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2013
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Féerie scientifique, féerie des médias.

2013
Anne Ortner
ldm381520081
81 DDossier Anne Ortner Féerie scientifique, féerie des médias. Les transformations du féerique chez Villiers de l’Isle-Adam, Loïe Fuller et dans les expositions universelles Aujourd’hui, la fée électricité ne connaît plus d’obstacles: elle va en tous temps, en tous lieux, à toute heure! [ ] Un appareil est déposé sur une table, les portes sont fermées, les murs sont épais et pourtant cela fonctionne, le télégramme est inscrit. D’où vient-il? Par où est-il entré? Mystère! Ne croit-on pas rêver? N’y a t’il pas là de la magie, de la sorcellerie? Oui, il y a la magie et la sorcellerie de la science. 1 Cette description enthousiaste introduit le sous-chapitre sur la télégraphie de la troisième édition du Bagage scientifique de la jeune fille, paru chez Larousse en 1910, ouvrage destiné à familiariser la jeune fille moderne aux „grandes inventions“ de son temps. La citation illustre bien la charge magique de la nouvelle technologie incompréhensible mais ubiquitaire au tournant du XIX e siècle. Elle illustre en outre la migration du féerique dans le domaine de la science et du progrès technique, à travers l’allégorie de la ‚Fée Électricité‘. Paradoxalement, la popularité croissante de cette allégorie et l’expansion du féerique dans les domaines hors scène coïncident avec le déclin de la féerie théâtrale. „La féerie n’est plus en faveur“, constate Paul Ginisty dans cette même année 1910. Il explique ce phénomène en premier lieu par la décadence esthétique et poétique du genre, qui semble être devenu un spectacle banal et commercial. Pourtant, il est particulièrement instructif de regarder de plus près les raisons historiques et sociales que Ginisty évoque dans ce contexte. Dans un passage à la fin de son livre, Ginisty attribue le déclin de la féerie à deux raisons majeures: l’essor du réalisme, qui caractérise la nouvelle génération des spectateurs, et le devenir merveilleux de la vie quotidienne. 2 Pourtant, comme l’a démontré Hélène Laplace-Claverie, 3 ce déclin est un déclin relatif; en effet, parallèlement à la perte d’influence de la ‚féerie ancienne‘, émerge un nouveau sous-genre de la féerie, qui, comme l’allégorie de la Fée Électricité elle-même, correspond à ce double mouvement de rationalisation et d’enchantement: la ‚féerie scientifique‘. Nous allons essayer de montrer par la suite en quoi ces deux formes hybrides, Fée Électricité et ‚féerie scientifique‘, sont caractéristiques ou symptomatiques à un moment historique et épistémologique précis marqué par une alliance discursive entre la science, le technique et le merveilleux. Dans un deuxième temps, nous observerons si cette hybridation de la féerie à la fin du XIX e siècle peut refléter une ambivalence culturelle moderne et dans quelle mesure elle en est le reflet, 82 DDossier tout en essayant de réfléchir sur les raisons historiques et techniques de cette hybridation en la resituant dans l’histoire des médias. I. Logiques féeriques: féerie et progrès Vers la fin du XIX e siècle, la féerie trouve un écho étonnant dans la rhétorique de la science conquérante et du progrès technique, suivant la même logique de la surenchère, de l’inouï et du dépassement de l’impossible que la dynamique de rêve et de réalité qui caractérise la féerie comme genre théâtral. Il n’est pas surprenant que ce mouvement de ‚féerisation‘ aille de pair avec la spectacularisation et la mise en scène du savoir, telles qu’elles se produisent notamment lors des expositions mondiales ou universelles. Au tournant du siècle, ce n’est plus uniquement l’expert avide de savoir qui franchit le seuil des salles d’exposition, mais la masse. Par conséquent, ce sont de moins en moins les nouvelles machines ou techniques et les explications détaillées de leurs ingénieurs qui intéressent le public, mais les attractions qui relèvent du divertissement. Les expositions universelles comme topologies féeriques Ainsi, l’approche encyclopédique des premières expositions est d’abord complétée, avant d’être évincée, par un dispositif d’exposition qui fait prévaloir l’art de la mise en scène et de l’illusion et transforme l’exposition en „cité de rêve“. 4 À la charnière de deux siècles, l’exposition universelle de Paris 1900 suscite des attentes très particulières: Les expositions ne sont pas seulement des jours de repos et de joie dans le labeur des peuples [ ]. L’homme en sort réconforté, plein de vaillance et animé d’une foi profonde dans l’avenir. Cette foi, apanage exclusif de quelques nobles esprits au siècle dernier, se répand aujourd’hui de plus en plus: elle est la religion générale des temps modernes, culte fécond où les expositions universelles prennent place comme des majestueuses et utiles solennités [ ]. Ce sera la fin d’un siècle de prodigieux essor scientifique et économique; ce sera aussi le seuil d’une ère dont [ ] les réalités dépasseront sans doute les rêves de nos imaginations. 5 Cet extrait du rapport de Jules Roche, Ministre du commerce et de l’industrie, à l’appui du décret du 13 juillet 1892, qui institue l’exposition et déclenche sa planification concrète, nous permet de mieux comprendre les observations de Ginisty, tout en y apportant une nuance importante: en effet, ce n’est pas que la foi fasse défaut au public de la féerie moderne, mais il a tout simplement changé de religion. La science peut désormais „rendre à l’humanité ce sans quoi elle ne peut vivre, un symbole et une loi [ ] elle ne vaut qu’en tant qu’elle peut remplacer la religion en fournissant une réponse définitive aux questions dont les religions avaient improvisé les réponses“, 6 écrira Ernest Renan quelques années plus tard dans son œuvre L’Avenir de la science. Néanmoins, il est important de noter que 83 DDossier cette foi moderne est moins une foi dans la science que dans la ‚magie scientifique‘. Elle reste donc une foi féerique, ancrée dans un discours de la féerie, voire dans une logique et une esthétique du merveilleux et du prodigieux, dans un discours de la conquête et de la domination des forces naturelles. De même, il n’y pas non plus de disparition du rêve: le rêve moderne consiste justement dans le dépassement de l’imaginaire des rêves par la réalité. 7 Finalement, les expositions universelles semblent non seulement partager quelques-unes des fonctions de la féerie classique (évasion, réconfort, espace d’imagination et, surtout, du spectaculaire), mais deviennent à leur tour des topologies féeriques: parallèlement aux différents pavillons nationaux et coloniaux et aux attractions de l’exposition, le visiteur traverse de nombreux tableaux fantastiques, qui transforment sa visite en un voyage à travers le temps et les espaces les plus improbables. Ainsi, à l’exposition 1900, il aura la possibilité de voir „la lune à un mètre“, grâce à un télescope de 60 mètres de long et d’un diamètre de 1,50 m, équipé d’un miroir de quatre tonnes, de visiter le „monde de la goutte d’eau“, les fonds de la mer au Maréorama, ou bien de faire une „promenade dans les abîmes de la terre“. Quant au Cinéorama de Raoul Grimon-Sanson, il propose d’entreprendre un voyage dans de faux ballons captifs et de survoler virtuellement la Belgique, l’Algérie et l’Espagne etc. Mais il est aussi possible de s’abandonner directement à l’enchantement féerique dans le „Manoir à l’envers“ ou dans le „Château des illusions“, ou encore de se projeter dans le passé en visitant le „Vieux Paris“. De cette manière, l’exposition se voit donc transformée en monde vernien; 8 d’ailleurs, l’une des attractions populaires de l’exposition 1900 est le „Tour du Monde“. Féerie scientifique À la fin du XIX e , il existe donc un mouvement d’échange réciproque entre la féerie théâtrale et les lieux d’exposition du progrès scientifique: parallèlement à l’introduction des attractions et à la spectacularisation du savoir, l’architecture et le dispositif des expositions mettent en place une topologie féerique des pavillons. Par ailleurs, l’imaginaire du progrès technique et de la science conquérante, diffusé et popularisé par les expositions, entre à son tour dans l’écriture de la féerie théâtrale, marquée par l’apparition du nouveau (sous-)genre de la féerie scientifique. Par conséquent, dans la féerie scientifique de Verne, qui a souvent été citée comme un exemple de féerie-type par les critiques contemporains, ce ne sont plus les fées ou les personnages des contes de Perrault qui peuplent la scène, mais les ingénieurs et les scientifiques ingénieux. Surtout, ce ne sont plus uniquement les forces surnaturelles mais les machines modernes qui sont à la base de miracles et de péripéties. Cette nouvelle alliance du scientifique et du féerique, qui va de pair avec le „culte de l’invention“ des expositions, 9 ne se limite pas au théâtre: une œuvre emblématique de cette tendance est certainement L’ève Future de Villiers de l’Isle Adam, qui puise dans l’imaginaire scientifique contemporain et considère 84 DDossier en 1886 l’inventeur Edison comme une „légende moderne“ en le transformant en magicien et protagoniste de son roman. Chacun sait aujourd’hui qu’un très illustre inventeur américain, M. Edison, a découvert, depuis une quinzaine d’années, une quantité de choses aussi étranges qu’ingénieuses; - entre autres le Téléphone, le Phonographe, le Microphone - et ces admirables lampes électriques répandues sur la surface du globe; - sans parler d’une centaine d’autres merveilles. En Amérique et en Europe une LÉGENDE s’est donc éveillée, dans l’imagination de la foule, autour de ce grand citoyen des États-Unis. C’est à qui le désignera sous de fantastiques surnoms, tels que le MAGICIEN DU SIÈCLE, le SORCIER DE MENLO PARK, le PAPA DU PHONOGRAPHE, etc., etc. L’enthousiasme - des plus naturels - en son pays et ailleurs, lui a conféré une sorte d’apanage mystérieux, ou tout comme, en maints esprits. 10 En tant que récit d’anticipation scientifique, ce roman est souvent apparenté à l’œuvre de Jules Verne; il a d’ailleurs servi de source d’inspiration au Château des Carpathes de ce dernier. Initialement conçu comme un „conte satirique“ sur la science moderne, ce roman philosophique, qui évolue au fil du temps en „œuvre d’Art-métaphysique“ (selon la définition qu’en donne lui-même Villiers, EF, 37), a souvent été considéré comme un précurseur du symbolisme. Son style personnel, oscillant entre le lyrique, le symbolique et un discours scientifique tantôt sobre ou pathétique, rend difficile son classement générique. Il faut pourtant relever la théâtralité prononcée de cette œuvre, elle aussi marquée par les traits de la féerie. Sa structuration en nombreux sous-chapitres suggestifs établit une proximité avec les tableaux de la féerie théâtrale et nous y retrouvons les éléments génériques de la quête amoureuse improbable, mise à l’épreuve et soutenue par l’intervention de forces surnaturelles; celle-ci s’accompagne d’une lutte entre le bien et le mal. Cependant, à travers l’enjeu scientifique et symbolique du roman, la quête féerique devient ici une quête d’harmonie entre la forme et l’essence. La lutte entre les forces contraires est transposée en une confrontation entre le positivisme et l’idéalisme, entre l’amour physique et l’amour intellectuel, entre le connu et l’inconnu, et finalement entre la création humaine et la création divine. Au milieu du roman, on trouve une véritable scène de féerie, ou plus précisément, de féerie électrique. Protégés par des fourrures d’ours, les „aventuriers de l’ombre“ (EF, 139) Ewald et Edison vont entreprendre un voyage électrique à travers la terre, pour accéder au mystérieux souterrain d’Edison. C’est dans cet „Éden sous terre“ (EF, 164) qu’il abrite sa „créature nouvelle, électro-humaine“ (EF, 175) Hadaly. Or, cette matérialisation du projet sacrilège d’Edison, ce paradis perdu (et retrouvé) est aussi le royaume de la féerie: „La première salle est donc la chambre de Hadaly et de ses oiseaux [ ]. - Là, c’est un peu le royaume de la féerie. Tout s’y passe à l’Électricité. On y est, dis-je, comme au pays des éclairs, environné de courants animés chacun par mes plus puissants générateurs“ (EF, 162). Et, effectivement, l’Éden sous terre est un monde entièrement artificiel et spectaculaire, imaginé dans un décor des Mille et une Nuits où Edison règne sur des 85 DDossier créatures hybrides qui le saluent dans une parade musicale absurde. Cette deuxième rencontre d’Ewald et d’Hadaly représente aussi bien une critique de la gloire et de l’audace de l’inventeur que de la féerie. Villiers s’y appuie très directement sur les éléments génériques de la féerie théâtrale (le voyage merveilleux et périlleux, le jeu de métamorphoses et de transfigurations de l’humain et du monde animal, ainsi que de l’animé et de l’inanimé, le chant et le ballet), tout en les transposant dans un imaginaire technique qui joue sur les nouvelles potentialités esthétiques et fantastiques offerts par le savoir-faire technique et scientifique de l’ingénieur. Dans cet ancien „magique tombeau“ (EF, 269), Edison ne se contente pas de dédoubler le monde réel, mais il le réinvente et le réanime selon ses goûts, en y recombinant les formes et les essences. Ainsi la féerie électrique dans l’Ève future se comprend-t-elle comme un symbole de la magie scientifique, qui est explicitement liée à une critique de la mentalité moderne et de l’image de l’ingénieur. 11 Par conséquent, la Fée Électricité devient chez Villiers le moyen de la création d’un monde artificiel, reconfigurable selon les fantaisies d’un ingénieur-artiste, un agent de la merveille de l’animation technique et de la métamorphose illimitée des êtres (transformés en „présences mixtes“, EF, 132), et finalement le symbole de l’illusion de la vie. Si la féerie-type de l’époque contemporaine de Ginisty est donc la féerie scientifique, la ‚féerie légendaire‘ du tournant du siècle est certainement celle de la Fée Électricité. II. Électrification de la féerie Alors que l’introduction d’attractions transforme l’exposition universelle en une topologie vernienne, la magie scientifique y trouve son symbole et son expression la plus aboutie dans la mise en scène de la Fée Électricité. Elle couronne le Palais de l’Électricité qui remplace symboliquement l’ancienne Galerie des Machines et symbolise, en formant un ensemble architectural avec le Château d’Eau, la fluidité de la nouvelle énergie et le pouvoir de transformation perpétuelle des forces. Très populaire autour de 1900, cette allégorie est issue de la publicité des entreprises d’électricité, qui se servent de cette allégorie pour contribuer à faire accepter la nouvelle forme d’énergie, sublimée et stylisée comme énergie tendre, vitalisante et enchanteresse; elle fonctionne en contraste avec l’énergie masculine et ravageuse de la vapeur 12 et fait surtout allusion aux effets esthétiques de la nouvelle lumière électrique. Fuller comme incorporation de la Fée Électricité À l’exposition universelle, la Fée Électricité est personnifiée par une danseuse qui est certainement la danseuse la plus populaire de son époque: Loïe Fuller. 86 DDossier Paul Morand montre comment l’imaginaire lié aux deux dames illustres se confond au moment de l’exposition: C’est alors que retentit un rire étrange, crépitant, condensé: celui de la Fée Électricité. Autant que la Morphine dans les boudoirs de 1900, elle triomphe à l’Exposition; elle naît du ciel, comme les vrais rois. Le public rit des mots: Danger de mort, écrits sur les pylônes. Il sait qu’elle guérit tout, l’Électricité, même les „névroses“ à la mode. Elle est le progrès, la poésie des humbles et des riches; elle prodigue l’illumination; elle est le grand Signal [ ]. À l’exposition, on la jette par les fenêtres. [...] C’est l’Électricité qui permet à ces espaliers de feu de grimper le long de la porte monumentale. Le gaz abdique. Les ministères de la rive gauche, eux-mêmes, ont l’air de Loïe Fullers. La nuit, des phares y balaient le Champde-Mars, le Château d’Eau ruisselle de couleurs cyclamen: ce ne sont que retombées vertes, jets orchidée, nénuphars de flammes, orchestrations du feu liquide, débauches de volts et d’ampères. La Seine est violette, gorge-de-pigeon, sang-de-bœuf. L’Électricité, on l’accumule, on la condense, on la transforme, on la met en bouteilles, on la tend en fils, on l’enroule en bobines, puis on la décharge dans l’eau, sur les fontaines, on l’émancipe sur les toits, on la déchaîne dans les arbres; c’est le fléau, c’est la religion de 1900. 13 Cette description est particulièrement intéressante, dans la mesure où elle propose un inventaire ironique des idées reçues et des usages contemporains de l’électricité, tout en adoptant la poétique de la féerie théâtrale comme figure de style, en accumulant les associations visuelles, le changement accéléré des tableaux, mais aussi la transformation perpétuelle des éléments, des espaces et des êtres. Simultanément, le jeu poétique raffiné sur les couleurs témoigne de l’association de la féerie avec le spectacle lumineux, fréquente au tournant du siècle et mise en scène jusqu’à l’excès sur le terrain de l’exposition. De cette manière, la citation de Morand documente non seulement l’ubiquité de la féerie à l’exposition universelle, dans sa double fonction de spectacle lumineux et de nouvelle énergie à usages et mythes multiples, mais elle témoigne aussi du devenir féerique de la vie quotidienne grâce à la Fée Électricité. Finalement, la citation implique également le devenir iconique de la danseuse Loïe Fuller, 14 qui se transforme ici en une métaphore et une analogie de la poésie lumineuse. Féerie électrique et esthétique moderne La capacité de métamorphose et d’enchantement lumineux de l’électricité caractérise effectivement aussi les danses fullériennes. Initialement basée sur la skirt dance, un numéro de variété dans lequel l’ourlet de la jupe de la danseuse est employé comme amplificateur du mouvement dansé, permettant le dévoilement audacieux de ses cuisses, la ‚danse serpentine‘ de Fuller remplace la jupe par une robe démesurée qui agrandit et transfigure le corps jusqu’à sa disparition ou son abstraction totale. La danse s’épanouit dans les mouvements incessants des voiles illuminés par la lumière électrique multicolore. Cette dissolution du corps de la danseuse dans le voile et le renoncement à une chorégraphie conventionnelle, 87 DDossier mais surtout le dispositif d’éclairage électrique novateur, font de sa danse une réelle révolution dans l’histoire de la danse et du spectacle. 15 Oscillant alors entre matérialité et immatérialité, la transitivité de ses formes et ses effets d’irréalité, la disparition des décors et l’obscurcissement de la salle des spectateurs, l’emploi de la lumière électrique comme moyen de mise en scène et instrument de création rapprochent Fuller de l’avant-garde de la réforme scénique du début du siècle. Au-delà de son incorporation de la Fée Électricité, une des raisons du succès considérable de Fuller est certainement son esthétique éthérée et abstraite, invitant à une réception très subjective de son spectacle, transformant le voile illuminé en une surface de projection féerique pour les illusions de ses spectateurs. Le corps charmait d’être introuvable. C’était la hampe entr’aperçue où s’assemblaient des drapeaux en fête. Quel miracle d’incessantes métamorphoses! La Danseuse prouvait que la femme peut, quand elle veut, résumer tout l’Univers: elle était une fleur, un arbre au vent, une nuée changeante, un papillon géant, un jardin avec des plis de l’étoffe pour chemins. Elle naissait de l’air nu, puis, soudain, y rentrait. [...] Elle allait, soi-même se créant. Elle s’habillait de l’arc-en-ciel. Prodige d’irréel! 16 Comme auparavant chez Morand, on observe souvent dans la description de ses danses un jeu sur la poétique de la féerie, qui s’explique en partie par les sujets et motifs volontairement féeriques de ses numéros, associée à la magie lumineuse nouvelle et le jeu des transformations. On peut d’ailleurs se demander si cette abstraction extrême et jadis inconnue sur scène ne répond pas, dans une certaine mesure, à l’espoir de la re-poétisation de la féerie. 17 Ainsi transformée en poésie visuelle pure, les danses fullériennes deviennent pour de nombreux artistes avant-gardistes l’objet de leur propre recherche esthétique ou l’instrument du développement d’une poétique nouvelle: 18 Pour l’artiste contemporain - poète, sculpteur, graphiste, photographe et cinéaste - Loïe Fuller n’est pas seulement l’objet de sa représentation, mais en plus l’intermédiaire de son propre art: la fugacité de son théâtre de lumière et de mouvement devient l’incitation et le symbole d’une notion de l’art qui signale le chemin de la modernité du 20 e siècle - antimimétique, dissimulant, abstrait. 19 Cette réception de la danse fullérienne comme moyen et objet d’une révolution esthétique avant-gardiste illustre à sa manière la thèse d’Hélène Laplace-Claverie de la féerie comme „terrain d’expérimentation privilégié“ et comme „l’un des laboratoires de la modernité théâtrale“. 20 Mais il est possible de pousser cette métaphore encore plus loin: si la féerie peut être considérée comme laboratoire de la modernité, n’existerait-il pas, par conséquent, une relation d’échange fructueuse entre le théâtre et le laboratoire? 88 DDossier III. Féeries expérimentales: théâtre-laboratoire et féerie des médias Fuller: le théâtre changé en laboratoire En effet, la danse de Loïe Fuller poursuit un double but expérimental. Premièrement, elle est envisagée comme une recherche esthétique, qui vise la création d’une œuvre d’art vivante et synthétique: „I wanted to create a new form of art, an art completely irrelevant to the usual theories, an art giving to the soul and to the senses at the same time complete delight, where reality and dream, light and sound, movement and rhythm form an exciting unity.“ 21 La scène de théâtre devient pour Fuller un espace d’expérimentation esthétique où l’illusionnisme théâtral classique (des trucs, des trappes et des effets trompel’œil) est associé à des mises en scène spatiales abstraites et fragmentées. 22 Elle perfectionne systématiquement les effets lumineux, la taille, la manipulation et le langage des formes de ses voiles dansants ainsi que le pouvoir réverbérant de ses matériaux. Elle travaille également à l’action conjuguée de la musique contemporaine et de la musique visuelle. Soutenue par une équipe d’électriciens et de chimistes, Fuller explore méticuleusement tout le potentiel du spectre lumineux dans son propre laboratoire, et même Pierre et Marie Curie ainsi que Camille Flammarion contribueront personnellement à ses recherches. 23 Avec Flammarion, Fuller a en commun la fréquentation de cercles spirites, et le même enthousiasme pour la théorie de l’effet psychologique des couleurs ou encore la théorie de la matière radiante de William Crookes. Deuxièmement, la recherche expérimentale de Fuller porte donc sur les effets psycho-physiologiques de la lumière électrique et de son potentiel de transmission. Loin d’être un jeu de couleurs arbitraires, sa poésie lumineuse cherche à évoquer chez le spectateur une disposition nerveuse et psychique précise, rattachant les impressions lumineuses à des réactions physiologiques et à la transmission d’images mentales: What is the dance? It is motion. What is motion? The expression of a sensation. What is a sensation? The reaction in the human body produced by an impression or an idea perceived by the mind. A sensation is the reverberation that the body receives when an impression strikes the mind [ ]. The mind serves as the medium and causes these sensations to be caught up by the body [...]. To impress an idea I endeavor, by my motions, to cause its birth in the spectator’s mind, to awaken his imagination, that it may be prepared to receive the image. 24 On voit très bien ici à quel point les danses de Fuller reposent sur la combinaison fructueuse de l’esthétique, du merveilleux et du scientifique. En théoricienne de la danse, et plus précisément du mouvement, de la physiologie et de la perception, Fuller déduit ici toute une déclinaison des composantes physiologiques et spirituelles de son art. Et, en effet, ses explications se réfèrent directement à des théo- 89 DDossier ries contemporaines de la physique de l’éther avec ses dérivés spirites et parapsychiques. 25 La danseuse est ainsi à la fois média(-teur) des jeux de couleurs et de l’animation des voiles, et, grâce à la charge occulte de l’électricité, se transforme en médium spirite, intermédiaire humain des manifestations de l’éther: 26 elle reçoit des images spirituelles qu’elle transmet ensuite par une sorte de „télégraphie visuelle“ directement aux esprits de ses spectateurs, préparés par les mouvements du voile combinés à la stimulation électrique. 27 La scène du théâtre se transforme ici en laboratoire qui métamorphose la salle de représentation en une machine à apparitions (dans le double sens visuel et occulte), engageant la danseuse et ses spectateurs dans une expérience psycho-physiologique commune. Ainsi Fuller met-elle en scène une féerie scientifique d’un tout autre ordre: féerie des sens, impressionnisme télépathique direct ou art ‚oculaire‘ au sens littéral. Les oscillations lumineuses ne sont pas seulement exploitées et testées pour leurs possibilités esthétiques, mais également par rapport à leur potentialité spirite et médiumnique, devenant un moyen de communication spirituelle et physiologique. Comme la métaphore de la Fée Électricité qu’elle incarne, la danse lumineuse de Loïe Fuller représente un enchantement poétique basé sur un enchantement positif. Villiers: le laboratoire changé en théâtre Les facultés télépathiques et le magnétisme font aussi partie de l’apanage mystérieux de l’inventeur-électricien Edison, dans le roman de Villiers. Si chez Fuller la féerie électrique transforme le théâtre en espace expérimental, le laboratoire, chez Villiers, est à l’inverse transformé en lieu féerique. Toutefois un magnétisme irrésistible était sorti de ces derniers mots. Lord Ewald, malgré lui, le subissait et ressentait le pressentiment d’un imminent prodige. [...] Et, sous la lumière des lampes qui leur jetait une pâleur terrible, ces objets autour de lui, monstres d’une scientifique région, prenaient des configurations inquiétantes et éclatantes. Ce laboratoire semblait, positivement, un lieu magique; ici, le naturel ne pouvait être que l’extraordinaire. [ ] Cet homme était pour lui comme un habitant des royaumes de l’Électricité (EF, 107sq.). En jouant sur l’imaginaire technique populaire de l’électricité, Villiers dépeint cette nouvelle énergie comme une technique du prodigieux, de l’extraordinaire et même de l’impossible. Au cours du roman, de nombreuses allusions sont faites aux capacités illimitées et inconnues de l’électricité: elle est à la base de métamorphoses, de transports et de communications improbables, elle est finalement, appréhendée comme un „agent vital“ (EF, 120) à la base de l’animation physiologique et technique, et par conséquent, du devenir démiurge de „l’électricien“ d’Edison. Grâce à ses ingénieuses prothèses électriques, celui-ci apparaît comme la réalisation positive d’un imaginaire féerique: - Comment! vous entendez un individu ronfler à vingt-cinq lieues? - Je l’entendrais du pôle! dit Edison, au train dont il va, surtout. Croyez-vous que le Fine- Oreille de vos contes de Fées, lui-même, oserait en dire autant sans que les enfants, ré- 90 DDossier voltés de la lecture du conte, ne se missent à crier: ,Ah! cela, c’est impossible! ‘ Cela est pourtant: et demain, cela n’étonnera plus personne (EF, 110). Dans l’Ève future, la féerie des médias remplace donc celle des contes de fées: les facultés merveilleuses sont ici déplacées du personnage féerique vers l’appareillage électrique, permettant de réaliser et de banaliser l’impossible. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que peu avant les premières ébauches de l’Ève future, Gaston de Saint-Valry constate une évolution remarquable du paysage féerique. Les „fées anciennes“ se montreraient non seulement dans des „déguisements“ modernes, 28 mais l’avènement d’une nouvelle reine des fées sous la „métamorphose“ de „l’hypothèse savante“ 29 se produirait également dans leur généalogie: Que nous voici loin des [sic] nos pauvres petites fées agrestes invitées jadis au berceau des enfants; celle-ci pénètre les mystères de l’Être mieux que Morgane ou Mélusine, elle soumet la nature, les forces éternelles obéissent à sa magie, et comment agit-elle? Par les procédés les plus clairs; une machine perfectionnée, un piston mieux construit, un gaz, un réactif, tels sont ses talismans, avec cela néanmoins nous nageons en plein fantastique, mais ce merveilleux prend tant de précautions pour ressembler au vrai, il s’applique si habilement à ne paraître que le réel agrandi et prolongé, que l’esprit perd sans s’en douter la notion du possible; il ne sait plus où le positif finit, où la féerie commence. 30 Cette fée-hypothèse opère donc, à la fin du XIX e siècle, le passage de la fée à la machine, et de la magie aux médias. Présidant „aux vastes rêves, aux inductions des esprits inquiets en face de l’infini et de l’immensité de la nature inconnue“ 31 elle nourrit non seulement les rêves d’omnipotence humaine, mais semble également brouiller la frontière entre la féerie et le positif, l’extraordinaire et l’impossible. La féerie scientifique comme féerie des médias Par conséquent, la féerie scientifique ne substitue pas simplement les prodiges scientifiques modernes et les machines techniquement perfectionnées aux ‚fées anciennes‘ et à leurs talismans, elle est aussi un terrain de réflexion de cette transposition. Si la quête audacieuse des protagonistes de la féerie scientifique documente très clairement la réorganisation, voire le dépassement des frontières physiques et spatiales traditionnelles par les nouveaux médias et le progrès scientifique, conférant par là au plus improbable et même à l’impossible une apparence extraordinaire et maîtrisable, elle en sonde aussi les limites pratiques et morales. Ainsi, par leur usage du féerique, Verne et Villiers participent non seulement à l’imaginaire technique et scientifique de leurs contemporains, mais posent également la question de savoir dans quelle mesure ces médias (féeriques) sont euxmêmes à la base d’une ambivalence épistémologique et éthique qui caractérise la modernité marquée par un déchirement entre enchantement, dé-réalisation et positivisme. Si la féerie scientifique est avant tout une féerie des médias, il est nécessaire de regarder de plus près sur quels médias elle se base exactement. 91 DDossier Effectivement, la possibilité de la réalisation technique de l’Ève artificielle repose sur des procédés techniques et des références scientifiques très précis, qui mobilisent presque toute la panoplie des médias contemporains de Villiers, illustrés et expliqués dans les démonstrations très minutieuses et détaillées d’Edison; les plus importants d’entre eux sont notamment la photochromie et la photosculpture, le phonographe, les procédés de la chimie synthétique de Berthelot, ainsi que les instruments et hypothèses des sciences physiologiques. Dans le roman, comme dans la pratique expérimentale contemporaine de Villiers, ce sont donc précisément les médias de reproduction exacte et d’enregistrement automatique (c’est-à-dire sans intervention humaine directe) qui font de la science d’observation passive une science conquérante et active, mais aussi esthétique et morale. 32 Cependant, ces nouveaux instruments d’emprise spatio-temporelle et perceptive, qui semblent pouvoir offrir une reproductibilité technique totale, représentent non seulement la condition de la magie scientifique, offrant à l’homme moderne de nouvelles possibilités de franchir les limites de l’inconnu et de réaliser et dépasser des rêves qui semblaient jadis impossibles, mais ils sont en même temps à l’origine d’une confusion épistémologique profonde: dans leur alliance avec l’hypothèse scientifique, ces médias prothétiques 33 et prométhéens rendent les limites du corps humain, de la perception, du temps et de l’espace - et même celles de l’au-delà et de l’ici-bas -, renégociables. Ainsi, pour l’Edison de Villiers, l’existence de la nature empirique et la différence entre illusion et réalité est devenue douteuse et caduque, tandis que le roman tout entier interroge systématiquement les frontières entre l’être et le paraître, l’art et l’artificiel, la création divine et le réassemblage humain, voire entre la nature physique et la nature technique. En conséquence, la féerie scientifique de la fin du XIX e siècle permet non seulement d’expérimenter avec l’imaginaire historique des nouveaux médias de communication et de représentation, mais encore de penser les nouvelles ambivalences épistémologiques, esthétiques et morales qui en résultent: la quête commune des deux „chercheurs d’inconnu“ Ewald et Edison symbolise en premier lieu la crise profonde de l’évidence des sens, la recherche spirituelle moderne combinée aux rêves d’omnipotence technoscientifiques. Elle symbolise finalement le déchirement épistémologique moderne que Bruno Latour a décrit comme la scission entre „l’objet-fait“ et „l’objet-fée“, 34 tout en démontrant au lecteur qu’il s’agit d’une séparation artificielle: dans la fabrication de l’Andréide d’Edison, constructivisme et réalisme sont des synonymes indissociables; culte et objectivité entrent dans une symbiose fructueuse. Au moment où elle devient une féerie scientifique moderne, la féerie devient donc le terrain privilégié du „faitiche“ (et par conséquent, de l’amoderne). Ainsi, dans l’ère de l’objectivité et de l’évidence, qui est tellement obsédée par la distinction entre le féerique fabriqué et le fait empirique, la féerie scientifique se révèle donc comme une figure de pensée de l’amodernité profonde de la science moderne. 92 DDossier Conclusion: Fée Électricité et désillusionnement Au moment où l’hypothèse scientifique et les nouveaux médias rendent la vie quotidienne moderne elle-même féerique, les frontières entre rêve et réalité, féerique et positif semblent se décaler, devenir perméables et épistémologiquement renégociables. La féerie scientifique peut être considérée à la fois comme le résultat et le contre-mouvement du passage de la féerie au féerique. Ainsi la féerie scientifique devient-elle une figure de pensée qui arrive à embrasser les grandes contradictions de la modernité, tout en reflétant la transformation des médias et des pratiques culturelles qui sont à la base de ces contradictions. Or, l’intégration de l’élément scientifique dans la féerie ne scelle pas son déclin ou sa dégénérescence: c’est justement parce que la féerie cesse d’être le simple contrepoids de la réalité ou un espace d’évasion dans l’imaginaire pur, pour intégrer cette réalité dans le genre de la féerie scientifique, qu’elle peut se rétablir comme lieu de renouvellement poétique et esthétique. Si la métaphore hybride de la Fée Électricité mène à l’enchantement généralisé de la vie domestique et publique, on peut se demander si, inversement, l’introduction de la lumière électrique sur la scène ne joue pas un rôle très concret et matériel dans le déclin de la féerie comme genre théâtral populaire. Car le désillusionnement et le réalisme critique croissant du public qu’observe Ginisty, loin de se réduire à un présupposé changement de mentalité, pourrait être tout autant lié à l’introduction de la lumière électrique sur la scène, dont la nouvelle visibilité provoque la fin de l’illusion des décors et rend nécessaire un autre emploi de l’éclairage et une nouvelle conception de l’espace scénique. 35 Dans ce contexte, l’art de la Fée Électricité Loïe Fuller semble proposer un double remède au désillusionnement et à la dégénérescence morale et poétique de la féerie déplorés par ses critiques contemporains: en faisant de la lumière (électrique) un élément dramaturgique et illusionniste à part entière, elle parvient à repoétiser l’espace scénique. Cependant, la duplicité des danses lumineuses fullériennes qui se veulent simultanément expérience esthétique et psycho-physiologique, marque la transition historique entre deux technologies populaires dans les pratiques culturelles du spectaculaire: le passage du théâtre et de la danse classique au cinématique et au cinématographique. 36 La féerie scientifique apparaît donc finalement non seulement comme une figure de pensée de l’imaginaire technique historique mais aussi comme lieu de représentation et de négociation de l’évolution historique des médias. Mais si les nouveaux médias prennent la place des ‚fées anciennes‘, la condition de leur potentiel féerique est non seulement leur participation à la reproduction (voire construction! ) et à la domination de la réalité, mais surtout leur proximité avec le médiumnique, qui caractérise cette époque de ‚jeunesse‘ des nouveaux médias et qui les dote d’une charge véritablement magique et surnaturelle. La féerie scientifique s’est révélée au final comme un terrain d’expérimentation esthétique où cet imaginaire est mis en jeu et mis à l’épreuve, exagéré et poussé à 93 DDossier l’extrême, mais aussi questionné de manière critique. En jouant sur l’apanage mystérieux, merveilleux mais aussi néfaste des médias, elle réfléchit non seulement l’imaginaire technique de son époque, mais elle explore encore et avant tout à quel point ces nouvelles techniques médiatiques deviennent elles-mêmes des agencements poétiques, coproductrices de la réalité: entre euphorie et scepticisme, espace de représentation et d’expérimentation, la féerie scientifique est laboratoire esthétique et figure de réflexion d’une époque où le rêve et le raisonnement positif sont induits de la même manière par les médias. Resümee: Anne Ortner, Féerie scientifique, féerie des médias untersucht Formen der Hybridisierung der féerie um 1900 und deren medienkulturelle Bedingungen. Parallel zum Bedeutungsverlust der klassischen féerie und ihrer Neudefinition als Lichtspektakel entsteht das hybride Genre der féerie scientifique, welches positivistische Diskurse in die féerie integriert. So steht gerade die Metapher der „elektrischen Fee“ für eine Auflösung des Theatergenres in einem allgemeineren féerique, in dem sich das Wunderbare mit dem Alltäglichen und dem Machbaren verbindet. Dies macht die féerie scientifique einerseits zum Experimentierfeld moderner Ästhetik, andererseits zur historischen Reflexionsfigur einer wissenschaftlichen Poetik und eines kulturellen Imaginären, in dem neue elektrische Medien an die Stelle alter Feen rücken und selbst zu Akteuren der féerie werden. 1 Clarisse Juranville / Pauline Berger: Le Bagage scientifique de la jeune fille: lectures nouvelles, 3 e édition, Paris, Larousse, 1910, 346sq. 2 Paul Ginisty: La Féerie, Paris, Louis Michaud, 1910, 218. 3 Dans son étude sur la féerie moderne, Laplace-Claverie démontre qu’il faut relativiser ce déclin, la féerie se portant très bien dans les salles à grands spectacles; selon elle, il s’agit plutôt d’une nostalgie de la féerie classique, pouvant être comprise comme une phase de transition, qui sera suivie par une migration de la féerie dans le littéraire et par un renouveau esthétique sur la scène des théâtres, cf. Hélène Laplace-Claverie: Modernes féeries. Le Théâtre français du XX e siècle entre réenchantement et désenchantement, Paris, Champion, 2007. 4 Robert Bordaz: Le Livre des expositions universelles, 1851-1989, Paris, Union Centrale des Arts Décoratifs, 1983, 281sq. 5 Décret du 13 juillet 1892 instituant l’Exposition universelle de 1900, in: Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapport général administratif et technique par M. Alfred Picard, t. 1, Paris, Imprimerie Nationale, 1902, 9. 6 Ernest Renan, L’Avenir de la science [1890], cité dans Jean-Christophe Mabire (ed.): L’Exposition universelle de 1900, Paris, L’Harmattan, 2000, 144sq. 7 La valorisation du réalisme semble ainsi connectée à l’anticipation introduisant une nouvelle temporalité dans le genre la féerie classique: la ‚naïveté‘ de l’ancienne féerie réside donc non seulement dans ses sujets, mais aussi dans le fait qu’elle situe le merveilleux et l’improbable dans un passé anhistorique, alors que la féerie moderne de Verne et du dispositif des expositions semble préférer se baser sur les merveilles du présent ou d’un 94 DDossier passé proche pour se projeter dans l’avenir, voire dans un futur tangible dans lequel l’improbable merveilleux sera dépassé par la réalité. 8 Au-delà de sa mobilisation de la magie de la science et de sa référence explicite aux Voyages extraordinaires de Verne, la transformation du dispositif expositionnel peut être rapprochée de l’interprétation que Michel Serres propose de l’œuvre vernienne: celle-ci consisterait dans l’actualisation des mythes anciens par leur association avec la science contemporaine (Michel Serres: Jouvences sur Jules Verne, Paris, Minuit, 1974) - un mouvement de superposition que reconnaît déjà dans une certaine mesure Valry, et qui marque aussi la métaphore de la Fée Électricité. Pour la description de l’évolution historique du dispositif des expositions et des attractions, cf. Le livre des expositions universelles, op. cit., 276-328, 282. 9 Ibid., 281. 10 Philippe Auguste Villiers de l’Isle-Adam: L’Ève future [1886], Paris, Gallimard, 1993, 37. Par la suite, cette édition est citée dans le texte en utilisant la sigle EF. 11 Ainsi, la parade des oiseaux en apparence vivants peut être déclenchée et arrêtée par une simple manipulation du générateur électrique qui alimente le paradis souterrain. Il est intéressant de noter que dans cette scène féerique, l’ingénieur-inventeur Edison est mis en scène dans la triple fonction de maître machiniste, directeur et participant de la féerie, et qu’il va apparaître au cours du roman sous de nombreux avatars (p. ex. comme hypnotiseur, médecin, électricien, inventeur, ingénieur, magicien, artiste, impresario, sculpteur, alchimiste), qui le rapprochent davantage des quiproquos féeriques. 12 Maria Osietzki: „Die allegorischen Geschlechter der Energie“, in: Unbedingt modern sein. Elektrizität und Zeitgeist um 1900, Osnabrück, Rasch Verlag und Museum Industriekultur Osnabrück, 2001, 12-25. 13 Paul Morand: „1900“ [1930], in: id., Œuvres, Paris, Flammarion, 1981, 351sq. 14 Ayant débuté sur les scènes parisiennes en 1892, Fuller a acquis un statut d’icône en 1900. Une statue de Fuller couronne le Palais de la Danse, tandis qu’elle apparaît avec son propre „Théâtre Musée Loïe Fuller“ à l’exposition; elle inspire directement les spectacles lumineux du Château d’Eau et contribue indirectement à d’autres pièces d’exposition, p. ex. à la „salle aux glaces tournantes“ du Palais des Mirages qui repose sur une amélioration du dispositif de miroirs fullériens, à la vitrine de René Lalique qui rend hommage à la danseuse ou encore aux salles de Camille Flammarion qui présentent, à côté de photographies astronomiques, des incandescences chimiques, des concerts lumineux inspirés de la „danse phosphorescente“. Cf. Giovanni Lista: Loïe Fuller. Danseuse de la Belle Époque, Paris, Hermann Danse, 2006, 301-304 et Gabriele Brandstetter / Brygida Maria Ochaim: Loïe Fuller. Tanz, Licht-Spiel, Art Nouveau, Freiburg i. Br., Rombach, 1989, 48-50. 15 Après une période d’oubli, semblable à celui qu’a pu connaître la féerie, Fuller est aujourd’hui considérée (avec Isadora Duncan et Ruth St. Denis) comme l’une des pionnières de la danse libre ou moderne. De la même manière, elle joue rétrospectivement un rôle important dans les réformes scéniques vers 1900, moins en tant que participante active qu’en tant qu’artiste avant-gardiste qui allait changer fondamentalement l’importance de la lumière au théâtre. Il existe un lien direct entre elle et le théoricien Adolphe Appia, avec qui elle était en contact étroit, ainsi qu’avec Edward Gordon Craig, qui la cite comme source d’inspiration. 16 Georges Rodenbach: „Danseuses“, in: Le Figaro, 5 mai 1896. 17 Cet espoir est entre autres formulé par Ginisty, op. cit. 95 DDossier 18 Afin de reproduire ses créations de danse, Henri de Toulouse-Lautrec confectionne toute une série de lithographies exceptionnelles qui conservent ce jeu de couleurs, traduisant le changement incessant des formations du voile et des effets de lumière par une démarche artistique expérimentale similaire; Stéphane Mallarmé développe son idée de la ‚poésie pure‘ à partir des danses fullériennes tandis que pour Carol-Bérard, défenseur de la synesthésie théâtrale, l’art lumineux de Fuller semble être la seule réalisation de sa vision d’un art futur de la ‚Chromophonie‘. 18 Ann Cooper Albright: Traces of Light. Abscence and Presence in the Work of Loïe Fuller, Middletown CT, Wesleyan University Press, 2007, 185. 19 Brandstetter / Ochaim, op. cit., 7 (traduction A. O.). 20 Laplace-Claverie, op. cit., 38. 21 Fuller citée dans: Albright, op. cit., 185. 22 Fuller fait breveter son costume et plusieurs dispositifs scéniques, qui lui permettent de fragmenter les perspectives et de se multiplier optiquement, ou de créer l’illusion de planer au dessus du sol comme un fantôme. 23 Les Curies soutiennent Fuller dans ses essais pour apporter la lumière ultraviolette sur scène (de cette collaboration découlent notamment la Danse Ultra Violette et la Radium Dance); la collaboration avec Flammarion est marquée par des expériences extensives sur la superposition de couleurs, sur l’emploi du sel d’argent qui mène entre autres à la Danse phosphorescente et sur le montage d’images astronomiques et microscopiques de Flammarion qui sont directement projetées sur les voiles de Fuller. 24 Loïe Fuller: „The Expression of Sensations“, in: ead., Fifteen Years of a Dancer’s life, London, Herbert Jenkins, 1913, 70sq. 25 Dans ses travaux sur la relation entre la danse et la technologie, Martina Leeker a relevé la connexion technique entre les danses de Fuller et la physique expérimentale et des expériences électromagnétiques d’Edison, Hertz et Crookes. Cette référence devient très claire à la fin de la définition fullérienne: „I can express this force which is indefinable, but certain in its impact. I have motion“ (Fuller, op. cit., 71). Cette „force indéfinissable“ mais qui a un fort impact est l’électromagnétisme, ou plus précisément, l’éther. 26 À cette époque, l’éther est encore le modèle d’explication dominant de l’électricité. Dans cette théorie sont mélangés aussi bien des éléments physiques qu’occultes. Ainsi, l’éther est compris comme une force de transmission électrique, mais aussi comme une sorte de réservoir de formes, comme le domaine du mouvement des âmes, ce qui le rapproche d’une panoplie de phénomènes occultes et merveilleux attribués ou liés à l’imaginaire populaire de l’électricité, comme la transcommunication ou la télépathie. Au tournant du siècle, cet imaginaire est étroitement lié au spiritisme, majoritairement influencé par Carl du Prel et Helena Blavatsky. Cette liaison entre spiritisme et théorie de l’éther dans les discours de l’électricité mène, entre autres, à la mode du médiumnisme et de la conjuration des esprits, ainsi qu’à de nombreuses expériences photographiques, qui cherchent à fixer sur la plaque photographique les mouvements de l’âme ou de fluides invisibles, ou encore des expirations d’ectoplasme. 27 La médecine (physiologique) contemporaine de Fuller suppose une relation d’identité entre le fonctionnement du système nerveux et celui du télégraphe électrique. Cf. Cornelius Borck: „Urbane Gehirne. Zum Bildüberschuss medientechnischer Hirnwelten der 1920er Jahre“, in: Archiv für Mediengeschichte, Licht und Leitung, Weimar, Universitätsverlag Weimar, 2002, 261-272. 96 DDossier 28 Gaston de Saint-Valry: „Fées anciennes et fées modernes. Les contes de Perrault, les contes de Jules Verne“ [1875], in: Bulletin de la Société Jules Verne, 139, 3 e trimestre 2001, 19-26, 22. 29 Gaston de Saint-Valry développe cette idée à partir de l’œuvre vernienne, dont les personnages seraient devenus aussi mythiques que ceux de contes de fées (ibid., 24). 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Cette évolution historique et épistémologique des sciences ainsi que la dichotomie entre la science passive et la science conquérante est propagée notamment par les écrits programmatiques de Claude Bernard, qui constate que „la pensée scientifique expérimentale moderne doit être d’expliquer [l]es phénomènes et de les maîtriser au profit de l’humanité“, dont le but serait „non plus la contemplation passive, mais le progrès et l’action.“ Ceci rapproche la morale scientifique de l’enjeu féerique: „La morale moderne aspire à un rôle plus grand: [...] elle veut [...] dominer le bien et le mal, faire naître l’un et le développer, lutter avec l’autre pour l’extirper et le détruire“ (Claude Bernard: La science expérimentale, Paris, J. B. Baillière et Fils, 1878, 109sq.). 33 D’un côté le média est compris comme prothèse, c’est-à-dire comme une extériorisation ou un élargissement des facultés humaines, de l’autre les nouvelles facultés médiatiques ont des effets rétroactifs sur les facultés humaines: une capacité de transmission médiatique est attribuée à l’être humain. Cette interchangeabilité, qui forme aussi la base du médiumnisme, est rendue possible par l’analogie structurelle et essentielle de l’intermédiaire humain et technique, qui est garantie par l’électricité (en tant qu’agent de communication technique et nerveuse). Cette discursivité générale de la médiation se rapproche, au tournant du siècle, de la recherche et de l’expérimentation esthétique des discours des médias contemporains, dans lesquels il faut, au delà de l’électricité, relever notamment l’influence de la photographie. 34 Pour la différence entre „l’objet-fait“ et „l’objet-fée“ et la théorie du „faitiche“ cf. Bruno Latour: Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996. 35 L’introduction de nouvelles possibilités d’éclairage durant la deuxième moitié du XIX e siècle est à la base de changements profonds de l’espace scénique. Parallèlement à une illumination plus complète (dirigée et flexible) de la scène et à l’obscurcissement de la salle de l’auditoire, la lumière électrique discrédite le pouvoir illusionniste des anciens décors et trucs, comme en témoigne de façon emblématique la citation suivante: „Cette lumière excessive et intense [ ] dévore toutes les couleurs de l’environnement et détruit ainsi l’illusion d’une manière sensible, en faisant apparaître grossièrement sous l’éclairage éblouissant, les outils externes. Au lieu de l’arbre on voit la toile peinte, et au lieu du ciel un drap tendu.“ Ce désillusionnement spatial et visuel aboutira au remplacement de la peinture par l’architecture scénique et la lumière qui sculpte l’espace. (Wolfgang Schivelbusch: Lichtblicke. Zur Geschichte der künstlichen Helligkeit im 19. Jahrhundert, München, Hanser, 1983, 189, traduction A. O.). 36 L’art de Fuller est très proche du dispositif cinématographique. Vers la fin de sa carrière, Fuller entreprend d’ailleurs des expériences cinématographiques dont l’esthétique est proche de celle de Georges Méliès ou de Germaine Dulac. En raison de son expérimentation avec les procédés techniques et les possibilités de l’expression visuelle, ses films ont aussi été rapprochés du ‚cinéma pur‘, et le jeune René Clair (un des protagonistes de ce mouvement avant-gardiste) figurait d’ailleurs, en 1919, dans le film fullérien Le Lys de la vie.