eJournals lendemains 39/154-155

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Narr Verlag Tübingen
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2014
39154-155

Médialités franco-allemandes

2014
Beate Ochsner
Geneviève Vidal
ldm39154-1550008
8 Dossier Beate Ochsner / Geneviève Vidal Médialités franco-allemandes De part et d’autre du Rhin, l’idée communément partagée sur les sciences humaines et sociales des médias est qu’elles sont des produits importés des États-Unis et plus généralement du monde anglophone vers l’Europe non anglophone. C’est souvent le cas lorsque l’on parle de médias digitaux, ces dispositifs techniques qui ont depuis longtemps fait l’objet de publications dans le monde anglophone et auxquels les chercheurs européens non anglophones ont mis du temps à s’intéresser. On en viendrait presque à penser que cette prééminence de la littérature anglophone fait loi et que les travaux qui ont émergé en France comme en Allemagne sur ce thème ne font que suivre les lignes tracées par les différentes approches existantes de la planète digitale. Si ce constat n’est pas complètement faux, il est très grossier et ce dossier est né d’une exigence simple: le déconstruire, interroger l’originalité des recherches effectuées en France et en Allemagne sur le terrain des médias - en particulier des médias digitaux -, et donner quelques exemples d’une proximité de perspective et de thématique qui, si elle est encore jeune, gagnerait à se développer. Ce dossier s’ouvre sur la contribution de Stefanie Averbeck-Lietz qui fait l’état des lieux en perspective historique de la manière dont les sciences de l’information et de la communication se sont développées en Allemagne et surtout en France. Alors que l’Allemagne réceptionne les travaux nord-américains issus du courant de la Communication Research rendu célèbre par Harold Lasswell et Paul Lazarsfeld, et au sein duquel les chercheurs allemands vont s’investir, la France y montre une étonnante indifférence. On aura pu y voir une forme d’anti-américanisme ou du moins une lutte implicite contre l’hégémonie de la recherche nord-américaine sur les médias. Or, nous dit Averbeck-Lietz, il n’en est rien. Les chercheurs français connaissent très bien les travaux nord-américains, mais ils ne s’inscrivent pas dans la tradition de l’étude des médias de communication de masse et de leur influence sur la société. Les sciences de l’information et de la communication en France - les SIC - relèvent d’abord de la linguistique et de la sémiotique et les SIC ne se conçoivent pas comme une discipline bien établie, avec ses frontières et ses thèmes directeurs, mais comme le point de convergence d’une multiplicité de disciplines des sciences humaines et sociales, à savoir la sociologie, la philosophie, les sciences politiques, la psychologie ou encore le journalisme. Cette diversité des sciences de l’information et de la communication en France n’a pas favorisé une institutionnalisation rapide de la discipline (1975), mais une fois établie, elle séduit de nombreuses sciences connexes qui contribuent à son expansion progressive. Alors que les différences semblent irréconciliables entre une recherche allemande très axée sur le discours nord-américain et une recherche française qui continue à développer sa tradition interdisciplinaire, l’apparition des 9 DDossier médias digitaux change la donne à tel point que de part et d’autre du Rhin les instances de la recherche en appellent à une collaboration plus importante entre chercheurs allemands et français sur ces objets. Malgré toutes les différences que l’on peut relever entre l’Allemagne et la France, il semble néanmoins que les perspectives convergent non sur l’objet média en tant que tel, mais sur sa caractéristique cardinale: la médialité. Un des courants qui en France aura structuré fortement les recherches autour de ce thème directeur est celui de l’ethnométhodologie. C’est ce que nous présente Julia Velkovska à l’occasion d’une reconstruction des grands temps de la recherche ethnométhodologique et conversationnelle sur les usages des technologies de la communication. Elle retrace les ancrages épistémologiques, méthodologiques et institutionnels de ce courant qui ouvre sur des travaux réalisés dans le cadre de trois principaux terrains d’enquête: la vidéocommunication, les interactions sur téléphone mobile et sur les plates-formes conversationnelles de l’Internet. Julia Velkovska montre en particulier la manière dont ce courant débouche sur une conception dynamique du contexte des médias numériques, où interaction et contexte se co-configurent dans la progression des activités de manipulation des médias et d’action par ces médias. Par l’étude de la médialité et des usages de cette médialité, l’ethnométhodologie dans le paysage intellectuel de la sociologie française des usages déployée au sein des sciences de l’information et de la communication cherche à sonder l’usage des médias. De quoi s’agit-il? Tel est le thème qu’approfondit Marie-Christine Bordeaux pour montrer les affinités entre la notion d’usage - qui n’est pas la simple utilisation de l’outil média mais le développement d’un art de vivre avec et par ces médias - et la notion d’expérience. Bordeaux montre que l’un des points forts des approches françaises des médias est d’avoir contribué à se débarrasser de la connotation seulement fonctionnelle du concept d’usage pour l’avoir recontextualisé dans le cadre d’une expérience plus globale des médias digitaux. Néanmoins, ces approches ont également leurs limites en ce qu’elles n’offrent pour l’instant pas un concept suffisamment bien délimité et à la fois souple, susceptible d’intégrer usage et expérience des médias digitaux. Elle exemplifie son propos en reprenant en particulier deux enquêtes menées en France sur les formes de médiatisation et de médiation que l’on peut mettre en évidence à propos d’innovations technologiques récentes, et elle propose d’explorer dans ce contexte comment la notion d’expérience peut être enrichie pour mieux comprendre les usages que les publics font de ces nouveaux médias. Les deux contributions allemandes de Beate Ochsner et de Isabell Otto suivent un questionnement analogue qui place au centre de l’investigation la médialité des médias et qui en rend compte sur la base d’une approche socio-culturelle des médias et de leurs usages. Qu’est-ce que cette médialité rend possible et qu’estce qui la rend possible? Comment nos interactions avec les médias digitaux transforment non seulement la médialité de ces médias, mais également leurs utilisateurs? Par exemple, que se passe-t-il lorsque les utilisateurs de ces médias sont 10 DDossier des personnes handicapées? Telle est la question que Beate Ochsner aborde en s’intéressant aux applications digitales développées pour favoriser une utilisation des médias sur la base du langage des signes. Avec les médias digitaux et l’Internet, ce genre d’application - non seulement en rapport à la surdité, mais également à d’autres formes de handicap - s’est rapidement développé, donnant aujourd’hui aux personnes handicapées non seulement la possibilité d’utiliser ces médias, mais surtout la possibilité de participer activement à la vie sociale. Néanmoins, si le discours ambiant affirme que ces applications sont faites pour améliorer l’accès général aux médias digitaux tout en personnalisant leurs usages, elles tendent également à dicter des postures, une gestuelle et finalement tout un comportement d’adaptation qu’il s’agit d’entraîner et de discipliner pour pouvoir utiliser ces médias digitaux et par conséquent participer d’une vie quotidienne de plus en plus interfacée. Faites pour autonomiser le sujet, ces applications remettent en question cette autonomie même car elles la conditionnent à l’obtention de compétences nécessaires au fonctionnement ‚normal‘ des sujets. Dans un registre plus philosophique, Isabell Otto réflechit à la question du dysfonctionnement des médias digitaux, une question que l’on croirait presque disparue tant l’imaginaire technologique nous abreuve de fictions relatives à la connexion permanente aux médias digitaux et, par leur intermédiaire, à la société. Notre quotidien n’en demeure pas moins rivé à la fragilité fonctionnelle de ces monstres électroniques qui, de temps à autre, ne fonctionnent pas bien ou pas du tout. Que se passe-t-il alors? Isabell Otto montre que les médias digitaux ont toujours pris en compte ce problème sous la forme de production de symboles et d’images qui, lorsque une panne survient, se manifestent à l’utilisateur pour lui signaler que sa relation à l’espace-temps partagé est momentanément interrompue, un espacetemps interactif qui, selon Otto, n’est produit que par cette symbolisation. Le moment d’attente qui débute et qu’Otto analyse avec Jean-Luc Nancy possède la qualité de synchroniser dans une temporalité identique les temps - que la panne a rendu différent - de l’utilisateur et du média digital. Cet univers iconique n’a pas seulement une fonction signalétique. Il rend possible les processus d’interface qui n’indiquent pas seulement les ordres temporellement différents des usagers et des médias mais qui, en même temps, les arrange dans un assemblage socio-technique partagé. Le charme particulier de la médialité des médias digitaux est qu’elle se joue de nous, tout comme nous pouvons nous jouer d’elle, ce qui ouvre non seulement un espace multivarié de communication, mais également des usages multipliés de ces médias, y compris des usages détournés et, pourquoi pas, artistiques. Depuis les années 1990 et la généralisation des interfaces graphiques sur tout type de médias digitaux, de nombreux artistes et auteurs utilisent ces médias digitaux pour engager une production artistique ou créative. On connaît l’exploitation de la vidéo, de la télévision et plus généralement de l’image dans le champ artistique qui n’a pas attendu l’Internet pour se manifester. On connaît peut-être moins le travail effectué sur les logiciels et les scripts de programmation pour créer sur la base de médias digitaux conventionnels des effets de surprise chez les 11 DDossier utilisateurs, des comportements techniques inattendus, des jeux vidéo qui se transforment en installation ou des musées qui deviennent des objets communicants. Bienvenu dans le monde du Netart et des arts digitaux auxquels introduisent Christian Papilloud et Geneviève Vidal sur la base d’une enquête effectuée auprès de cinq projets français qui revendiquent une forme d’art participatif basé sur le détournement et la critique des médias digitaux. Mais derrière l’originalité des projets pointe la dure réalité de la vie d’artiste, dont la carrière repose précisément sur cette médialité qu’il s’agit de former et de déformer avec l’aide d’un public aussi nombreux que possible pour parvenir à la faire valoriser. Il en va de sa propre carrière professionnelle dont la légitimité ne s’établit pas au sein de l’art seulement, mais également en lien avec les marchés de l’innovation. Dès lors, la créativité émancipatrice des arts numériques - au double sens d’une émancipation des utilisateurs et du public vis-à-vis de la technique et d’une émancipation de l’art vis-à-vis des instances traditionnelles qui en garantissent la légitimité sociale - devient le meilleur moyen de mobiliser un maximum de gens possible au profit du positionnement professionnel de l’artiste, que ce positionnement s’inscrive dans un domaine d’activité ou une institution artistique, ou qu’il s’inscrive dans une entreprise ou une industrie. Ce dossier se referme sur cette contribution, en espérant avoir mieux mis en évidence les enjeux contemporains qui peuvent stimuler le dialogue franco-allemand sur les médias digitaux. Chacun à sa manière, les auteurs permettent de se faire une meilleure idée du champ de gravité autour duquel ces recherches peuvent s’organiser, un champ défini par l’approche culturelle et sociale de la médialité des médias digitaux et de leurs usages, une médialité qui s’impose progressivement dans nos sociétés contemporaines comme l’un des enjeux dominants, l’un des principes structurants de nos vies quotidiennes.