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2010
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Charles Sorel et le songe de Francion

2010
Donato Sperduto
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12: 18: 19 76 Arts & Lettres Donato Sperduto Charles Sorel et le songe de Francion 1. Un livre ‘indestructible’ En 1623 paraît sous l’anonymat un livre ‘indestructible’, c’est-à-dire le plus grand roman français du XVII e siècle: l’Histoire comique de Francion. 1 „Les répertoires bibliographiques nous apprennent que l’Histoire comique de Francion est parmi les textes les plus fréquemment réédités au XVII e siècle; et si ‘une époque se manifeste autant par ce qu’elle lit que par ce qu’elle écrit, et ces deux aspects de sa ‘littérature’ se déterminent réciproquement’ (G. Genette), le nombre des éditions souligne l’importance fondamentale de ce roman dans le système littéraire du XVII e siècle français.“ 2 Ce jeune dont la vie est pleine d’aventures tant amoureuses que périlleuses tend à sa ‘perfection’, c’est-à-dire à l’achèvement ou à l’accomplissement de soi. Dans un certain sens, le résultat envisagé par Francion semble concerner aussi le roman (Sorel voulait-il „composer un livre parfait“ (486-487)? ). Pour atteindre la perfection, le héros a besoin au fur et à mesure de progrès, il ne peut donc pas demeurer dans le status quo. Le parcours initiatique lui permet de dépasser les désirs physiques (Laurette, la femme que Francion aime au début du livre, représente l’amour charnel) et de découvrir des biens plus spirituels (Naïs, la femme avec laquelle Francion se marie, symbolise l’amour pur). Parallèlement, l’Histoire comique de Francion connaît une évolution: son auteur, Charles Sorel, fait suivre une deuxième édition en 1626 et une troisième en 1633. Elles différent considérablement de la première édition. La version de 1623 comporte sept livres; celle de 1626, postérieure au procès à Théophile de Viau ainsi qu’au pamphlet de Garasse contre les libertins, compte onze livres. Par rapport à la première édition, l’auteur ‘autocensure’ quelques passages, en ajoute d’autres et modifie des structures narratives. 3 La dernière édition, en douze livres, est la révision soignée des deux versions précédentes. D’une part, ces remaniements sont dus à la crainte de conséquences non souhaitées à cause des idées exprimées, d’autre part, ils ont pour but la rédaction d’un roman plus ‘parfait’ (et moderne). Situé au début du troisième livre, le songe de Francion a été très remanié par Sorel. Ce fait suffit à nous faire comprendre l’importance de cet épisode. D’ailleurs, Sorel dit à propos de son Francion: „L’on a vu ici des fables et des songes qui sembleront sans doute pleins de niaiseries à des ignorants qui ne pourront pas pénétrer jusques au fond. Mais quoi que c’en soit, ces rêveries-là contiennent des choses que jamais personne n’a eu la hardiesse de dire.“ (384) Cette remarque figurant dans la préface de la première édition confirme la valeur du récit onirique qui mêle bien le sérieux à la facétie. 77 Arts & Lettres En ce qui concerne les songes ainsi que les antécédents du songe de Francion, je me limite à rappeler le mythe d’Er le Pamphylion de Platon, le Somnium Scipionis de Cicéron, la Divine Comédie de Dante, le Songe de Polyphile de Colonna, les nombreux rêves figurant dans le Roland furieux de L. Arioste et dans la Jérusalem délivrée de T. Tasso. Toutefois, contrairement à ces textes, le contenu du rêve de Francion abonde d’aspects ludiques et n’a rien de divinatoire. 4 2. Un accident Au début de l’Histoire comique de Francion, Valentin, mari de Laurette, quitte son château pour faire ‘un mystère’: il prend un bain après avoir jeté de la poudre dans une cuve placée dans les fossés. Cela est le remède contre son problème conjugal; désormais, son corps sera toujours vigoureux. Ensuite, il se rend ailleurs pour achever son art magique. Cependant, sa femme Laurette attend le bon pèlerin Francion afin de passer une inoubliable nuit dans ses bras. Pour entrer dans le château, il doit se servir d’une échelle de corde qu’elle a attachée à une fenêtre. Mais cette même nuit, quatre voleurs ont programmé un cambriolage dans ce château pouvant compter sur l’aide de Catherine, l’un d’eux déguisé en fille et travaillant comme serveuse pour Valentin. Eux aussi, ils ont prévu de se servir d’une échelle. Inévitable le quiproquo. L’un des voleurs (Olivier) voit une échelle et monte croyant que c’est Catherine qui l’a apprêtée pour la bande. En réalité, il prend la place de Francion. Celui-ci remarque l’autre échelle et monte promptement. Toutefois, Catherine secoue la corde de sorte à faire tomber le pauvre Francion „dans la cuve où Valentin s’était baigné, contre les bords de laquelle il se fit un grand trou à la tête“ (52). Francion „demeura évanoui et n’eut pas le soin de s’empêcher d’avaler une grande quantité d’eau“ (53). Peu après, Francion quitte Paris et loge dans une taverne où il rencontre Agathe, la ‘protectrice’ de Laurette. Alors, un gentil homme l’invite à passer quelques jours chez lui. Ensuite, Francion monte dans son carrosse et raconte au gentil homme le songe qu’il a fait la nuit précédente. 3. Une histoire comique Le titre que Sorel a donné à son roman met l’accent sur le rire, l’amusement et le jeu. En effet, l’histoire qu’il écrit est „comique“. En tant que telle, elle s’oppose aux histoires ‘sérieuses’ comme le confirme Sorel lui-même: „C’est que je n’ai point trouvé de remède plus aisé ni plus salutaire à l’ennui qui m’affligeait, il y a quelque temps, que de m’amuser à décrire une histoire qui tînt davantage du folâtre que du sérieux, de manière qu’une triste cause a produit un facétieux effet.“ (382). C’est pourquoi des modules de nature parodique, satirique ainsi qu’ironique concourent dans l’Histoire comique de Francion. Cela arrive tant au début du roman qu’au début de la scène du ciel. 78 Arts & Lettres Comme le met bien en évidence Jole Morgante, „La volontà di porsi in un polemico confronto con l’elevatezza stilistica del romanzo sentimentale o eroico si manifesta significativamente nell’apertura del romanzo; realizzando un emboîtement parodico della descrizione epica, l’incipit dell’histoire comique colpisce le pretese di legittimazione che la forma narrativa rivale poggia appunto su un implicito riferimento ad un genere nobile della tradizione culturale. La ripresa dello stesso gioco allusivo in un certo numero di opere tende poi a porre questo tipo di incipit come un tratto identificativo dell’histoire comique, in quanto esso copre quasi interamente il suo arco produttivo.“ 5 En plus, ayant à faire à un récit comique, le texte peut bénéficier d’une certaine liberté dans le choix du sujet ainsi que dans l’évolution narrative. 6 De plus, „la rappresentazione di una realtà quotidiana, appartenente perciò ad un registro stilistico basso, autorizza per altro l’uso della grossolanità, che è una modalità espressiva tradizionale della narrativa faceta ed anche del comico farsesco.“ 7 Il s’agit d’un nouveau trait distinctif par rapport aux histoires sérieuses: „N’est-il pas vrai que c’est une très agréable et très utile chose que le style comique et satirique? L’on y voit toutes les choses dans leur naïveté, toutes les actions y paraissent sans dissimulation, au lieu que dans les livres sérieux il y a de certains respects qui empêchent de parler de cette sorte, et cela fait que les histoires sont imparfaites et plus remplies de mensonge que de vérité.“ (486) L’histoire de Francion est une agréable évasion à bonne fin - et donc comique. Mais elle ne fait pas uniquement rire. Il ne faut oublier que le sérieux accompagne la facétie. 4. Les scènes du songe Le songe de Francion est divisé en quatre scènes. Le contenu des éditions de 1626 et de 1633 se distingue de celui de 1623: la première version est plus longue que la seconde (celles de 1626 et 1633 se distinguent nettement de celle de 1623). L’ordre des scènes dans l’édition de 1623 est le suivant: la cuve (l’eau), le ciel, la terre, le sous terre (l’enfer); celui de l’édition de 1633: la terre, le ciel, la terre, l’enfer. L’épisode de la cuve a été éliminé; la première scène change dans la mesure où Sorel déplace la fin de la scène de la terre de la première édition en la mettant au début du songe dans l’édition finale. Alors, l’édition définitive n’allonge pas le récit onirique: au contraire, il devient plus bref. En analysant le songe de Francion, je tiens compte des deux versions. Comme la première édition est plus ample, je me baserai sur sa structure interne. Avant d’analyser la scène du ciel, il vaut la peine faire quelques remarques générales: 1) l’ordre des endroits qui accueillent Francion est le suivant: eau - ciel - terre - enfer (1623) ou terre - ciel - terre - enfer (1633). 2) Les quatre endroits du rêve de la première édition représentent les quatre éléments formant, selon la théorie libertine, notre ‘trempe’. Cette référence au libertinisme n’est plus présente 79 Arts & Lettres dans les éditions postérieures. 3) L’ordre ciel - terre - enfer est une satire effrontée de l’univers chrétien (enfer - terre - ciel). 4.1. La première scène: la cuve Au début de la première scène du songe, le héros éprouve une grande peur: „Et tout du commencement, parce que mon esprit estoit remply de la mémoire des choses qui m’arriverent hier, il me semble que j’estois encore dans une cuve, mais sans estre aucunement vestu. Je flottois là dedans sur un grand lac, et fus tout étonné d’y voir encor plusieurs hommes tous nuds comme moy et portez dans de pareils vaisseaux. Ils venoient tous de je ne sçay où par un petit canal, et à la fin ils furent en si grande quantité que j’avois grande peur que leurs cuves n’entourassent de telle sorte la mienne qu’elle n’eust plus d’espace pour voguer. Mais ce n’estoit pas là encore ce qui me donnoit le plus de martyre, car j’avois bien autre chose à penser: Il y avoit un trou à ma nef où il faloit que je tinsse toujours les mains, craignant que l’eau entrant par là ne me fist noyer. La miserable consolation que j’avois estoit que tous les autres estoient en une semblable peine . Baste, ceste affliction là nous eust esté supportable, si en mesme instant il ne fust tombé du Ciel une certaine pluye de concombres, de melons, de cervelas et de saucisses, que nous n’osions presque ramasser de peur de donner cependant passage à l’eau.“([1623] 136-137; l’italique est de nous) Mais Francion va bientôt être conforté par ses attributs physiques: „Ceux que la faim pressoit prirent ce qu’ils peurent d’une de leurs mains, tenant toujours l’autre à l’ouverture. D’autres plus goulus et plus inventifs (car le désir de contenter son ventre est un maistre de toutes sortes de sciences et d’arts) firent servir leur catze de bondon et se mirent à raffler des deux mains la douce manne qui tomboit. Moy qui d’abord n’avois rien faict autre chose qu’ouvrir la bouche pour en faire un esgoust à la pluye, je pris la hardiesse de faire tout de mesme qu’eux et leur imitation me reüssit fort bien. Ho! le malheur pour quelques uns de mes compagnons qui me vouloient ensuivre! Leur pauvre piece estoit si menuë qu’au lieu de bondon, elle n’eust pu servir que de fausser: De sorte qu’ils furent pitoyablement noyez, d’autant qu’ils n’avoient sceu bien boucher le trou de leur vaisseau.“ ([1623] 137) Alors, Francion ne peut que s’amuser: „Moy qui ne craignois pas que ce malheur m’avint, parce que j’estoy fourny, autant que pas un, de ce qui m’estoit necessaire, je n’avois point d’autre soucy que de me remplir le ventre de saucisses, qui me sembloient un delicieux manger. En estant tout rassasié je m’amusay à contempler une belle Isle qui estoit au milieu de nostre lac, et où je voyois des nourritures bien plus exquises que celles dont je m’estois saoulé.“ (ibid.; l’italique est de nous) A la fin, l’esprit de Francion tombe dans le désespoir à cause d’une „imprudence“ de sa part: Francion se jette dans l’eau et nage vers l’île. Mais envain: „ceste terre que je croyois estre fort proche estoit fort esloignée, et si elle se reculoit à mesure que je m’avançois, comme si elle eust nagé comme moy.“ (ibid.) 80 Arts & Lettres Les remarques de caractère émotionnel abondent dans la scène de la cuve. Cette présence assidue tend à rendre (plus) vraisemblable et, par conséquent, croyable tout ce qui arrive au protagoniste. Le but ludique de la scène est confirmé tant par le libre cours que l’auteur donne à l’imagination que dans la satire biblique. Cette tendance émerge dès le début de la scène du lac: pas une pluie de manne, mais une pluie de melons, saucisses, etc. tombe sur les passagers des navires (évident le symbolisme érotique remontant à Rabelais). Toutefois, si de la première scène du rêve de Francion émane un amusement dû entre autres au jeu et à la mise en ridicule de sources bibliques, une question se pose: pourquoi Sorel a-t-il supprimé la scène de la cuve dans les éditions successives? A mon avis, une raison doit être repérée dans la crudité et la transparence de certains passages, voire dans le sérieux qui accompagne la facétie. En fait, dans un passage de la scène du lac, après avoir vu l’île de Cocagne, le héros s’écrie: „Qui est ce qui nous fait vivre en la misere où nous sommes, disois je, que ne nous met il en ce lieu delicieux que je contemple, ou si la haine qu’il nous porte l’en empesche, pourquoy a t’il enduré que nous ayons subsisté jusques à ceste heure? Ayant dit ces paroles et voyant que je ne pouvois gouverner mon vaisseau à ma volonté, à cause que je n’avois point d’avirons: Je me jettay dedans le lac à corps perdu, afin de nager jusques à l’isle. Mais je portay la peine de mon imprudence“. (ibid.) Comme on le voit, le héros se plaint de la misère de la condition humaine, de la condition d’impuissance de l’homme, ‘jeté’ dans le monde et abandonné à son destin, soumis à une volonté malveillante. Qu’on a à faire à une attaque contre la religion, cela résulte aussi de la divertissante manipulation des réminiscences bibliques: non seulement par l’épisode de la manne qui tombe du ciel, mais aussi par l’épisode des Egyptiens péris dans la mer Rouge (Exode). Mais Francion réagit en se rebellant contre l’état de faiblesse de l’homme: son „imprudence“ l’induit à se plonger dans l’eau afin d’atteindre l’île magnifique (imitant l’Ulysse de Dante): ce qui pousse les deux preux à essayer de rejoindre l’île c’est la recherche de la connaissance („la faim“)). Avec la suppression de la première scène du rêve de Francion, d’un côté Sorel fait disparaître le blasphème du passage, d’autre côté il affaiblit les liens avec ce qui précède le rêve, c’est-à-dire sa critique de la théorie des restes diurnes. Dans la version définitive, la première scène du rêve de Francion n’a rien à voir avec les événements de la veille (d’„hier“ ([1623] 136); la veille Francion était tombé dans une cuve pleine de poudre aphrodisiaque) et, donc, le lien entre cette scène onirique et les souvenirs de la veille s’évanouit. En somme, par rapport à la première édition, la deuxième version du rêve manque en partie de cohésion aussi bien interne qu’externe (avec tout le roman). 4.2. La deuxième scène: le ciel A cause de son imprudence, Francion fait le voyage dans l’outre-tombe (Dante le fait pour avoir perdu le chemin droit): voulant arriver sur l’île de Cocagne et étant 81 Arts & Lettres trop faible, le héros dit: „mon corps n’étant plus soutenu par le mouvement de mes bras ni de mes pieds, je fus englouti des flots qui s’élevèrent en même temps aussi impétueux que ceux d’une mer. Après cela, je ne sais de quelle sorte il advint que je me trouvai dans le ciel; car vous savez que tous les songes ne se font ainsi qu’à bâtons rompus.“ (138) La satire et l’amusement attirent l’attention du lecteur dès le début de la scène du ciel: „Je reconnus que j’y étais à voir les astres qui reluisent aussi bien par-dessus que par-dessous afin d’éclairer en ces voûtes. Ils sont tous attachés avec des boucles d’or, et je vis de belles dames, qui me semblèrent des déesses, lesquelles en vinrent défaire quelques-uns qu’elles lièrent au bout d’une baguette d’argent, afin de se conduire en allant vers le quartier de la lune, parce que le chemin était obscur en l’absence du soleil qui était autre part. Je pensai alors que de cette coutume de déplacer ainsi les étoiles provient que les hommes en voient quelquefois aller d’un lieu à l’autre.“ (139) Comme normalement le récit de l’au delà commence par l’enfer (voir Virgile et Dante), Sorel joue avec cette donnée en rendant „obscur“ le règne de Dieu, d’où commence son récit, l’égalisant au règne du Diable! Et il ne faut pas toujours vouloir trouver un sens caché dans chaque épisode divertissant: en effet, il se peut que, pour Sorel, le jeu soit la loi fondamentale de l’existence. Dans la scène du ciel figurent des réflexions intéressantes sur l’origine de l’homme et sur la cosmologie traditionnelle. D’abord, l’une des „déesses“ fait croître immensément son corps et, ensuite, elle donne un tel coup de pied à Francion qu’il roule en un moment six fois autour du monde. „A la fin, ce fut une ornière que le chariot du soleil avait cavée qui m’arrêta; et celui qui pansait ses chevaux étant là auprès, m’aida à me relever et me donna des enseignes, comme il avait été en son vivant palefrenier de l’écurie du roi: ce qui me fit conjecturer qu’après la mort l’on reprend, où l’on va, l’office que l’on avait enterré. Me rendant familier avec cettui-ci, je le priai de me montrer quelques singularités du lieu où nous étions.“ (140) Comme Francion voit un grand bassin de cristal plein d’une liqueur blanche, il prie son Virgile de lui expliquer de quoi il s’agit. La réponse de celui-ci montre que Sorel n’hésite pas à se moquer aussi de certaines idées libertines: „‘C’est la matière des âmes des mortels, dont la vôtre est aussi composée.’ Une infinité de petits garçons ailés, pas plus grands que le doigt, volaient au-dessus, et y ayant trempé un fétu s’en retournaient je ne sais pas où. Mon conducteur, plus savant que je ne pensais, m’apprit que c’étaient des génies qui, avec leur chalumeau, allaient souffler des âmes dans les matrices des femmes tandis qu’elles dormaient, dix-huit jours après qu’elles avaient reçu la semence; et que tant plus ils prenaient de matière, tant plus l’enfant qu’ils avaient le soin de faire naître serait plein de jugement et de générosité. Je lui demandai à cette heure-là: Pourquoi les sentiments des hommes sont-ils tous divers, vu que les âmes sont toutes composées de même étoffe? - Sachez, me répondit-il, que cette matière-ci est faite des excré- 82 Arts & Lettres ments des dieux qui ne s’accordent pas bien ensemble, si bien que ce qui sort de leurs corps garde encore des inclinations à la guerre éternelle.“ (140) La thèse selon laquelle la matière des âmes humaines est faite des excréments des Dieux fait sans doute surgir des perplexités. Mais sa finalité ludique est indéniable. La thèse en question se base sur le jeu pour le jeu, pour (s’)amuser. Toutefois, il serait faux croire que chaque remarque critique sorelienne ait comme fin l’amusement. Dans la scène du lac, quand Francion se plaint de la condition humaine, il ne le fait sûrement pas pour induire au rire. Au contraire, la gravité de ses paroles ont obligé Sorel à supprimer la scène de la cuve. Après avoir avalé plus de cinquante mille âmes dans le bassin de cristal, Francion aperçoit „plusieurs personnages qui tiraient une grosse corde à reposées et suaient à grosses gouttes, tant leur travail était grand“ (141). Il s’agit de dieux qui „s’exercent à faire tenir la sphère du monde en son mouvement ordinaire. Vous en verrez tantôt d’autres, qui se reposent maintenant, les venir relever de leur peine. - Mais comment, ce dis-je, font-ils tourner la sphère? - N’avez vous jamais vu, reprit-il [l’ermite], une noix percée et un bâton mis dedans avec une corde, qui fait tourner un moulinet quand l’on tire? - Oui-da! lui répondis-je, lorsque j’étais petit enfant, c’était là mon passe-temps ordinaire. - Hé bien, dit l’ermite, représentezvous que la terre, qui est stable, est une noix, car elle est percée de même, par ce long travers que l’on appelle l’essieu qui va d’un pôle à l’autre, et cette corde-ci est attachée au mitan, de sorte qu’en la tirant l’on fait tourner le premier ciel, qui en certain lieu a des créneaux qui, se rencontrant dans les trous d’un autre, le font mouvoir d’un pas plus vite, ainsi qu’il donne encore le branle à ceux qui sont après lui.“ (141-142) Beverly S. Ridgely affirme que „Francion is basically a roman comique, which uses any means, however exaggerated, fanciful, or crude, to the end of making its reader laugh. More important, however, it is also a roman satirique which offers much food for serious thought to anyone willing to look below its sometimes confusing surface.“ 8 Le point de vue de Ridgely, quelque pertinent qu’il soit, ne tient pas suffisamment compte de la possibilité que l’amusement et le jeu puissent être une loi fondamentale de la vision sorelienne de l’existence. L’Histoire comique de Francion n’est pas un traité philosophique qui prétend proposer systématiquement des théories autres que celles classiques. Loin de cela, Sorel fait sienne la loi du jeu pour le jeu, c’est-à-dire de la liberté pure et simple. Alors, dire que „Sorel uses his novel for a critical examination, now open and now veiled, of a variety of popular notions and prejudices, traditional institutions and values, and officially sanctioned scientific and philosophical doctrines“, 9 peut valoir à condition qu’on ajoute que cette finalité sérieuse ne va pas disjointe du but de prendre la liberté de jouer pour jouer. En d’autres termes, la „nouvelle philosophie“ de Sorel a ses racines dans la valorisation du jeu, de l’imprévu, du hasard (tout ce qui arrive à Francion est imprévoyable („à bâtons rompus“)), contrairement à toute sorte de position - ou imposition - de lois immuables, de théories limitant la liberté humaine. A la ‘loi’ (l’autorité, la divinité, les valeurs, etc.), Sorel oppose le ‘hasard’, le seul principe 83 Arts & Lettres permettant de se construire librement sa propre vie et, en conséquence, permettant une vie parfaite analogue à la vie des Dieux. Rien de plus pertinent que de s’exprimer par le moyen d’un songe. La description de la terre comme une noix percée est rapportable à l’affirmation que la matière de l’âme humaine soit composée des excréments des Dieux. On a à faire, dans les deux cas, à des résultats surprenants, fruits de la haute imagination sorelienne. Que sous la ‘surface’ de la scène onirique du ciel se cache „a reductio ad absurdum of what were to them familiar elements in the traditional astronomy“, 10 cela est une possibilité. Et cette remarque vaut aussi pour la thèse suivante de Ridgely: „throughout his life Sorel remained cautious about unproven hypotheses such as heliocentrism and unprovable assumptions such as the plurality of inhabited worlds. He was, however, convinced that certain traditional notions about the nature and the movements of the heavens were invalid and could no longer satisfy open and reasonable minds. What better way to discredit such notions than by ridicule through exaggeration? “ 11 En effet, il faut ajouter que c’est le principe de la liberté, du jeu pour le jeu qui guide l’imagination de Sorel et que ce principe n’a pas uniquement le statut de ‘moyen’, mais aussi de ‘fin’. 4.3. La troisième scène: la terre Le récit onirique fait arriver Francion sur la terre en vol, en volant. Dans la scène de la terre (de la première édition), Francion a plusieures aventures, même dramatiques. Tout d’abord, il rencontre un homme „qui n’y semoit que des cailloux, et m’assuroit pour tant qu’il y viendroit du beau froment“ ([1623] 141). Après, il voit une „grande quantité de monstres“ et en remarque deux qui „avoient des membres d’une mesme sorte. Leur teste estoit comme celle d’un asne et le reste de leur corps comme celuy d’un bouquin“. Ils portaient sur leurs épaules un monstre ayant „le cul tout descouvert et portoit dessus une belle couronne d’or à la mode nouvelle“ (ibid.). Le corps des autres bêtes étaient différent: „La grande trouppe qui s’avançoit encore estoit bien plus difforme, car il n’y avoit pas deux parties en ces monstres là qui fussent d’un semblable animal, toutes estoient de differentes espèces de brutes. Un d’entr’eux plus laid que pas un, estoit traisné dans un chariot, et en menoit beaucoup d’autres enchaisnez allentour de luy, lesquels entraînoient encore quelques uns de leurs compagnons attachez à eux tout de mesme. Nonobstant leur captivité, ils ne laissoient pas de tesmoigner leur allégresse par des hurlemens espouvantables.“ (ibid.) Ensuite, une matrone grecque invite Francion à boire l’eau d’une fontaine afin d’acquérir „des perfections infinies“. Toutefois, après avoir bu, Francion est transformé en un être très laid qui n’émet que des hurlements. Alors, les monstres l’entraînent dans un palais. „Celuy que j’avois veu auparavant sur un chariot, estoit là dessus un throsne eslevé où il falut que je luy allasse rendre hommage selon la coustume du lieu. Il luy croissoit à veuë d’oeil un long poil au ventre qui l’importunoit tant que ceux qui luy vouloient faire quelque honneur, le devoient couper. L’on me donna donc pour cet effect de petites forces bien tranchantes [...]. Ce 84 Arts & Lettres que je devois raser m’ayant esté marqué avec un compas, je commençay à jouer de mes forces, mais si malheureusement que je couppay un morceau du membre qui eust servy à la generation d’une infinité de petits diablotins comme leur père.“ (([1623] 142) La situation se précipite au fur et à mesure: à cause de la castration de leur ‘roi’, les monstres veulent réduire en mille morceaux le pauvre Francion. Mais, lui étant revenue la parole, il les prie de bien vouloir le pardonner. Ils acceptent à condition qu’il les fasse rire. Francion surmonte admirablement cette épreuve et essaie aussi de les faire pleurer en leur reprochant leur laideur, mais c’est peine perdue. „Mais au lieu de les rendre tristes, je les rendis si joyeux qu’ils ne songeoient qu’à faire des gambades, et à se mocquer de moy comme d’un insensé.“ ([1623] 143) Puis, Francion s’en va rapidement. Il rencontre la matrone grecque qui lui rend sa „première forme“ en lui lavant le visage. Dans un bois, il assiste à une nouvelle scène épouvantable: des hommes montés sur des ânes attrapent des gens, les privent du coeur et le donnent à „une majestueuse Dame qui estoit à table sous un pavillon“ ([1623] 144). A peine voit-elle Francion, cette dame ordonne à ses hommes de l’attraper et de lui donne son coeur. Alors, le héros s’enfuit à la hâte. Enfin, il rencontre „un homme malicieux qui estoit monté sur un pommier et ne se contentoit pas de cueillir le fruict, mais rompoit aussi les branches, de sorte qu’il ne demeura plus que le tronc de l’arbre qui ne donnoit pas esperance de produire quelque chose l’année future.“ (ibid.) L’édition de 1633 supprime toute cette partie de la scène de la terre. Plusieurs critiques ont donné des explications sur les destinataires des pointes lancées par Sorel dans ces épisodes (surtout les courtisans). Si Sorel les a supprimés, c’est entre autres à cause de leur excessive crudité et transparence, voire pour le manque d’amusement. Toutefois, il faut remarquer qu’ainsi faisant, il a réduit encore une fois la cohésion du récit onirique: en effet, la castration du roi-monstre anticipe la castration de Francion lui-même; le manque de l’usage de la parole retourne dans la scène du vieillard cadenassé et la tendance à vouloir dépecer une personne va se concrétiser dans la scène de l’enfer, avec la décomposition du corps d’une femme. Il ne s’agit tant de condamner l’autocensure sorelienne, vu qu’il a eu des raisons sérieuses pour la faire, que de relever l’importance d’une lecture complète du rêve (le texte proposé par l’édition de 1623). Dans la troisième édition du Francion, Sorel s’est limité à garder la partie finale de la scène de la terre en la coupant en deux morceaux: l’une figure tout au début du récit onirique de Francion (le vieillard cadenassé) et l’autre juste après la descente du ciel (les fosses pleines d’eau). A un moment donné, Francion rencontre un vieillard qui ne peut pas parler („l’usage de la parole lui était interdit“ (137)): il „avait de grandes oreilles et la bouche fermée d’un cadenas, lequel ne se pouvait ouvrir que quand l’on faisait rencontrer en certains endroits quelques lettres, qui faisaient ces mots, il est temps, lorsque l’on les assemblait.“ (ibid.) Le vieillard aux grandes oreilles c’est Saturne ou Chronos (le Temps): il a tout entendu, il sait tout, mais il ne peut - ou ne veut - 85 Arts & Lettres pas parler, il parlera lorsque les circonstances seront venues (à présent le cadenas (la censure) l’empêche de s’exprimer aisément). Par contre, dans un champ „Il y avait six arbres, au milieu des autres, qui au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches avec des fils de fer fort déliés, si bien qu’un vent impétueux qui soufflait contre les faisait toujours jargonner. Quelquefois, je leur entendais proférer des paroles pleines de blâmes et d’injures. Un grand géant, qui était couché à leur ombre, oyant qu’elles me découvraient ce qu’il avait de plus secret, tira un grand cimeterre et ne donna point de repos à son bras qu’il les eût toutes abattues et tranchées en pièces; encore étaient-elles si vives qu’elles se remuaient à terre et tâchaient de parler comme auparavant.“ (138) Outre qu’elles constituent une reprise des Actes des Apôtres (2, 1-11) et de Dante (Enf. XIII, 22-45), ces langues pourraient vouloir témoigner de l’audace des libertins qui s’expriment d’une façon blasphématoire, défiant toute forme de censure. Enfin, le géant aperçoit Francion „contre un rocher où il connut que je lisais un ample récit de tous les mauvais déportements de sa vie. Il s’approcha pour hacher aussi en pièces ce témoin de ses crimes, et fut bien courroucé de ce que sa lame rejaillissait contre lui sans avoir seulement écaillé la pierre. Cela le fit entrer en une telle colère, qu’en un moment il se tua de ses propres armes, et la puanteur qui sortit de son corps fut si grande que je tâchai de m’en éloigner le plus tôt qu’il me fut possible.“ (ibid.) Si on poursuit sur le chemin de l’interprétation allégorique, le livre indestructible représenterait l’Histoire comique de Francion que personne ne pourra jamais oublier. Arrivé près de deux petites fosses pleines d’eau, Francion y voit deux hommes nus nageant avec beaucoup de plaisir. Il décide de les imiter en se plongeant dans l’eau: „mais je n’y eus pas sitôt mis le pied que je chus dans un précipice, car c’était une large pièce de verre qui se cassa et m’écorcha encore toutes les jambes.“ (142) 4.4 La quatrième scène: l’enfer Alors, le héros tombe en enfer. Ici, la fantaisie sorelienne atteint son sommet, combinant brillamment le sérieux à la facétie. Au commencement, Francion se roule sur des „jeunes tétons tous collés ensemble deux à deux, qui étaient comme des ballons“ (142-143). Mais une belle dame s’approche de lui et pisse dans sa bouche. La réaction de Francion ne se laisse pas attendre: „Je me relevai promptement pour la punir et ne lui eus pas sitôt baillé un soufflet que son corps tomba tout par pièces. D’un côté était la tête, d’un autre côté les bras, un peu plus loin étaient les cuisses: bref, tout était divisé, et ce qui me sembla émerveillable, c’est que la plupart de tous ces membres ne laissèrent pas peu après de faire leurs offices. Les jambes se promenaient par la caverne, les bras me venaient frapper, la bouche me faisait des grimaces et la langue me chantait injures.“ (143) Heureusement, à la fin Francion arrive à recomposer le corps de la belle femme et à jouir de sa plaisante présence, dans un antre. D’une façon manifeste ainsi que comique, 86 Arts & Lettres Sorel évoque deux moments centraux de la philosophie platonicienne, à savoir le mythe de la caverne ainsi que la théorie du passage de la multiplicité (corporelle) à l’unité (idéelle), la reconstitution de l’unité grâce à l’Amour. La caverne infernale est accueillante. Les murailles d’une salle sont embellies avec des peintures représentant des scènes d’amour et Francion s’amuse à ‘jouer’ avec vingt belles femmes nues. Tout d’un coup, elles disparaissent et il se trouve en face de la vieille et laide Agathe, personnage que Francion connaît aussi bien que Laurette et Valentin. Agathe l’invite à la baiser, mais en vain. Alors, elle se transforme en Laurette, toutefois celle-ci s’évanouit dans les bras de Francion. Afin de pouvoir la récupérer, il se voit obliger à se passer d’une des vingt belles femmes. Il aimerait en avoir une „qui a encore son pucelage“ (145), mais il n’arrive qu’à les faire rire toutes. En effet, elles l’emmènent dans le Temple de l’Amour plein de fioles contenant les pucelages des femmes. Francion est surpris de ne pas trouver la fiole avec le nom de Laurette. On lui explique pourquoi: „Apprenez, me répondit la belle, que quand l’on perd son pucelage n’étant point mariée, le nom de celui à qui l’on l’a donné ne se met point parce que l’on veut tenir cela caché, d’autant que quelquefois la nature, nous pressant, nous le fait bailler au premier venu, qui ne le méritant pas, nous serions honteuses si l’on le savait. De là vous pouvez conjecturer que votre Laurette n’a pas attendu jusques au jour de son mariage à faire cueillir une fleur entièrement éclose, laquelle se fût fanée sans cela et ne lui eût point apporté de plaisir.“ (ibid.) Ensuite, Francion entre dans le Temple des „cocus“ consacré à Vulcain et remarque Valentin portant des cornes d’argent: „‘Les cornes d’argent qu’il porte, me dit-on après son départ, veulent signifier que son cocuage lui est profitable; et regardez, vous en verrez même en ce lieu de toutes chargées de pierreries. Car quant à celles qui sont simplement de bois, elles démontrent que celui à qui elles appartiennent ou à qui elles doivent appartenir est janin sans qu’il le sache et n’est point plus riche pour cela.’“ (146) Voulant retourner dans le Temple de l’Amour, Francion tombe de nouveau sur Valentin „qui, se courbant, me donna de roideur un tel coup de ses cornes dedans le ventre qu’il m’y fit une fort large ouverture. Je m’allai coucher dans le cabinet des roses, où je me mis à contempler mes boyaux et tout ce qui était auprès d’eux de plus secret: je les tirai hors de leur place et eus la curiosité de les mesurer avec mes mains, mais je ne me souviens pas combien ils avaient d’empans de long. Il me serait bien difficile de vous dire en quelle humeur j’étais alors car, quoique je me visse blessé, je ne m’en attristais point et ne cherchais aucun secours. Enfin, cette femme qui m’avait auparavant pissé dans la bouche s’en vint à moi et prit du fil et une aiguille dont elle recousit ma plaie si promptement qu’elle ne paraissait plus après.“ (146-147; à remarquer l’obsession de l’anatomie) Les aventures ne sont pas encore finies. Dans la caverne de cette femme, Francion rencontre Laurette „enfermée d’un etui de verre à proportion de son corps“ (ibid.) et, donc, ne pouvant pas remuer le petit doigt. Alors, Francion apprend aussi qu’il est impuissant: „elle me parla de Valentin et me fit accroire que j’étais aussi 87 Arts & Lettres impuissant que lui aux combats de l’amour, mais qu’elle avait der remèdes pour me donner de la vigueur; car, comme vous savez, les songez ne sont remplis que des choses auxquelles on a pensé le jour précédent. M’ayant donc fait coucher tout de mon long, elle me fourra une baguette dedans le fondement, dont elle fit sortir un bout par le haut de ma tête; néanmoins, cela me causa si peu de mal que j’étais plutôt ému à rire de cette plaisante recette qu’à me plaindre. Comme je me tâtais de tous côtés, je sentis que la baguette poussa de petites branches chargées de feuilles, et peu après poussa un bouton de fleur inconnue qui, s’étant éclos et étalé, se pencha assez pour réjouir mes yeux par sa belle couleur. J’eusse bien voulu savoir s’il avait une odeur qui pût aussi bien contenter le nez, et, ne l’en pouvant pas approcher, je coupai sa queue avec mes ongles pour le séparer de la tige; mais je fus bien étonné de voir que le sang sortit aussitôt par l’endroit où j’avais rompu la plante, et peu après je commençai de souffrir un petit de mal“ (147-148). Cette grave faute pourrait être fatale. Voilà le remède: „Alors elle alla trouer le verre qui couvrait Laurette au droit de la bouche et lui donna à souffler dans une longue sarbacane qu’elle fit entrer par en bas dans un petit creux qui était à terre. Puis elle vint à moi et, m’ayant tiré la baguette du corps, me re-tourna et me mit le cul sur un petit conduit où répondait la sabarcane. ‘Poussez votre vent! dit-elle alors à Laurette, il faut que vous rendiez ainsi l’âme à votre serviteur, au lieu que les autres dames rendent aux leurs par un baiser.’ A l’heure même, une douce haleine m’entra dans le corps par la porte de derrière, de quoi je reçus un plaisir incroyable. Bientôt après, elle se rendit si véhémente qu’elle me souleva de terre et me porta jusqu’à la voûte. Petit à petit, elle modéra sa violence de sorte que je descendis à deux coudées près de la terre. Ayant alors moyen de regarder Laurette, je tournai ma tête vers elle et vis que sa châsse de verre se rompit en deux parties et qu’elle en sortit toute gaie pour venir faire des gambades autour de moi. Je me dressai alors sur mes pieds parce qu’elle ne soufflait plus dans la sarbacane et que je ne pouvais plus être enlevé par son vent.“ (148-149) La fin du songe passionnant de Francion prend une claire valeur initiatique ‘synthétisant’ le divertissement et l’édifiant. 5. Une loi sérieuse Dans l’Histoire comique de Francion, le héros envisage un genre de vie du même niveau que celui propre aux Dieux. Toutefois, imiter l’éternel 12 ne doit pas forcément impliquer un renoncement à la corporalité. Si dans la conception philosophique classique l’assimilation au modèle parfait équivaut à faire propre la perfection divine, privilégiant la spiritualité aux dépenses du corps, dans le cas du Francion, cette assimilation veut être - hardiment - plus complète. 88 Arts & Lettres Le déséquilibre entre âme et corps, remontant en première ligne à Platon, ne suffit pas au héros libertin Francion. 13 En donnant à l’âme ce qui est de l’âme et au corps ce qui est au corps, il s’agit de vivre combinant les plaisirs du corps et les joies de l’âme. Ce n’est pas par hasard que Sorel parle(ra) d’imitation des Dieux, et non de Dieu. En effet, le modèle à imiter n’est pas proprement le Dieu de la religion chrétienne - ou des philosophes. La vie bienheureuse réside dans l’imitation des Dieux de l’Olympe. Donc, le bonheur comprend et l’amusement et la pureté, tant le jeu que le sérieux. Même si Francion passe de l’amour ‘profane’ (Laurette) à l’amour ‘sacré’ (Naïs), il n’arrive pas à être un amant fidèle, à passer directement de l’assimilation des Dieux à l’imitation de Dieu. (Et le jeu accompagnera aussi la production littéraire sorelienne postérieure à l’Histoire comique de Francion: pensons à La Maison des jeux ...) Avec toutes ses scènes piquantes, divertissantes et parodiques, le songe de Francion présente, in nuce, la vision sorelienne de la vie, la première phase de sa „nouvelle philosophie“ développée ensuite dans la Science Universelle. Toutefois, la modernité de Sorel réside surtout dans la valorisation du principe de liberté: à la loi (divine), il oppose le hasard (ou l’imprévu) 14 donnant libre cours à la création artistique ainsi qu’à l’autonomie humaine. Ce sont exactement ces valeurs à avoir une importance centrale pour la philosophie du XX e siècle. La recherche de la science universelle envisage, par contre, une raison droite et accomplie comme condition de la possibilité d’un savoir infaillible: „l’on vient à la connaissance de la Verité, et l’on acquiert cette Science infaillible, qui estant accomplie de tout ce qui luy est necessaire, nous rend capables de trouver de remede aux erreurs et aux vices, et nous met en estat de vivre hereusement.“ 15 Ainsi Sorel préfère-t-il un Dieu unique, sage et tout-puissant à l’assimilation des Dieux. Mais les critiques de Sorel semblent avoir méconnu que les conquêtes de Francion résultent être en partie un songe inconsistant pour l’auteur de la Science Universelle. 16 Même si l’homme possèdera la science universelle le rendant capable de réaliser tous ses désirs (‘toutes les choses du monde’), la fin essentielle de l’homme ne sera pas due au hasard (à son libre choix): en réalité, la fin ne peut qu’être établie par la loi divine (une loi sérieuse)! Il s’agira d’imiter l’éternel. En conséquence, le jeu cède imperceptiblement le pas au sérieux. 1 Charles Sorel: Histoire comique de Francion, édition de 1633 présentée par Fausta Garavini, Paris, Gallimard, 1996; les citations renvoient à cette édition. Pour les passages de la première édition (1623) supprimés dans les autres éditions, les citations, toujours précédées de la date [1623], renvoient à l’édition d’Yves Giraud, Histoire comique de Francion, Paris, Flammarion, 1979. En effet, Jean Serroy recommande de tenir compte des deux textes, sans même oublier celui de l’édition intermédiaire de 1626 (Jean Serroy (sous la dir. de), Charles Sorel. Histoire comique de Francion, in: Littératures classiques, n. 41, 8). Ce travail développe les résultats de mon essai „Entre le sérieux et la facétie: le songe de Francion“, in: Studi di letteratura francese, XXVII (2002), 71-87. 89 Arts & Lettres 2 Fausta Garavini: La maison des jeux. Science du roman et roman de la science au XVIIe siècle, Paris, Champion, 1998, 23. 3 Op. cit., 25sq. 4 Cf. Walter Pabst: „Funktionen des Traumes in der französischen Literatur des 17. Jahrhunderts“, in: Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur, XLVI (1956), 154-174 (156-159); Martine Debaisieux: Le procès du roman. Ecriture et contrefaçon chez Sorel, Saratoga (Calif.), Anma Libri, 1989; Wim De Vos: Le Singe au miroir. Emprunts textuels et écriture savante dans les romans comiques de Charles Sorel, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994, 243-287; Frank Greiner - Véronique Sternberg: L’Histoire comique de Francion de Charles Sorel, Paris, Sedes, 2000, 107-127. Sur la fonction du rêve chez Dante, cf. Donato Sperduto, „Tra ragione e fede : l’immortalità dell’anima nel pensiero dantesco“, Archivio di storia della cultura, X (1997), 313-327. 5 Jole Morgante: Il libertinismo dissimulato. L’„Histoire comique de Francion“ di Charles Sorel, Fasano di Brindisi, Schena editore, 1996, 41. 6 Op. cit., 40. 7 Op. cit., 43. 8 Beverly S. Ridgely: „The cosmic voyage in Charles Sorel’s Francion“, in: Modern Philology, LXV, 1 (1967), 1-8 (1). 9 Ibid. 10 Art. cit., 4. 11 Art. cit., 3. 12 Cf. Donato Sperduto: L’imitazione dell’eterno, Fasano di Brindisi, Schena editore, 1998. 13 Sur le libertinisme de Sorel (et de Francion), cf. Antoine Adam: Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, [1 e éd. 1935], Genève, Slatkine Reprints, 2000, 231sq., 297sq.; Ivanna Bugliani: „Francion, eroe libertino“, in: Saggi e ricerche di letteratura francese, VII (1966), 9-68. 14 Cf. Emanuele Severino: La loi et le hasard, Paris-Marseilles, Rivages, 1990 et Donato Sperduto: Vedere senza vedere / Sehen ohne zu sehen, Fasano di Brindisi, Schena editore, 2007. 15 Charles Sorel, Science Universelle, Paris, Quinet, 1668, tome I, 19. 16 Fausta Garavini: La maison des jeux, op. cit. Resümee: Donato Sperduto, Charles Sorel und der Traum von Francion. Die ‘Histoire comique de Francion’, wahrscheinlich das Hauptwerk der französischen Literatur des 17. Jahrhunderts, verdankt ihren Erfolg unter anderem der gelungenen Symbiose von Ernsthaftigkeit und Schwank. Beide Komponenten kommen im berühmten Traum von Francion vor. In diesem Traum, der zwischen 1623 und 1633 von Charles Sorel radikal bearbeitet wurde, wird das Grundprinzip der grenzenlosen Freiheit formuliert: Dem göttlichen Gesetz wird die menschliche Kreativität entgegengesetzt. Darin besteht Sorels Grösse. In seinen späteren Büchern macht er jedoch eher einen Rückzieher.