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2014
39156

Penser la légitimité avec Max Weber, la 'portée' d'un classique

2014
Patrice Duran
ldm391560012
12 DDossier Patrice Duran Penser la légitimité avec Max Weber, la ‚portée‘ d’un classique La ‚portée‘ d’un classique est dans les perspectives de recherche qu’il ouvre, dans les intuitions qu’il invite à approfondir et dans les interrogations qu’il suscite. C’est à cette aune qu’il faut mesurer sans nul doute la fécondité heuristique de l’œuvre wébérienne dans son ensemble, et ici tout particulièrement sur la question de la légitimité. Le concept de légitimité occupe une place essentielle au sein de la sociologie politique dès lors que l’on admet que tout pouvoir, pour être pleinement stabilisé, doit être tout à la fois justifié et accepté. Pour autant son usage s’est révélé flottant, longtemps marqué par une recherche des principes au fondement de l’ordre politique qui relevait plus de la philosophie politique que de la théorie sociologique stricto sensu. L’antiquité ne s’était pas posée directement la question de la légitimité du pouvoir politique. Des auteurs comme Platon ou Aristote préféraient s’interroger sur ce qui pouvait constituer un idéal de gouvernement plutôt que sur la source du pouvoir. Comme l’a bien montré Moses Finley, „le jugement porté sur les États s’exprimait donc en termes de bien ou de mal, de meilleur ou de pire, non de légitimité ou d’illégitimité (sauf parfois dans le cas des tyrans)“ (Finley 1985: 177 sqq.; Duran 1990). Ainsi Cicéron, dans le De Republica, nous offre-t-il un dialogue sur la „meilleure constitution“ et le „meilleur homme d’État“. Ce n’est qu’à partir du IV e siècle que le thème de la légitimité sera véritablement abordé par la théologie chrétienne lorsqu’il lui appartiendra de penser les rapports du christianisme et du pouvoir politique, c’est-à-dire de fournir une justification à ce dernier et de concilier le pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel. Le pouvoir politique ne s’impose plus de lui-même et il doit trouver une justification à sa propre existence. Par la suite, la légitimité entretiendra des rapports complexes avec la catégorie de légalité à laquelle on voudra souvent l’identifier, même si comme l’écrit Alexandre Passerin d’Entrèves, la légitimation du pouvoir dont parlent MM. Lasswell, Parsons, Lipset, et tant d’autres, est une question de fait et non de droit (Passerin d’Entrèves 1967: 29-41). Notons d’ailleurs au passage que Michel Coutu a raison de dire que „l’identité de la légalité et de la légitimité ne correspond pas, en effet, à la complexité du propos wébérien“ (Coutu 1995: 232). Le concept de légitimité continue cependant à posséder un statut bien incertain chez les juristes eux-mêmes du fait „des silences, des ambiguïtés et des contradictions de la doctrine“ (Heuschling 2012: 1). En tout cas, la réflexion sur la légitimité ne peut se limiter à la seule recherche normative des principes de ses propres fondements indépendamment des processus par lesquelles elle s’acquiert. Weber fut un des premiers à évoquer cette question de la légitimité au sein des sciences sociales. L’enjeu est d’autant plus crucial qu’il soulève un problème qui 13 DDossier reste prioritaire pour toute analyse approfondie du pouvoir politique. La force de fascination exercée par la pensée de Weber réside tout simplement dans le fait que, comme le notera Breuer, il a rencontré avec son concept de légitimité un „problème central“ pour tout groupement politique moderne (Breuer 1991). Cependant, à la différence des études sur l’État telles qu’elles dominaient le droit positif à son époque, Weber n’en est pas resté à la seule évocation de l’État comme groupement politique, il a mis en jeu une catégorie d’analyse, la légitimité, sans laquelle le rapport de l’État et de la domination ne pouvait être pensé. Là aussi, Weber est certainement le premier à en avoir fait une catégorie analytique pour la compréhension de l’État. Comme le dit Anter, „la légitimité est la sœur jumelle (Zwillingsschwester) de l’État moderne“, elle est „le point archimédien de sa sociologie de la domination“ (Anter 1995: 64sqq.). Chez Weber, État, domination et légitimité entretiennent des relations indissociables. Weber ne cessera de dire d’ailleurs que la légitimité joue un rôle déterminant insuffisamment apprécié dans la stabilisation des régimes politiques. L’importance du raisonnement wébérien pour la sociologie politique aura donc été essentielle. Du même coup, le travail entrepris avec la publication du volume de la Max Weber Gesamtausgabe dédié à la sociologie de la domination n’a pas manqué de relancer la discussion sur la pertinence des concepts wébériens dès lors qu’on se situe aujourd’hui dans une conjoncture historique inversement marquée par „un processus avancé d’érosion du concept classique d’État“ (Hanke / Mommsen 2001: 1). Dans ces conditions, la réflexion wébérienne continue à s’imposer comme recours indispensable et occupe de ce fait une place centrale dans l’évocation de cette question décisive. La réflexion de Weber sur la légitimité s’affirme d’emblée comme résolument sociologique, en accord avec sa définition des sciences sociales comme sciences de la réalité empirique (Wirklichkeitswissenschaften). La posture de Weber est en effet fortement éloignée d’une quelconque recherche des fondements de l’ordre politique. En cela il se démarque nettement de ce que peut être l’attitude de la philosophie ou de sciences dogmatiques comme le droit. Du même coup, un tel regard commande le choix d’une sociologie axiologiquement libre (wertfrei) dans la mesure où l’examen de la légitimité se situe en dehors des considérations personnelles qui peuvent amener le chercheur à condamner ou inversement à promouvoir telle ou telle forme de pouvoir. Loin de chercher à reconstruire la théorie wébérienne de la légitimité, ce qui pourrait paraître très ambitieux sans pour autant épuiser la question, il s’agit plus simplement et plus modestement ici d’en souligner quelques-unes des dimensions sociologiquement les plus significatives afin de mieux saisir la portée réelle de la construction idéal-typique. L’apparente familiarité de la théorie wébérienne de la légitimité masque souvent une profonde méconnaissance. Weber appartient assurément à cette catégorie des auteurs ‚réputés‘ qui, selon la formulation caustique de Musil, sont de fait condamnés à rester méconnus tant il est vrai qu’on est ‚censé les connaître‘. Cependant, comme souvent chez Weber, il est d’autant plus difficile d’avoir une approche intégrée de la question que la thématique se déve- 14 DDossier loppe de manière dispersée dans l’ensemble de l’œuvre (aussi bien dans les écrits de sociologie des religions et les écrits politiques que dans les essais à portée plus méthodologique et épistémologique) et sur une période qui court approximativement de 1908 à 1920. Or, on sait à quel point il est difficile de dissocier, pour Weber plus que pour d’autres, le travail d’interprétation de l’œuvre de son histoire éditoriale. C’est peu dire, pour reprendre la formule de Edith Hanke, que nous sommes en présence d’une „composition complexe“. 1 Du même coup, le travail de reconstruction et d’interprétation n’est ni facile ni assuré, d’autant que l’étude de la légitimité recouvre une multiplicité de facettes et convoque plusieurs niveaux d’analyse qui montrent à quel point il est fallacieux de l’enfermer dans l’apparente simplicité de la trilogie des formes de domination. S’il convient d’analyser la légitimité dans le cadre de relations de domination, Weber différencie la revendication de légitimité de l’acquisition de la légitimité proprement dite, laquelle dépend de la croyance généralisée dans la validité d’un ordre. Son réalisme sociologique lui interdit pour autant d’en faire une simple affaire de croyance tant la légitimité est aussi tributaire d’un dispositif de pouvoir qui garantisse les conditions de son maintien. Pour avoir précédemment étudié la légitimité du point de vue de la revendication de légitimité de ceux qui gouvernent, il me paraît important aujourd’hui de s’intéresser à l’autre axe de la légitimité, c’està-dire ce qui fait la ‚validité‘ (Geltung) empirique d’un ordre légitime, question difficile trop souvent éludée. Il a été beaucoup reproché à Weber d’avoir peu investi dans la compréhension des mécanismes d’adhésion à un ordre social déterminé. Stefan Breuer note par exemple de manière significative: „une multitude de motifs soutenant la croyance des dominés en la légitimité sont presque délibérément ignorés“, et de rajouter „ainsi, la sociologie de la domination n’est pas un instrument utile pour une ‚histoire d’en bas‘“, avant de conclure avec raison „il est vrai qu’elle n’en a jamais eu l’intention“ (Breuer 1995: 41). Andreas Anter adresse de son côté une critique à Weber selon laquelle il s’intéresse à une perspective ‚verticale‘ qui exclurait toute perspective ‚horizontale‘: comment les dominants imposent leurs exigences à ceux du bas, et comment les dominés adressent leurs croyances à la légitimité vers ceux d’en haut (Anter 1995). Ces remarques sont parfaitement justifiées, mais elles ne me paraissent pas totalement rendre compte de la richesse de la réflexion wébérienne dans l’exploration des mécanismes constitutifs de la légitimité politique. Certes, comme j’ai pu l’écrire moi-même, la typologie wébérienne est clairement conceptualisée selon la perspective des dominants dans la mesure où Weber envisage la légitimité comme l’assentiment apporté par les dominés à des revendications de légitimité (Duran 2009b). Pour autant, il met clairement au jour les conditions de possibilité du succès de ces dernières. La validité d’une légitimité est susceptible de s’expliquer sociologiquement par deux dimensions analytiquement distinctes dont la combinaison peut permettre de distinguer empiriquement ce que nous pourrions appeler des ‚régimes de légitimité‘: la croyance en un principe de justification du pouvoir et l’inscription dans un 15 DDossier collectif. Pour être inscrite dans la durée, elle suppose la croyance dans une revendication de légitimité qui doit être partagée. La force de l’obligation se construit à ce double niveau selon des mécanismes sociologiquement différents. Entre croyances partagées et conduites de réciprocité, nous avons à l’évidence les bases d’une théorie sociologique de la légitimité. La légitimité ne vient donc pas d’un principe abstrait, et c’est bien le problème des gouvernants qui doivent éveiller la croyance en la légitimité. Parce qu’il inscrit sa théorie de la légitimité dans une conception relationnelle du pouvoir, Weber ne pouvait négliger cette dimension. Le pouvoir implique toujours dépendance et réciprocité, c’est bien ce qui explique qu’à défaut de participer à une ‚histoire d’en bas‘ Weber ne pouvait en ignorer ni la place ni l’importance. Freund le rappelle à cet égard, „à l’opposé de la légalité qui vient d’en haut, la légitimité vient d’en bas“, et il rajoute, „il n’en reste pas moins vrai que seule la durée fait la légitimité“ (Freund 2004: 61). Affaire de croyances, pour Weber, la légitimité doit trouver dans sa ‚validité empirique‘ le signe de sa consistance (1). Ce n’est qu’à ce titre qu’elle pourra assurer le maintien d’une cohésion sociale minimale sans laquelle une communauté politique ne peut valablement se maintenir, conférant de ce fait au peuple une place et un statut qui ne peuvent être négligés (2). Une réflexion qui, compte tenu des incertitudes sur la nature et le périmètre de ce que doit être aujourd’hui la communauté politique de référence ne peut manquer de nous interpeller. 2. La légitimité: un fait social L’apport de Weber est important à la consolidation d’une sociologie politique qui s’enracine clairement dans une sociologie générale. La sociologie de la domination qui constitue le cœur de la sociologie politique de Weber n’est en effet pas séparable des concepts fondamentaux de la sociologie tels qu’ils sont explicités dans le célèbre chapitre 1 de Wirtschaft und Gesellschaft („Les catégories fondamentales de la sociologie“), tout particulièrement ceux de relations sociales et d’ordre. De manière générale, on peut aisément montrer l’absence de spécificité des concepts utilisés qui ne renvoient jamais à un seul champ, mais irriguent l’ensemble de l’œuvre. La sociologie de la domination est une sociologie du pouvoir qui se prolonge dans l’ordre du politique en posant la question de la légitimité. 2.1. De la relation de domination à l’ordre légitime Se plaçant d’emblée sur le terrain des conduites sociales, Weber montre comment la légitimité prend naissance dans un contexte d’interaction à partir de la constitution des relations de domination. Il est d’ailleurs significatif que, au sein du chapitre 1 d’Économie et société, la question de l’ordre légitime vienne après les développements sur la relation sociale et sa stabilité liée en particulier à des régularités qui se construisent dans les échanges sociaux du fait de l’usage, la coutume ou l’intérêt mutuel. Une interprétation étroite de l’individualisme méthodologique wé- 16 DDossier bérien a conduit à mettre en avant le concept d’activité alors même que le concept de relations sociales constitue le cœur de la réflexion du sociologue allemand, on tend parfois à l’oublier. Que l’action et donc l’acteur soient à l’origine de l’investigation sociologique, rien de plus logique et de moins contestable, mais ce qui est sociologiquement déterminant est que l’acteur est engagé dans des relations sociales. L’activité n’a sociologiquement d’intérêt que parce qu’elle est fondatrice de relations sociales, elles-mêmes susceptibles de donner naissance à des ordres sociaux. Les régularités de l’action proviennent naturellement de son orientation vers des collectifs. L’ordre d’exposition du chapitre 1 d’Économie et société en apporte la preuve qui se déroule selon une logique partant de l’action individuelle pour aller vers les formes d’action collective les plus stables: action, action sociale, relations sociales, ordres, ordres légitimes, groupements. En sociologue Weber s’intéresse aux mécanismes à travers lesquels se construit et se perpétue la cohésion sociale à travers des modalités spécifiques d’organisation. La légitimité est justement une belle illustration de ce passage de l’action à l’ordre. La théorie de la légitimité développée par Max Weber est partie intégrante de sa sociologie de la domination, elle-même indissociable de sa sociologie générale, nous l’avons dit. En cela, et sans surprise, la théorie wébérienne est cohérente avec sa sociologie de l’action. Si la légitimité est affaire de croyances, elle s’objective dans un type particulier de relations de domination. Faut-il le rappeler, les trois types purs de domination légitime ont été construits pour rendre compte de relations de domination, c’est-à-dire des relations d’obéissance à des ordres. Il insiste dès le début du fameux chapitre IX d’Économie et société (Soziologie der Herrschaft) sur le fait que la domination constitue „un des éléments les plus importants de l’action en communauté“ et qu’il faut la saisir comme un cas particulier de la puissance (ein Sonderfall von Macht) dans la mesure où il y voit „la possibilité d’imposer sa volonté propre au comportement d’autres personnes“ (Weber 2013: 44). Par souci de clarté, il retiendra deux types de domination que l’on peut considérer comme les deux extrémités d’un continuum, la domination en vertu d’une constellation d’intérêts telle qu’elle peut s’exercer sur un marché du fait d’une situation de monopole et une domination en vertu d’une ‚autorité‘ caractérisée par un pouvoir de commandement et un devoir d’obéissance. Bien que susceptible d’apparaître sous des formes variées et afin d’éviter toute extension du concept qui le viderait de sa pertinence et l’empêcherait d’analyser les „relations entre formes économiques et formes de domination“, 2 Weber s’en tiendra à un sens plus étroit dans lequel la domination est associée à un „pouvoir autoritaire de commandement“ (autoritäre Befehlsgewalt). Il parvient alors à la définition terminale suivante: Par ‚domination‘, on entendra donc ici le fait qu’une volonté manifestée (un ‚ordre‘) par un ou des ‚dominants‘ cherche à influencer l’action d’autrui (du ou des ‚dominés‘) et l’influence effectivement, dans la mesure où, à un degré significatif d’un point de vue social, cette action se déroule comme si les dominés avaient fait du contenu de cet ordre, en tant que tel, la maxime de leur action (‚obéissance‘) (Weber 2013: 49). 17 DDossier Weber exprime ainsi clairement sa volonté de définir avec précision la ‚domination‘ dans ce qu’elle a de spécifique par rapport au ‚pouvoir‘. Ce dernier est consubstantiel aux relations sociales, tout comme la lutte (Kampf) constitue une dimension anthropologique de l’activité humaine. Le pouvoir est un concept générique. En sociologue, Weber ne croit guère à la parfaite symétrie des relations sociales et c’est bien ce qui justifie son regard sur le droit et le fait, et qu’il ne confonde jamais la règle avec son appropriation par les acteurs, la validité juridique d’une règle et sa validité sociologique. De ce point de vue, Weber défend une position que les perspectives déterministes dans les sciences sociales ont longtemps occulté, à savoir que le pouvoir se construit dans une situation d’interaction et suppose une forme de réciprocité et de dépendance. C’est bien en cela que le pouvoir est un élément de la coordination des conduites sociales. Pour autant, la domination ne saurait se confondre avec le pouvoir tel qu’il se manifeste dans les situations sociales les plus diverses. Elle suppose une permanence, un ordre qui confère une relative durée et stabilité des univers sociaux. Si Weber part de l’idée de commandement, c’est tout simplement parce qu’une situation de domination suppose la capacité à décider et à agir en conformité avec ses décisions. Ainsi la domination peut-elle se définir comme la capacité à donner des ordres qui rencontreront l’obéissance, comme un rapport d’autorité et de subordination. La question centrale devient alors celle de la permanence de cette configuration sans laquelle l’instabilité des échanges sociaux peut être grande et nuire à la constitution d’un ordre. Pour Weber, ce qui est décisif dans la puissance, ce n’est pas qu’elle existe idéalement ou qu’elle soit déductible dogmatiquement ou juridiquement d’une norme, mais le fait qu’elle existe réellement, donc qu’une autorité qui a prétention à donner des ordres déterminés soit effectivement suivie dans une large mesure. C’est ce qu’il appellera la ‚validité‘ (Geltung) d’un ordre, telle qu’elle réside dans ‚l’acceptabilité‘ de l’autorité, même s’il faut parfois se contenter d’un degré d’implication minimum des participants. Si un ordre social a quelque validité, c’est bien parce qu’il est reproductible et manifeste une relative permanence. Si Weber insiste sur la dimension d’obéissance et de discipline, ce n’est pas un hasard. La domination revêt une dimension collective. Elle doit pouvoir s’accommoder de la pluralité et la diversité des intérêts pratiques. Ceci amène naturellement Weber à expliciter les raisons d’une telle permanence. Celle-ci va dépendre de deux éléments analytiquement distincts, mais fortement complémentaires: la justification que procure ou non l’appel à des principes de légitimation et la capacité d’organisation collective par laquelle s’effectuera l’exercice de la puissance. La force de l’obligation se construit à ce double niveau selon des mécanismes sociologiquement différents. Weber insiste régulièrement sur une dimension décisive: pour que la domination soit acceptée et donne lieu à un comportement d’obéissance ‚obligée‘, il faut qu’elle soit justifiée, „la convergence contingente des intérêts“ ne saurait suffire note avec raison Luhmann (Luhmann 2001: 20). Weber le rappelle avec insistance, „toutes les dominations cherchent à éveiller et à entretenir la croyance en 18 DDossier leur légitimité“ (Weber 1965: 220). Comme le formule là encore Moses Finley, si l’obligation politique est le „corollaire de la légitimité“, „la crainte contribue à expliquer l’obéissance politique, non l’obligation“ (Finley 1985: 192sq.). En effet, la relation de domination reste fortement tributaire de la justification que procure ou non l’appel à des principes de légitimation, que ceux-ci reposent sur la tradition, le charisme ou la légalité. Il y a là une dimension quasiment anthropologique dans l’insistance sur un besoin de justification qui est lié au fait que tout pouvoir de commandement doit pouvoir être accepté: Le fait que, pour la domination, le mode de justification de sa légitimité ne soit pas seulement une affaire de spéculation théorique ou philosophique, mais qu’il serve au contraire à fonder les différences réelles au sein des structures empiriques de domination, a son origine dans le fait très général que tout pouvoir, comme toute chance de vie d’ailleurs, a besoin d’autojustification (Selbstrechtfertigung) (Weber 1972: 549). Ce point est déterminant car, Weber le dit, il n’y a pas sur terre de justification à l’état du monde. C’est bien ce qui explique que le problème de l’expérience de l’irrationalité du monde a été la force motrice du développement de toutes les religions (Weber 1996). A contrario la rationalisation du monde précipite l’expérience du non sens que Weber a bien exprimée dans l’évocation de la théodicée rationnelle du malheur: le besoin croissant de conférer un sens éthique à la répartition des bienfaits parmi les hommes est allé de pair avec la rationalité croissante de la considération du monde dans la mesure où, plus le monde est rationnel, plus la répartition des richesses doit être justifiée. Dans un monde qui résulte de l’action des hommes, la souffrance des individus est nécessairement imméritée et un tel sentiment d’injustice ne peut que nourrir abondamment la lutte des classes: le fait que le monde est le fruit de ce que l’on fait rend l’injustice insupportable. 3 Mais, comme Weber le note, si le malheur doit trouver une justification, le bonheur doit également être mérité, tout comme le besoin d’autojustification s’étend aussi très naturellement aux gouvernants à travers leur revendication de légitimité. On ne peut que mieux comprendre la fragilité des modes de domination dans un monde sécularisé et la pression à la légitimité qui peut s’exercer. Dans Politik als Beruf, Weber évoque clairement le fait que des raisons doivent étayer la soumission et que ces représentations ainsi que leurs „justifications internes“ sont d’une très grande importance pour la structure de domination (Weber 2003: 119). Faut-il en effet que la revendication de légitimité rencontre l’adhésion des gouvernés. 2.2. De la domination à la validité d’un ordre légitime Si la légitimité suppose bien évidemment une croyance dans le bien-fondé de l’exercice d’une domination, elle implique cependant une autre dimension essentielle et proprement sociale, à savoir le fait que le sentiment de légitimité doit être amplement partagé. Pour cela, Weber marque très clairement que l’analyse d’une domination ne saurait en rester à l’étude de simples actes de soumission. Il faut, 19 DDossier nous dit Weber, que se greffe une dimension plus large, „la croyance en la légitimité“. Celle-ci est donc d’un autre ordre, elle est de l’ordre du collectif. Sentiment partagé, la légitimité doit aussi être relativement stable dans le temps. Autrement dit, Weber introduit de fait une coupure entre ce qui peut relever d’actions individuelles qui visent à adhérer à tel ou tel commandement (Befehl) et ce qui peut fonder la stabilité d’une domination. La légitimité d’une domination ne peut donc seulement être dégagée des préférences empiriques des individus telles qu’elles peuvent s’exprimer dans telle ou telle action, elle suppose la prise en compte d’une autre dimension qui, elle, vise à mettre au jour l’existence d’un ordre (Ordnung). C'est bien la croyance en la légitimité - indépendamment, encore une fois, des préférences des acteurs - qui assure la ‚pérennité‘ (Fortbestand) d’une domination. Laquelle croyance, ne l’oublions pas, apparaîtra d’autant plus fondée qu’elle trouvera sa confirmation (Bewährung) dans la capacité des dirigeants à conduire leurs actions avec succès. C’est en cela qu’elle n’est pas une simple croyance, mais une ‚croyance généralisée‘ qui s’exprime indépendamment des motifs individuels de conduite. Clairement, la simple régularité statistique ne saurait à elle seule être fondatrice d’un ordre, car on désigne „le contenu significatif d’une relation sociale par le concept d’ordre uniquement dans le cas où l’activité se guide (en moyenne ou approximativement) sur des ‚maximes‘ qu’on peut expliciter“ (Weber 1971: 30). Si un ordre social (Ordnung) peut s’établir selon diverses modalités, il est clair pour Weber que seul un ordre légitime est susceptible d’assurer une stabilité suffisante dans la durée, c’est-à-dire un ordre qui suppose naturellement l’existence et la persistance de „croyances en sa légitimité“. Cependant la croyance dans le caractère légitime d’un principe quel qu’il soit ne suffit pas s’il ne donne pas lieu à des comportements effectifs, s’il ne trouve pas à s’actualiser dans des conduites sociales de conformité. Il faut bien en effet qu’il y ait articulation entre les croyances et les pratiques pour que les croyances se stabilisent et aient du ‚crédit‘, pour qu’un ordre ‚vaille‘ (gilt). La validité (Geltung) d’un ordre dépend du fait que les acteurs sociaux orientent, en nombre suffisamment important, leur comportement d’après la représentation qu’ils se font de l’existence d’un ordre légitime. „La chance que les choses se passent réellement ainsi“ est ce qui définit la validité de la légitimité (Weber 1971: 30). 4 On le voit, la validité d’un ordre légitime est de nature empirique et ne saurait se résumer à l’unique nature des principes de légitimité en jeu. 5 Là encore, nous sommes renvoyés aux conduites sociales qui, seules, sont saisissables empiriquement pour attester le degré d’acceptation sociale d’une domination, car le sentiment de légitimité doit être amplement partagé. C’est là que se joue le passage décisif de la relation de domination à la constitution d’un ordre légitime, c’est-à-dire l’inscription de la légitimité dans la durée. S’il ne peut y avoir, au plan sociologique, de supériorité en raison d’une justification du pouvoir, ce qui importe est donc qu’elle soit partagée car c’est ce qui lui donne sa force et lui permet de „s’affirmer grâce au prestige de l’exemplarité 20 DDossier et de l’obligation“ (Weber 1971: 30). La validité devient la mesure empirique de la légitimité, c’est-à-dire de la solidité d’un ordre légitime: - quand l’obligation d’obéissance s’impose aux motifs individuels de conduite et devient une croyance généralisée; - quand émerge un ordre collectif qui impose aux acteurs la convergence de leurs comportements; - quand l’ordre lui-même acquiert la force de l’évidence. A.- La validité (Geltung) renvoie à l’ampleur de l’obéissance, mais il est clair que celle-ci ne nous livre pas mécaniquement l’ampleur de la croyance en la légitimité qui reste toujours difficile à appréhender. Si un ordre peut être respecté, il peut l’être pour des raisons ‚internes‘ de nature diverse qui marquent l’adhésion personnelle des acteurs, mais aussi pour des raisons externes qui garantissent le respect de l’ordre: soit par convention (tout manquement peut donner lieu à réprobation), soit par le droit (par recours à une ‚sanction organisée‘ pour utiliser un vocable durkheimien). Weber montre ainsi tout autant l’importance fonctionnelle de la validité d’un ordre légitime que la difficulté de sa saisie analytique. La détermination empirique de la validité d’un ordre légitime n’est en effet pas évidente, car, Weber le marque très clairement, l’analyse d’une domination ne saurait en rester à l’étude de simples actes de soumission et recommande la plus extrême prudence. Il le dit lui-même très nettement: Il est vrai qu’il est possible de considérer la légitimité d’une domination seulement comme la chance d’être tenue et considérée comme telle en pratique par un nombre suffisamment important de personnes. Mais il est loin d’être vrai que toute docilité à l’égard d’une domination se soit orientée de façon première (ou tout simplement toujours) en fonction de cette croyance (en la légitimité de la domination). La docilité peut être simulée par un individu ou par des groupes entiers purement pour des raisons d’opportunité, elle peut être exercée pratiquement en raison d’intérêts purement matériels, elle peut être acceptée comme inévitable pour des raisons de faiblesse et d’impuissance individuelle. Mais ce n’est pas décisif pour la classification d’une domination. À l’inverse, ce qui est décisif, c’est que toute revendication spécifique de légitimité de la sorte soit valide à un degré de pertinence important, consolide son existence et détermine le type de moyen de domination choisi (Weber 1971: 221). 6 Du point de vue de la revendication de légitimité et de son efficacité, les motifs pour lesquels on peut compter sur le comportement d’autrui sont conceptuellement indifférents, ce qui est important c’est la caractérisation sociologique de la relation comme relation de domination, c’est-à-dire la façon dont l’acteur se comporte et non les motifs qui le guident dans son comportement, lesquels sont le plus souvent insaisissables. Ce qui fonde le haut degré de stabilité d’un ordre, c’est la ‚chance‘ qu’un grand nombre d’individus considèreront qu’il est obligatoire pour eux - quelles que soient leurs raisons - de se comporter comme on attend d’eux, autrement dit quand „les 21 DDossier subordonnés obéiront pour la raison qu’ils considèrent, également du point de vue subjectif, la relation de domination comme ‚obligatoire‘ pour eux“. La solidité d’un ordre légitime dépend du degré d’articulation de la revendication de légitimité et de la croyance en légitimité de la domination. La nature de la légitimité réside dans le fait que „la croyance en la légitimité“ se définit comme une „croyance généralisée“ qui s’exprime indépendamment des motifs individuels de conduite, „à côté d’autres motifs“ comme il le dit aussi de manière bien imprécise d’ailleurs. 7 Du même coup, la seule mise au jour des motifs de l’action, qu’ils soient mus par la coutume, l’intérêt ou par des motifs affectuels, ou encore rationnels en finalité ou rationnels en valeur, ne saurait suffire à établir „les fondements sûrs d’une domination“: on peut en effet „orienter son activité d’après la validité d’un ordre sans obéir uniquement à son sens (tel qu’on le comprend en moyenne)“ (Weber 1971: 31). La légitimité d’un ordre doit en effet pouvoir s’accommoder de la pluralité et la diversité des intérêts pratiques, c’est là une dimension fondamentale, et du même coup la typologie de l’action sociale n’est pas nécessairement l’outil le plus approprié pour parvenir à s’en saisir. Entre ordre et commandement, Ordnung et Befehl, il n’y a pas seulement une différence de nature, il y a aussi une différence de niveau d’analyse. La compréhension de l’action individuelle ne nous hisse pas mécaniquement au niveau de l’explication des régularités sociales. B.- Si la légitimité se définit comme une relation de domination, elle définit aussi un espace collectif des comportements probables dans la mesure où son effectivité doit reposer sur „un rapport d’adéquation entre l’évaluation subjective et l’existence objective des chances relatives au comportement des tiers“ (Weber 1965: 372). 8 Si un ordre social a quelque validité (Geltung), c’est bien parce qu’il est reproductible et manifeste ainsi une relative permanence. L’ordre le plus stable est celui qui apparaît comme ‚légitime‘ aux yeux de ceux qui participent aux relations sociales constitutives d’un tel ordre du fait justement de ce qu’ils supposent être sa ‚validité empirique‘. On le voit bien, c’est la représentation qu’il existe un ordre légitime qui oriente les conduites de l’acteur. L’ordre instaure une relative prévisibilité des conduites. Celle-ci est ainsi liée au fait que les individus vont régler leurs attentes (Erwartungen) et agir en conformité avec ce qu’ils perçoivent du comportement des autres. Obéir à un ordre ne signifie pas qu’on y adhère, on peut aussi s’y plier justement parce qu’on pense que les autres y adhèrent. Le fait que l’acteur observe qu’un ordre social est fortement respecté renforcera son propre souci d’avoir un comportement conforme. Ce sont bien les personnes qui confèrent, par leurs actions, une validité à un ordre social. Ce n’est pas par hasard que Weber montre que ceux qui violent les règles ou ne les respectent pas, sont aussi ceux qui souvent non seulement les connaissent le mieux, mais aussi savent le mieux appréhender leur degré de légitimité. Ce qui caractérise l’action sociale, c’est sa dimension de réciprocité, c’est-à-dire pour citer Weber à nouveau, qu’il faut qu’il y ait „une relation significative à l’activité de tiers inconnus“ (unbekannter Dritter), sans quoi le risque est de créer une situation intenable socialement d’instabilité des attentes (Erwartungen) dès lors qu’il y aurait une incertitude trop forte sur les 22 DDossier conduites des autres (Weber 1965: 375). La capacité à orienter rationnellement sa propre activité dépend naturellement de la fiabilité des informations que l’acteur peut retirer de sa participation à la vie sociale. C.- Enfin, la validité obligatoire d’un ordre légitime peut être liée à son inscription dans le quotidien. On peut voir dans la ‚quotidiennisation‘ (Veralltäglichung) de l’ordre, pour reprendre une terminologie clairement wébérienne, la manifestation peut-être la plus forte de l’emprise d’un ordre légitime. Ainsi, les conduites sociales relevant d’une domination qui se fonde sur l’entente par légitimité (Legitimitätseinverständnis) peuvent exprimer une simple ‚soumission‘ au familier parce qu’il est familier. Il peut s’agir de quelque chose dont on ne comprend d’abord ni les raisons ni même les buts, mais possède néanmoins „une validité obligatoire“ (Weber 1965: 395). Ainsi, „une fois que la loi est devenue familière, il peut arriver que le sens originel, visé par ses auteurs de façon plus ou moins univoque, tombe entièrement dans l’oubli ou se dérobe Au fur et à mesure que les lois se compliquent toujours davantage et que la vie sociale se différencie de manière croissante, cet état de choses devient toujours plus universel“ (Weber 1965: 396). Ou encore, La validité empirique d’un ordre directement ‚rationnel‘ dépend de son côté, selon son centre de gravité, de l’entente par soumission à ce qui est habituel, familier, inculqué par éducation et qui se répète toujours. Considéré du point de vue de sa structure subjective, le comportement adopte souvent, et même de façon prépondérante, le type d’une activité de masse plus ou moins approximativement uniforme, sans aucune relation significative (Weber 1965: 397 trad. modifiée). En effet, comme le rappelle Weber, „dans la vie quotidienne, la coutume et avec elle l’intérêt matériel, rationnel en finalité, les [les motifs] dominent comme ils dominent les autres relations“ (Weber 1965: 219). Il faut aussi y voir de la part des assujettis la croyance que les conditions de la vie courante sont en principe d’essence rationnelle, donc d’une création et d’un contrôle rationnels. Il en découle la confiance dans le fait que ces choses fonctionnent rationnellement, selon des règles que l’on peut connaître. On peut alors orienter son comportement d’après les expectations univoques qu’elles suscitent, la prévisibilité rend le calcul possible. On n’est pas supposé connaître, mais on est supposé comprendre si on en a les moyens (Weber 1965: 398). La légitimité est ainsi une croyance généralisée d’autant plus stable qu’elle ne doit pas avoir besoin d’être réactivée en permanence. On n’est pas ici très éloigné de ce que David Easton développera bien plus tard sous le terme de „soutien diffus“, à savoir „le réservoir d’attitudes favorables et de bonne volonté“ destiné à mettre le système politique à l’abri des perturbations que pourrait engendrer dans le court terme un décalage entre les exigences exprimées et les produits de l’action politique (Easton 1974). 9 Ce qui paraît important est bien de voir que ce qui fonde la validité de la légitimité est de l’ordre des relations et pratiques sociales des acteurs, et non de la seule adhésion à des valeurs ou normes. Il faut bien en effet qu’il y ait articulation entre les croyances et 23 DDossier les pratiques pour que les croyances se stabilisent et aient du ‚crédit‘. Ce qui est clair est que l’existence d’une communauté et d’un ordre s’appréhende à partir des relations sociales qui constituent de fait le milieu dans lequel les individus contextualisent leur action. Encore une fois, c’est des relations sociales qu’il faut partir. Weber nous met ainsi en garde contre une conception ‚sur-socialisée‘ de l’acteur social selon laquelle les hommes seraient portés par le sens profond des règles auxquelles ils adhèrent: la diversité des significations que le simple comportement d’obéissance est susceptible de recouvrir tout comme la pluralité des modes d’appropriation d’un ordre social le montrent abondamment. 10 A cet égard, la différenciation qu’il opère des publics concernés par l’établissement d’une nouvelle loi ou d’un changement de la réglementation illustre bien son réalisme sociologique et son éloignement de tout normativisme. Au-delà d’un premier groupe de personnes dont on peut dire que le niveau d’information sur les règles est maximal dans la mesure où ils participent directement à leur élaboration, existe un deuxième groupe qui est en charge de leur mise en œuvre, par là de leur interprétation. Un troisième groupe d’acteurs est formé par ceux qui sont surtout concernés par telle ou telle dimension de la réglementation. Quant au quatrième groupe, il s’agit de la ‚masse‘, qui est habituée à agir - comme on dit - par ‚tradition‘, en se conformant plus ou moins approximativement à un sens compris en moyenne et il respecte les règlements tout en ignorant la plupart du temps complètement leur fin et leur sens ou même leur existence. Plus on descend dans les types de publics, plus on a affaire à des comportements qui ne sont pas assis sur une perception claire des fondements rationnels des techniques ou des règlements utilisés ou suivis. Cette opacité du monde social est aussi la contrepartie de la rationalisation qui conditionne les mécanismes de pilotage de nos sociétés et enlève aux catégories usuelles de la pratique toute validité de connaissance. Weber aurait du mal à souscrire entièrement à la proposition assurément optimiste de Ferrero selon laquelle la légitimité se reconnaît au fait que „le pouvoir est établi et exercé d’après les règles établies depuis longtemps, connues et acceptées par tous, interprétées et appliquées sans flottement ou hésitations avec un accord unanime, selon la lettre et l’esprit des lois, renforcées par les traditions“ (Ferrero 1945: 171). Là encore, le réalisme sociologique l’empêche d’adhérer à des formules telles que celles qui visent à évoquer la ‚volonté du peuple‘ et le conduit à n’y voir que des fictions. On est loin aussi d’une conception qui assignerait la légitimité à la seule conviction de la justesse normative des principes de justification. C’est bien pour toutes ces raisons que la légitimité, dès lors que l’on admet que la domination est „le fondement le plus important de presque toutes les activités de groupement“, est pleinement significative des „véritables problèmes“ que soulève une théorie sociologique du groupement et de l’institution comme il le dit fortement dès 1913 (Weber 1965: 395). 24 DDossier 3. La légitimité politique: entre nécessité fonctionnelle et exigence politique Loin de tout normativisme et de tout fonctionnalisme, sa définition, voire plus exactement sa caractérisation du politique est très limitée à la simple observation selon laquelle le politique se résume à la seule lutte (Kampf). Comme il le dit dans Parlement et gouvernement, „toute politique est, par essence, combat“ (weil alle Politik dem Wesen nach Kampf ist) (Weber 2004: 401). Que Weber s’affranchisse de la question purement philosophique de recherche des fondements mêmes du politique ne l’empêche pas cependant, en sociologue, de voir dans le politique l’instance dans laquelle se construit et se stabilise la communauté politique. Dans ces conditions, la légitimité constitue une sorte de ‚ciment‘ de l’ordre politique au sens où elle garantit la permanence des relations d’obéissance, et donc la stabilité des formes de pouvoir. La sociologie de l’ordre légitime conduit naturellement à poser la question de la souveraineté populaire et par là même à s’interroger sur la démocratie, ses modalités comme ses difficultés. 3.1. La recherche de l’unité La sociologie de Weber, on le sait, est une sociologie sans société. Le concept de ‚société‘ (Gesellschaft) n’apparaît d’ailleurs que rarement dans l’édition allemande d’Économie et Société. Il n’y a pas de totalité sociale, mais bien une décomposition en sphères sociales, en ordres de vie (Lebensordnungen). L’espace social est un espace fragmenté, un espace de tension (Spannung) et de conflit (Kampf). Les tensions entre les espaces sociaux d’activités tout autant que les tensions internes à chacun d’eux sont là pour le rappeler. Que ce soit en amour, dans le domaine érotique, en économie ou dans le politique. Weber est en fait le premier à avoir réellement pensé la pluralité des mondes vécus et les déchirements qui pouvaient en résulter pour les acteurs sociaux. N’oublions pas que le polythéisme des valeurs et la pluralité des sphères axiologiques, loin d’être une dimension quasiontologique de la condition humaine, sont pour lui l’effet de la diversification des pratiques au sein de champs d’action de plus en plus segmentés et autonomes. La problématique de Weber n’est pas une problématique de l’intégration. Il n’y a pas d’interdépendance fonctionnelle entre les différents secteurs de la vie sociale qui définirait a priori une intégration du tout. Du même coup, ces considérations pleinement sociologiques conduisent à assigner au politique une finalité précise. Le politique ne peut qu’être lié à l’existence d’une communauté et à son maintien. C’est justement l’existence de tensions nombreuses qui explique la place occupée par la communauté politique (politische Gemeinschaft) dans la réflexion du sociologue allemand sur le politique. Certes, Weber n’assigne pas au politique de contenu particulier, il préfère en sociologue de l’action partir de l’activité politique qu’il définit très largement comme „la direction ou l’influence exercée sur la direction d’un groupement politique, aujourd’hui par conséquent d’un État “. Ou encore: „la politique signifierait donc pour nous le fait de chercher à participer au pouvoir ou à influer sur sa répartition, que 25 DDossier ce soit entre États ou au sein d’un État, entre les groupes d’hommes qu’il inclut“ (Weber 2003: 118sq.). 11 Pour autant, le politique comme sphère d’action n’est pas seulement le lieu où se distribuent le pouvoir et l’autorité, il est aussi celui dans lequel se joue l’avenir de la communauté parce qu’il est, comme le dit Freund, „le foyer de l’unité sociale“ (Freund 2004) dans la mesure où c’est dans le „pilotage“ du groupement politique (Leitung eines politischen Verbandes), dans lequel il s’institutionnalise (Weber 1971: 57), que se jouent la production et la garantie des règles susceptibles de maintenir l’équilibre social. 12 Ces considérations illustrent un élément décisif, généralement peu pris en compte, à savoir que la légitimité ne peut se penser en dehors de l’inscription dans un collectif dont la prégnance suscite des comportements de réciprocité des acteurs. Ce qui donne de la force à ce collectif est aussi qu’il est moins construit par des règles que par l’histoire. Dès lors, il n’est pas sûr qu’il faille, et que l’on puisse, dissocier l’étude de la légitimité des conditions d’existence d’une communauté politique (politische Gemeinschaft). La validité de la légitimité d’un ordre social ne se joue pas dans la seule agrégation de comportements d’obéissance, pas plus qu’il ne faut voir dans ces derniers de simples comportements d’imitation (nachahmendes Handeln). La communauté politique est une communauté d’intérêt qui se construit et se consolide dans et par l’histoire au sein de laquelle elle acquiert ses fondements émotionnels durables (dauernde Gefühlsgrundlagen). 13 Le partage d’un même territoire crée en quelque sorte une obligation de vivre ensemble et conforte le sentiment d’une commune destinée (gemeinsames politisches Schicksal) qui est l’élément de base de la ‚conscience nationale‘ (Nationalitätsbewusstsein) de manière bien plus importante encore que les dimensions linguistiques ou culturelles. 14 On retrouve là un des points clés de la sociologie wébérienne, à savoir l’importance de l’expérience pratique que les hommes ont du monde qui se révèle toujours plus significative et plus marquante que des éléments plus abstraits et plus spéculatifs. Dès lors que les valeurs sont trop diverses pour véritablement fonder la communauté, celle-ci est moins à chercher dans l’identité problématique de valeurs communes que dans l’expression d’une volonté de vivre ensemble telle qu’elle peut ressortir d’un sentiment d’appartenance forgé dans le temps à travers la constitution d’une mémoire et l’affirmation d’un destin commun, indépendamment justement des croyances propres de chacun des acteurs qui la constituent. De ce point de vue, les règles formelles qui vont assurer le fonctionnement d’un univers marqué par la pluralité des valeurs ne peuvent exister que dans la mesure où prévaut au départ l’expression d’une communauté. Dans le même temps, la formation durable d’une structure de domination assise sur un appareil de règles formelles et une administration ne peut que susciter en dehors du processus d’institutionnalisation lui-même une „activité communautaire orientée d’après une entente“. C’est là un point qui revient régulièrement chez Weber, celui du façonnage de la vie sociale par des règles que les acteurs sociaux incorporent et qui déterminent un certain état de leurs relations sociales. Ainsi, la familiarité d’un ordre social s’enracine aussi dans quelque chose de fondamental 26 DDossier qui est lié à cette appartenance commune à une même communauté qui génère de fait des comportements qui dépassent la sphère de l’activité purement ‚imitative‘ nous dit-il, puisqu’il s’agit des comportements que l’on imite parce qu’ils passent „pour le signe de l’appartenance à une communauté“ (Weber 1965: 370). La domination qui se fonde sur l’entente par légitimité (Legitimitätseinverständnis), laquelle „détermine de façon fondamentalement importante son caractère spécifique partout où la peur toute nue devant la violence directement menaçante ne conditionne pas l’obéissance“ est ainsi un élément décisif de régulation des comportements. Comme il l’écrit, l’existence d’une communauté politique suppose une action en communauté qui vise à réguler (regulierendes Gemeinschaftshandeln) les relations des hommes qui vivent sur son territoire dans la mesure où l’existence d’une communauté ne saurait supprimer toute possibilité de lutte (Kampf). Il n’est pas improbable qu’il faille chercher pour partie dans l’attachement à la communauté le sentiment de devoir qui conduit au respect des règles, car on peut penser que leur caractère fonctionnel ne saurait suffire à lui seul à créer un devoir moral. La communauté crée indiscutablement un contexte social d’attentes partagées. Comme Weber l’énoncera avec force pour caractériser la citoyenneté, „ce qui s’exprime là, c’est l’unité du peuple d’un État, au lieu de la division entre les sphères privées“ (Weber 2004: 276). Ainsi, il ne peut y avoir de théorie de la légitimité sans théorie de la communauté. Ce n’est pas par hasard si, comme nous l’avons montré, Weber considérait la question de la légitimité comme partie prenante d’une théorie de l’institution et du groupement. Il est parfaitement clair également que c’est à partir de la communauté politique qu’il convient de penser l’exercice du pouvoir dans sa portée comme dans son cadre. 3.2. Quelle place pour le peuple? Comme le rappelle avec raison Jeffrey Green, alors même que la pertinence de la pensée wébérienne pour la sociologie politique est indéniable, sa contribution à l’étude de la démocratie est moins claire et a rencontré de nombreuses critiques, liées tout autant aux difficultés propres à la théorie sociologique wébérienne qu’à l’absence d’une conception suffisamment précise et explicite (Green 2008). De plus, en faisant du charisme politique une catégorie centrale de sa sociologie politique, Weber a malheureusement nourri parfois des confusions regrettables. C’est à partir de la communauté qu’il faut penser le politique. C’est elle tout particulièrement qui permet d’évaluer l’action politique, et donc de définir la nature de la responsabilité des hommes politiques. C’est bien du point de vue de la communauté, en l’occurrence „des intérêts vitaux de la nation“ (Weber 2004: 310), 15 qu’on va apprécier les conséquences de l’action politique, autrement dit sa portée. La supériorité ou plus précisément l’importance de l’éthique de la responsabilité trouve sa justification dans le souci de la communauté qui l’inspire. L’éthique de la responsabilité ne peut être lue comme une simple limitation de l’éthique de conviction au nom d’un quelconque réalisme, elle marque l’introduction d’une autre 27 DDossier considération, qui est celle précisément de la communauté, dans l’appréciation du rapport entre conviction et conséquences de l’action. Le propre du pouvoir politique est d’être soumis à une contrainte de légitimation. Si on se tourne plus particulièrement vers les sociétés modernes, la légitimité du politique s’est essentiellement incarnée dans ce que l’on a pris coutume d’appeler à la suite de Max Weber une légitimité légale-rationnelle. Il y a cependant deux niveaux bien distincts d’exercice de la légitimité chez Weber que l’on a insuffisamment soulignés. Il y a tout d’abord ce que je nommerai une légitimité de position qui détermine un droit de commander en fonction du respect des règles de dévolution et d’exercice du pouvoir qui caractérisent ce que Aron nommait une démocratie constitutionnelle pluraliste. Or, si l’on ne peut évacuer la question de l’ordre politique et du régime qui lui correspond, on ne peut ignorer que le pouvoir trouve aussi sa justification dans ses réalisations, c’est-à-dire dans des activités de gouvernement. Du même coup, la légitimité du pouvoir s’incarne aussi dans une légitimité d’action. Il y a bien donc deux registres de légitimité qui correspondent à deux types de croyances différentes: la croyance dans le bien-fondé des règles qui structurent l’activité de gouvernement et la croyance dans la capacité des hommes politiques à agir avec efficacité dans ce contexte institutionnel. En effet, dans des systèmes politiques où le pouvoir politique se caractérise par une activité de direction incarnée par des politiques publiques, on n’obéit pas seulement pour ce que sont les règles constituant le cadre de l’action, mais aussi pour ce qu’on pense que sont ou seront les résultats de celle-ci (Duran 2009b). Weber développe en fait une conception très moderne de la responsabilité, dès lors que celle-ci n’est pas simplement celle des réalisations (ce que l’analyse des politiques publiques nommera plus tard outputs), mais de façon plus profonde celle des résultats, c’està-dire celle des conséquences produites par les actions entreprises (outcomes dans le langage de l’analyse des politiques publiques). Autrement dit, les conséquences sont de fait les vraies performances à partir desquelles on peut évaluer (bewerten) la contribution des hommes politiques au traitement des problèmes de la communauté. Ce souci des conséquences de l’action est donc très étroitement lié à la place occupée par la communauté politique. Dès lors que le politique se voit assigner la survie de la communauté, disparaissent les valeurs absolues et les qualifications univoques. Certes l’homme politique mobilise des principes, mais il doit aussi tenir compte des données caractéristiques de la situation historique dans laquelle ses propres choix vont devoir s’inscrire. La conviction doit être contextualisée dans le devenir de la communauté. L’action politique doit être élaborée en référence à des situations concrètes et non par simple déduction des principes d’action: c’est ce qui définit une politique ‚objective‘ (sachlich), c’est-à-dire conforme aux faits, qui n’est pas une politique ‚réaliste‘ (Realpolitik), simple adaptation à l’ordre des choses. 16 L’éthique de responsabilité est ainsi construite inductivement à partir des faits plus qu’elle n’est véritablement déduite mécaniquement de l’affirmation des valeurs. Ainsi, c’est l’existence de cette responsabilité, de la nécessité de rendre 28 DDossier des comptes, qui définit et justifie l’importance du contrôle populaire sur les dirigeants. Il y a là un point sociologiquement important qui est que la politique ne se résume pas pour Weber à des jeux de pouvoir entre hommes politiques de plus ou moins grande qualité. Le propos wébérien ne peut être assimilé non plus à une simple sociologie des dirigeants politiques. Il avait parfaitement compris que la spécificité de la sociologie politique comme science du politique est de toujours analyser les processus politiques dans leur rapport à la société. En effet, de manière générale, l’exercice du pouvoir politique est toujours pensé chez lui en rapport avec la structure de la société et le jeu des forces sociales, ses écrits sur la révolution russe en sont une illustration magistrale. 17 Non seulement il faut analyser la sphère politique dans son rapport avec les autres sphères de la société (ce qu’il fait tout particulièrement pour l’économie), mais, si le pouvoir politique peut être autonome des forces sociales, il ne peut en aucune façon leur être indépendant. Certes, pour Weber, une communauté politique se gouverne d’en haut plus que d’en bas, d’où l’importance des procédures de sélection des dirigeants, il n’en ressort pas moins que le bas est aussi ce qui donne à ces mêmes dirigeants la force par laquelle ils peuvent agir dès lors qu’ils sont reconnus comme légitimes. Toute domination se caractérise nécessairement par un pouvoir de décision, une capacité à donner des ordres et à être obéi, et, dans ces conditions, il ne serait sociologiquement pas sérieux de considérer les gouvernants dans une démocratie comme les seuls ‚serviteurs‘ des gouvernés. Le pouvoir qui s’exprime dans cette domination est une relation déséquilibrée, mais réciproque qui marque une dépendance. L’inscription de la domination dans une relation de pouvoir oblige à penser l’interdépendance des deux. Comme l’a écrit Freund, la légitimité vient d’en bas. Weber voit dans la construction démocratique deux tendances lourdes à l’œuvre: une tendance à la bureaucratisation et une tendance plébiscitaire, „la démocratie moderne, partout où elle est démocratie d’un grand État, deviendra une démocratie bureaucratisée“. Ainsi, par-delà la diversité des situations observables viennent se combiner de manière décisive les deux variables analytiquement distinctes et fortement complémentaires que sont la bureaucratisation et l’extension du droit de suffrage. Si les deux ont partie liée avec le mouvement plus général de rationalisation qui affecte les sociétés modernes, la seconde renvoie à un processus de désacralisation du pouvoir et de laïcisation de la politique. On n’a pas traité la démocratie plébiscitaire comme une authentique théorie démocratique. Pour Weber, il s’agit de la possibilité de faire émerger des chefs capables d’assurer la direction de l’État de manière forte et indépendante des intérêts particuliers. Or, le césarisme plébiscitaire contrebalance la bureaucratisation partisane et l’éclatement des pouvoirs tel qu’il peut résulter de la concurrence des partis politiques au sein du parlement; la force de la parlementarisation compense celle de la bureaucratisation de l’État et de la concentration du pouvoir dans la personnalité d’un leader politique. On a reproché à Weber de ne pas tenir compte 29 DDossier de manière positive du pouvoir du peuple. Or sa fixation sur le leadership démocratique ne vise aucunement à mettre au second plan la question des institutions, pas plus qu’il ne cherche à amoindrir le pouvoir du peuple. Ainsi, Green voit-il tout au contraire dans le travail de Weber une sorte de „réinvention du pouvoir populaire“ qui serait spécifique aux conditions d’une démocratie de masse (Green 2008). Weber n’a jamais pensé cependant que le suffrage universel puisse accorder au peuple la capacité de déterminer de quelque façon que ce soit la substance des politiques publiques tout autant que les normes de la vie politique. L’incapacité à influencer sérieusement le contenu des programmes d’action comme des lois est pour lui un fait sociologique incontournable. Cependant, il diffère fortement des théoriciens élitistes dans la mesure où il accorde au pouvoir du peuple un rôle important et significatif dans la fabrication des élites. La sélection démocratique des élites est de nature bien différente que la sélection des experts de l’administration. Ainsi, loin de voir un fossé ou une dichotomie radicale entre les masses et l’élite, il voit une réelle complémentarité. Le peuple dispose d’un pouvoir instrumental décisif à générer des leaders charismatiques, ce qui conduit à lui attribuer une réelle importance. Ce n’est pas par hasard s’il définit dans Le président du Reich le droit de choisir directement un chef comme le maître mot de la démocratie active des masses (Weber 2004: 504sqq.). Pour autant, il n’y a pas chez Weber de ‚réenchantement laïc du politique‘ et en cela il se garde bien d’offrir, tout au contraire, une vision enchantée de la légitimité politique. D’où d’ailleurs son profond scepticisme à l’égard de tout effort pour fonder la politique sur un quelconque échelon transcendant. L’espace du politique au sens des modernes n’a pu justement être ouvert que par l’éviction de la transcendance. Le ‚réenchantement laïc du politique‘ vient de cette volonté de certains de penser que les acteurs sociaux ont une vision claire et englobante et systématique de ce qui fait la légitimité d’un régime politique. Dès lors, il y aurait crise de légitimité parce que les acteurs sociaux auraient perdu leurs repères politiques. Or, on ne peut pas faire non plus de la rationalisation des ‚conceptions du monde‘ le vecteur fondamental de la rationalisation sociale en général. C’est le risque d’une version intellectualisée de la légitimité que d’essayer de le penser et d’oublier que c’est la manière selon laquelle les hommes mènent leur vie qui est fondamentale. Weber a toujours eu conscience de la fragilité de la légitimité, ou tout au moins de son absence d’évidence absolue et il n’a jamais exclu la contestation, au moins pour deux raisons de nature différente. Tout d’abord aucun régime politique n’est ‚authentiquement légitime‘ parce qu’il existe une pluralité de principes de légitimité. Ensuite, parce qu’au sein d’une même société coexistent des ordres sociaux différents auxquels l’acteur va se trouver confronté sans avoir jamais l’assurance de pouvoir les articuler. Dans la fameuse conférence qu’il fit à Vienne en 1917 et que rapporte le journal viennois Neue Freie Presse, Weber évoquait une autre forme de légitimité et concluait son propos en montrant „comment le développement moderne de l’État était caractérisé par le développement progressif d’une quatrième idée de légiti- 30 DDossier mité qui, officiellement au moins, tire sa propre légitimité de la volonté des dominés“ (Breuer 1995; Colliot-Thélène 1995). Certes, le „officiellement au moins“ peut traduire un scepticisme réel qui n’est au fond que la traduction du réalisme sociologique de son auteur. Mais, il ne faut pas perdre de vue que la réflexion wébérienne demeure en fait largement et clairement prospective, passant au prisme de la sociologie de l’action la jeune histoire politique et institutionnelle des régimes démocratiques occidentaux. Les écrits politiques ont ainsi dessiné en creux l’idéal type d’un régime démocratique équilibré que j’ai cru pouvoir caractériser par l’expression de „démocratie ordonnée“ (geordnete Demokratie) (Duran 2009a). 18 Celle-ci procède de manière systémique d’une logique des contrepoids qui repose sur une règle très claire et très classique: le pouvoir arrête le pouvoir. Autrement dit, un régime équilibré implique la force des institutions qui le composent: un parlement puissant, des partis politiques structurés, des hommes politiques autonomes, une bureaucratie d’État compétente, un droit de vote égal pour tous. Une démocratie efficace est bien la combinaison de l’impulsion d’un intérêt supérieur exprimé par le chef politique, mis en œuvre par une bureaucratie compétente contrôlée par un parlement d’hommes politiques responsables choisis par un ‚peuple souverain‘ formé des électeurs représentant l’ensemble des classes sociales sur la base d’une compétition entre les partis politiques qui les supportent. Il le soulignera fortement dans Droit de vote et démocratie en Allemagne, il convient en effet d’intégrer „la masse des citoyens“ à l’État „en les associant, parce qu’ils sont souverains, à la domination“ (Weber 2004: 305). Que „les hommes sont égaux devant la mort“, est bien ce qui fonde l’égalité du droit de vote (ibid.: 278). Le régime pensé par Weber suppose la force de chacun des piliers qui le composent, très éloignée d’une logique de pouvoir à somme nulle. C’est la puissance combinée de chacune des composantes qui fera l’efficacité du régime en obligeant à une coopération efficace entre les acteurs du système politique. Donner du pouvoir aux acteurs est selon la démonstration wébérienne la seule manière d’arrêter la démagogie et l’irresponsabilité en construisant une interdépendance obligée. La responsabilité est affaire de pouvoir en même temps que de contrôle. Être responsable implique en effet une capacité à agir en même temps que la nécessité de rendre des comptes. Coicaud l’exprime parfaitement, „justifier simultanément pouvoir et obéissance est le premier enjeu de la légitimité. De cette double démonstration dépendent le droit de gouverner et ce qui en résulte, l’obligation politique“ (Coicaud 1997: 14). Cette double problématique du pouvoir et du contrôle conditionne le dispositif de pouvoir autour duquel s’organise le traitement des tensions propres à tout fonctionnement collectif et permet in fine l’action de l’homme politique de profession-vocation, c’est-à-dire celui qui agit pour la sauvegarde de la communauté dans son ensemble et qui sait garder ses distances à l’égard des intérêts particuliers. La formulation souvent polémique des écrits politiques ne saurait cependant masquer la nature profondément sociologique du raisonnement qui guide Weber dans sa réflexion et dans le dessin implicite de ce modèle de démocratie équilibrée. 31 DDossier Et s’il doit y avoir césarisme, il doit être „strictement encadré et limité“ (Monod 2012: 59). Weber n’a pas sombré dans ce que Monod nomme justement ‚l’illusion personnaliste‘ qui fait disparaître derrière la personne du leader toute l’organisation qui concourt à l’exercice du pouvoir. Ce que Spinoza avant lui avait clairement montré. Il n’y a pas de pouvoir politique sans dispositif plus ou moins institutionnalisé, même le leader charismatique a besoin de son armée d’apôtres. Au contraire, d’où l’importance des dimensions proprement institutionnelles. Dans un monde justement où il ne peut véritablement se développer une volonté commune, pas plus qu’un intérêt général au sens fort du terme, le compromis s’impose comme l’a bien vu Weber (Weber 1965: 427). Il convient donc de raisonner sur les procédures d’accord. Ce n’est pas par hasard si Weber cite la fameuse formule de Fichte que lui-même tire de Machiavel, selon laquelle on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme, car, comme le dit Weber, „il existe des hommes politiques nés, mais ils sont rares“ (Weber 2004: 342). A défaut d’avoir toujours des hommes politiques de qualité, il faut construire les conditions institutionnelles qui favorisent l’émergence de conduites sociales appropriées. Ainsi, le césarisme plébiscitaire contrebalance la bureaucratisation partisane et l’éclatement des pouvoirs tel qu’il peut résulter de la concurrence des partis politiques au sein du parlement; la force de la parlementarisation compense celle de la bureaucratisation de l’État et de la concentration du pouvoir dans la personnalité d’un leader politique. Weber se méfie tout autant des dominants que des dominés. Pour cette raison, la nature des institutions et leur capacité d’intégration politique en orientant les comportements sont un élément décisif à l’existence de la communauté. Weber craint par-dessus tout l’irresponsabilité politique telle qu’elle peut naître d’une confiscation du pouvoir par les fonctionnaires car ces derniers ne sont en aucune manière responsable des ‚conséquences‘ de leurs décisions et de leurs actes. Pour cette raison, il se prononcera toujours pour l’élargissement du suffrage. Seul un peuple politiquement mûr est un ‚peuple souverain‘, c’est-à-dire un peuple qui a lui-même en main le contrôle sur l’administration de ses affaires et qui, du fait qu’il élit ses représentants, contribue de façon décisive à sélectionner ses chefs politiques (Weber 2004: 453). L’immaturité politique, pour autant qu’elle existe, résulte pour lui de ce que la domination des fonctionnaires est libre de tout contrôle. Le suffrage est nécessairement synonyme de publicité, au sens allemand d’Öffentlichkeit. De la même façon, il faut pouvoir „opposer le contrepoids de la transparence, de la publicité à tout ‚ordre et désordre majoritaire‘ parlementaire“ (Weber 2004: 364). Mais, la force des institutions est aussi pour lui une façon de canaliser, à défaut de toujours maîtriser, la part des émotions dans la vie politique. „Car le danger politique de la démocratie de masses réside bien en tout premier lieu dans la possibilité de prévalence des éléments émotionnels en politique“, dira-t-il (Weber 2004: 413). Il 32 DDossier écrira encore dans Droit de vote et démocratie en Allemagne, „la domination de la rue n’a rien à voir avec le droit de vote égal“ (Weber 2004: 301). Cependant, s’il craint les masses inorganisées et leur prise en mains par des „démagogues de fortune“, il craint tout autant la médiocrité et la pure démagogie des chefs politiques. Au fond, il y a quelque chose de très madisonien chez Weber: comme pour Madison, la meilleure protection contre l’irrationalité en politique repose largement dans la nature des arrangements institutionnels qui consacreront la nature et le fonctionnement du système politique par la façon selon laquelle les acteurs se les approprieront. La réflexion sur le régime politique le plus approprié repose bien sur une problématique de l’ordre légitime telle qu’elle s’inscrit dans une vraie sociologie de l’action. Certes, on peut toujours reprocher à Weber de ne pas avoir pensé les luttes sociales et la contestation, tout comme les mouvements collectifs, mais ce n’était pas son enjeu de recherche. Pour autant, sa sociologie constitue une ressource pertinente pour la saisie des dimensions les plus significatives du pilotage démocratique des ‚communautés politiques‘. Évidemment, Weber ne pouvait anticiper le fonctionnement de sociétés modernes, mais, à travers la question de la légitimité, il a su souligner avec force l’importance de celle-ci pour la stabilité politique. Si, comme l’a montré Elias, la prépondérance des projets à long terme sur les réactions affectives immédiates, l’élargissement de l’échelle temporelle, la dilatation de la temporalité impliquée dans la structuration des conduites sont au cœur même du procès de rationalisation, la confiance des masses est une condition même de l’efficacité politique. De plus en plus, le pouvoir politique est confronté à des problèmes nouveaux et inattendus pour le traitement desquels il a besoin du soutien préalable des masses. L’absence de légitimité démocratique est à l’inverse un obstacle majeur à la stabilité des institutions, la situation de l’Europe le montre aujourd’hui largement. De même, la ‚démocratisation active des masses‘ aurait certainement conduit Weber à appréhender favorablement les voies de participation démultipliées à la vie publique dont sont porteurs les mouvements de développement de la décentralisation et de la démocratie participative. Peut-être y aurait-il vu un progrès vers une ‚démocratie équilibrée‘, possible synonyme de sa ‚démocratie ordonnée‘. Pour avoir mis clairement en lumière les conditions de possibilité d’un ordre légitime, Weber ne pouvait être que conscient de la fragilité de la légitimité politique tout en étant conscient qu’il ne peut y avoir de pouvoir politique conséquent sans légitimité démocratique. En aucun cas, il n’est possible de dire que Weber a manifesté un sentiment critique à l’égard de la démocratie. Ce serait, comme l’a souligné Stefan Breuer, n’avoir pas saisi le sens de sa théorie de la légitimité (Breuer 1995). C’est en tout cas une conception forte de la démocratie qu’il développe qui est loin d’offrir l’image d’une démocratie de tout repos. Le raisonnement wébérien est toujours porté par une préoccupation sociologique, de même que c’est une ambition clairement sociologique qui le conduit à toujours chercher les mécanismes sociaux qui conditionnent la réalité et per- 33 DDossier mettent de l’expliquer. Mais, c’est la force de l’explication qui permet de comprendre l’ambition prescriptive de l’auteur par la prise qu’elle offre sur le réel. Il y a toujours chez Weber unité du mode de raisonnement: c’est le même qui se déploie dans la sphère proprement scientifique de connaissance et dans la sphère pratique. Du même coup, le travail réalisé ne peut manquer de conduire Weber à poser la question du régime politique le plus adéquat à la production d’une action politique tout à la fois efficace et responsable. La conception sociologique de la légitimité débouche ainsi sur une interrogation sur la démocratie. La sociologie de l’action est aussi une sociologie pour l’action. Conclusion: l’actualité d’un questionnement La réception de la Herrschaftssoziologie est en fait tardive qui se développe au sein des sciences sociales seulement après la seconde guerre mondiale et plus particulièrement dans les années 1960. Elle revêt également un caractère d’autant plus paradoxal que le contraste est fort entre la place centrale qu’elle occupera au sein des sciences sociales et juridiques et l’assaut de critiques qu’elle subira de la part de nombreux interprètes. Pour les juristes comme pour les spécialistes de science politique, il n’était guère pensable de pouvoir éviter toute confrontation avec la classification des types de domination légitimes. Reinhart Koselleck considérait lui-même le travail de Weber sur la domination comme „un tournant copernicien“ dans l’histoire du concept lui-même. Quant à Hennis, il évoquait la fascination exercée par la pensée wébérienne dès lors qu’on en venait à s’intéresser à la question de la légitimité et il la considérait même comme quelque peu paralysante pour la recherche. Pour autant, la théorie wébérienne n’a guère convaincu et la question de la légitimité de la légalité a même été sévèrement critiquée par la majorité des interprètes (Hennis 1996). Un auteur comme David Beetham ne dit-il pas que si la sociologie politique de Max Weber constitue „une des pierres de touche de l’analyse politique du XXème siècle“, son concept de légitimité et sa triple typologie de l’autorité légitime représentent un des „aspects les plus imparfaits de l’héritage wébérien“ (Beetham 1995). 19 Carl Friedrich disait déjà, „la typologie de Weber est infondée et doit être rejetée“ (Friedrich 1961). Pour Luhmann, la croyance en la légitimité reste bien mystérieuse et la légitimité de type légale-rationnelle reste la plus faible et la plus difficile à expliquer quand elle est, dans la problématique wébérienne de la modernité, la plus centrale dans sa sociologie du politique. Selon lui, „Weber n’a pas suffisamment élaboré son concept de légitimité en regard des processus sociaux qui produisent la légitimité et les conditions sociostructurelles qui la rendent possible“ ou dit autrement: „le concept wébérien d’une légitimité rationnelle fondée sur la croyance en la légalité de l’ordre établi, ne nous renseigne pas suffisamment sur la façon dont une telle légitimité de la légalité est sociologiquement possible“ (Luhmann 2001: 19sqq.). Arthur Schaar enfin, évoquant la trilogie des types de domination légitime, regrette que „depuis Weber, nous avons été très occupés à ranger les phéno- 34 DDossier mènes observés dans l’une ou l’autre des trois boîtes“ plutôt qu’à poursuivre le travail de recherche (Schaar 1981). Sans revenir sur la nature plus ou moins fondée des critiques, il est au moins permis de dire que le concept de légitimité, concept clé pour la sociologie de l’État et la sociologie de la domination, occupe une place étrange dans la mesure où son importance contraste avec le fait qu’il reste largement indéfini dans l’ensemble de l’œuvre. Comme le note Anter, la méticulosité wébérienne dans la construction des concepts s’interrompt avec le concept de légitimité, ce qui est d’autant plus surprenant que pour Weber, „les progrès qui ont le plus de portée dans le domaine des sciences sociales [...] prennent la forme d’une critique de la formation des concepts“. 20 Il est vrai aussi que, comme nous l’avons noté en introduction, la théorie wébérienne a été fortement marquée par des lectures, souvent philosophiques, dans lesquelles la réflexion sur la légitimité tendait à se limiter abusivement à la seule recherche normative des principes susceptibles de la fonder. Longtemps obscurcie en France par exemple par les interrogations de Léo Strauss auxquelles Aron a abusivement prêté le flanc, elle est encore imprégnée par les réflexions d’auteurs réputés qui tentent à travers l’œuvre du sociologue de penser les rapports hautement complexes entre légitimité, droit et morale, au premier rang desquels on trouve naturellement Jürgen Habermas (Habermas 1997). Pour autant, Max Weber nous a légué la réflexion sociologique certainement la plus conséquente sur la légitimité et il avait lui-même bien perçu la fragilité de tout ordre politique dès lors qu’il ne saurait y avoir de fondement définitif à l’obligation politique dans un monde sécularisé marqué au sceau de la ‚démagification‘ (Entzauberung der Welt). Sociologiquement, légitimité et légitimation sont en effet bien liées tant la revendication de légitimité est devenue le problème lancinant qui se pose aujourd’hui aux différents régimes politiques toujours à la recherche d’une stabilité d’autant plus difficile à maintenir qu’elle repose sur l’adhésion des citoyens. 21 Pour autant, quand bien même la question des mécanismes qui rendent le pouvoir acceptable est essentielle, la réflexion sociologique sur la légitimité a incontestablement marqué le pas et n’a guère progressé, souvent encombrée par une recherche des principes au fondement de l’ordre politique qui relève plus de la philosophie politique que de la théorie sociologique stricto sensu. Une telle situation a été d’autant plus propice à un usage ‚flottant‘ du terme de légitimité que la difficulté à se saisir empiriquement de la question de la légitimité n’a guère facilité les choses. Tyler l’a dit à juste titre, „l’absence virtuelle d’examen empirique de la légitimité nous laisse vulnérable à la charge que le concept est un concept magique que l’on doit invoquer quand notre pouvoir d’explication par autre chose échoue“ (Tyler 2006: 27). Dans ces conditions d’indétermination conceptuelle, il ne faut pas s’étonner que la ‚crise de légitimité‘ soit devenue le diagnostic commode d’une ‚crise du politique‘ qui serait ainsi le mal chronique d’un pouvoir politique jamais pleinement stabilisé, et comme Luhmann le note avec agacement, „sous l’étiquette de ‚légitimité‘, on ne trouve finalement guère plus que la popularité des gouvernements et la rhétorique politique“ (Luhmann 1999: 148-149). La légitimité est devenue sans beaucoup de 35 DDossier discernement ni plus de rigueur aussi bien le problème des régimes politiques, des institutions de gouvernement que celui des hommes politiques et des professions de toutes sortes, au point de confondre bien souvent ce qui relève du simple registre de la justification et ce qui relève des mécanismes plus complexes de l’acquisition de la légitimité proprement dite. De l’idée d’une ‚crise de la représentation politique‘ à la remise en question de l’efficacité des gouvernements, les interrogations se sont en effet multipliées pour conclure à une ‚délégitimation du politique‘ conduisant nécessairement à une érosion du soutien aux institutions des démocraties libérales. La politisation du thème de la légitimation a été l’exacte contrepartie de „la dramatisation insistante du problème de la légitimité“, pour reprendre la formule juste de Luhmann (Luhmann 1999: 144). Il n’est pas sûr que l’on puisse continuer à éluder une question dont l’importance pratique ne peut se satisfaire de considérations conceptuelles vagues. Si un déficit de légitimité affecte tant les actes de gouvernement que les positions de pouvoir, on peut regretter que, à quelques rares exceptions, l’importance du sujet n’a pas conduit à un effort plus systématique sinon d’élaboration d’une théorie pleinement sociologique de la légitimité, tout au moins de constitution d’un programme de recherche. A l’évidence, l’acuité politique de la question n’a pas défini une priorité de la recherche. Mais, sur une question comme celle de la légitimité, la force et l’importance de Weber est qu’il nous aide à construire une théorie pleinement sociologique de la légitimité, en tant que celle-ci est affaire de ‚croyances‘, mais aussi une théorie élargie dans la mesure où il nous permet d’en saisir les différents niveaux de constitution. Il ne saurait y avoir de pouvoir politique sans acteurs, tout comme les acteurs supposent un contexte et des dispositifs d’action. Notre propos vise moins à une appropriation critique de l’approche wébérienne qu’à continuer à en préciser les contours et en marquer les potentialités. Compte tenu de la place centrale qu’elle occupe dans la discussion sociologique de la légitimité, un tel travail nous paraît être un préalable à la fixation d’un véritable programme de recherche sur un thème aussi décisif et problématique que celui de la légitimité. Anter, Andreas, Max Webers Theorie des modernen Staates, Herkunft, Struktur und Bedeutung, Berlin, Duncker & Humblot, 1995. Beetham, David, Max Weber and the Theory of Modern Politics, Cambridge, Polity Press, 1985. Beetham, David, The legitimation of power, London, Macmillan, 1991. Beetham, David, „Max Weber et la légitimité politique“, in: Revue européenne de sciences sociales, 33, 101, 1995, 11-22. 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Nous renvoyons, pour les clarifications importantes qu’il introduit, à Jean-Pierre Grossein (Grossein 2005: 698sqq.). 2 Je me permets de reprendre ici quelques uns des arguments développés dans Bruhns / Duran 2014. 3 On peut rapprocher le raisonnement wébérien de celui de Durkheim à propos de la division du travail contrainte (Durkheim 1967). 4 Formulation que l’on trouve déjà en 1913 dans l’essai sur les catégories de la sociologie compréhensive: „Aussi considèrerons-nous comme expression normale de la ‚validité‘ empirique d’un ordre la chance qu’il a d’être observé“ (Weber 1965: 355 trad. modifiée). 5 Pour Weber, par exemple, le droit naturel a été influent du fait de sa validité empirique, c’est-à-dire du fait que la croyance en sa légitimité a été partagée par un nombre important de personnes qui ont ainsi orienté leur comportement d’après cette croyance. 6 La première partie du passage est totalement incompréhensible dans sa traduction française, il nous paraît préférable d’en donner également la version originale: „Die ‚Legitimität‘ einer Herrschaft darf natürlich auch nur als Chance, dafür in einem relevanten Maße gehalten und praktisch behandelt zu werden, angesehen werden. Es ist bei weitem nicht an dem: daß jede Fügsamkeit gegenüber einer Herrschaft primär (oder auch nur: überhaupt immer) sich an diesem Glauben orientierte“ (Weber 1972: 123). 7 Peut-être convient-il de rapprocher la ‚croyance généralisée‘ dans la légitimité des ‚structures collectives‘ évoquées par Weber au début du chapitre 1 d’Économie et Société: „L’interprétation de l’activité doit tenir compte d’un fait d’importance fondamentale: ces structures collectives qui font partie de la pensée quotidienne ou de la pensée juridique (ou d’une autre pensée spécialisée) sont des représentations de quelque chose qui est, pour une part, de l’étant (Seiendes), pour une autre part, du devant être (Geltensollendes), qui flotte dans la tête des hommes réels (non seulement les juges et les fonctionnaires, mais aussi le ‚public‘), d’après quoi ils orientent leurs activités; et ces structures comme telles ont une importance causale fort considérable, souvent même dominante, pour la nature du déroulement de l’activité des hommes réels“ (Weber 1971: 12sq.). 8 Nous reprenons la formule concise de Jean-Pierre Grossein (2005: 701). Cf. également Weber (Weber 1965: 355 et 372). 9 On notera dans le même sens l’observation de Luhmann pour qui „[l]es convictions motivées importent moins qu’une acceptation sans motif et indépendante des particularités individuelles [...], acceptation à laquelle on peut s’attendre même en l’absence d’une information concrète“ (Luhmann 2001: 25). 38 DDossier 10 Il est en cela cohérent avec la distinction opérée dès les premières pages du chapitre 1 d’Économie et Société entre comportement et action sociale. 11 Il en va du politique comme de la religion: „Nous n’avons pas non plus à nous occuper de ‚l’essence‘ de la religion. Notre tâche est d’étudier les conditions et les effets d’une espèce particulière de façon d’agir en communauté“ (Weber 1971: 429). 12 C’est une idée que l’on retrouve également exprimée par Éric Weil pour qui l’État est l’organisation d’une communauté historique et pour qui la fin dernière de toute action gouvernementale est la survie de la communauté. Le critère de la responsabilité politique est de fait historique et non moral (Weil 1971). 13 Nous renvoyons ici au chapitre sur la communauté politique, malheureusement non traduit dans Économie et Société (Weber 1972: 514). 14 Jean-Marie Vincent souligne avec raison que Weber „s’éloignait de plus en plus d’une tradition allemande qui, dans la nation, voyait avant tout un peuple, une langue, une culture, et non un ensemble complexe articulé de relations sociales et politiques, de relations à un passé et à un présent, ensemble dans lequel les institutions et la culture politique devaient forcément jouer un rôle important“ (Vincent 1998: 40). On est ainsi loin d’une conception de la nation comme communauté transcendant les divisions sociales, culturelles ou politiques qui en fait en réalité une ‚communauté fictive‘. 15 Sur la question de l’État et de la nation, on se reportera naturellement à Wolfgang Mommsen (Mommsen 1985). 16 Cf. de ce point de vue la critique sévère faite par Weber du concept d’adaptation dans „Essai sur le sens de la ‚neutralité axiologique‘“, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer la „politique réaliste“, celle qui se définit essentiellement comme „adaptation aux chances de succès éphémères, réelles ou imaginaires“, qui ne voit ainsi que la „valeur du succès“ au détriment de la „valeur de conviction“ (Weber 1965: 443). On pense ici à Musil qui différenciait l’homme du réel qui conçoit le possible comme une extension conservatrice du réel et l’homme du possible qui ne conçoit le réel que sur fond du possible (Musil 1956). 17 Nous renvoyons ici le lecteur aux divers articles de François Chazel sur la révolution russe (cf. Chazel 1995: 117-140). Cf. également Beetham 1985. 18 Nous reprenons à notre compte une formule de Weber qui permet une caractérisation globale commode du type de régime politique qu’il souhaite voir se développer: „En Allemagne, nous avons la démagogie et l’influence de la populace sans la démocratie, ou plutôt faute d’une démocratie ordonnée“ (Weber 2004: 402). 19 Cf. Beetham 1995, également id. 1991 où il ira même jusqu’à qualifier l’influence de Weber sur le sujet de „désastre“. 20 „Les progrès les plus considérables dans le domaine des sciences sociales sont liés positivement au fait que les problèmes pratiques de la civilisation se déplacent et qu’ils prennent la forme d’une critique de la construction des concepts“ (Weber 1965: 204). 21 Simone Goyard-Fabre note elle-même que dans le monde contemporain, la question de la légitimation du Pouvoir a supplanté le problème de sa légitimité (Goyard-Fabre 1996).