. De cette confrontation peut naître une autre configuration du champ disciplinaire de l’éducation. Charaudeau, Patrick, „Pour une interdisciplinarité ‚focalisée‘ dans les sciences humaines et sociales“, in: Questions de communication, 17, 2010, 195-222. Fleury, Béatrice / Walter, Jacques, „Interdisciplinarité, interdisciplinarités“, in: Questions de communication, 18, 2010, 145-158. 10 Dossier Foucault, Michel, „L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne“ (1978), in: Dits et écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994a, 508-521. —, „Table ronde du 20 mai 1978“, in: Dits et écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994b, 20-34. Hörner, Wolfgang, „Stéréotypes nationaux, sciences de l’éducation et travail scolaire“, in: Bruno Maggi (ed.), Manières de penser, manières d’agir en éducation et formation, Paris, PUF, 2000, 157-182. Maingueneau, Dominique, „Analyse du discours et champ disciplinaire“, in: Questions de communication, 18, 2010, 185-196. Resweber, Jean-Paul, „Les enjeux de l’interdisciplinarité“, in: Questions de communication, 19, 2011, 171-200. 1 J’emprunte ce concept à Yves Reuter.