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2011
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„La résistance est première – Penser contre les pouvoirs, contre les conformismes, contre les évidences.“ Entretien avec Didier Eribon

2011
Urs Urban
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109 Entretien Urs Urban „La résistance est première - Penser contre les pouvoirs, contre les conformismes, contre les évidences.“ Entretien avec Didier Eribon Didier Eribon, auteur d’une célèbre biographie sur Michel Foucault ainsi que de nombreux ouvrages sur l’histoire des intellectuels en France, compte parmi les philosophes et sociologues les plus renommés et les plus intéressants de la France contemporaine. Avec ses Réflexions sur la question gay et son livre sur Jean Genet il est l’un des premiers à avoir défriché en France les gender et queer studies pour les mettre au service de la pensée critique. En 2009 paraît Retour à Reims, un livre très personnel dans lequel Eribon raconte l’histoire de sa propre subjectivation en tant qu’homosexuel dans un milieu prolétaire - d’une manière qui rappelle à bien des égards l’Esquisse pour une auto-analyse de Pierre Bourdieu et les récits socio-biographiques d’Annie Ernaux. Ce livre a connu un grand succès en France. Les écrits d’Eribon se caractérisent par une précision analytique présentée dans un style exigeant. Eribon est - ou était - très proche des théoriciens qu’il évoque dans ses travaux - Foucault bien sûr, Derrida, Bourdieu qui devint de plus en plus important, Judith Butler. Eribon est professeur de sociologie à l’Université de Picardie Jules Verne à Amiens. Son œuvre a été traduite dans de nombreuses langues - en allemand cependant est disponible uniquement sa biographie de Foucault. Dans notre entretien il parle de son dernier livre, de l’importance de s’engager, de la signification littéraire et politique de Jean Genet - qui a fêté en 2010 son centième anniversaire sans qu’on s’en soit rendu compte en Allemagne - de Derrida, de l’Allemagne et des livres qu’il est en train de lire. Didier Eribon, Autor einer berühmten Biographie über Michel Foucault sowie zahlreicher weiterer Werke zur Geschichte der Intellektuellen in Frankreich, ist einer der profiliertesten und interessantesten französischen Philosophen und Soziologen der Gegenwart. Mit seinen Réflexions sur la question gay und seinem Buch über Jean Genet hat er als einer der ersten in Frankreich die gender und queer studies für die kritische Theorie produktiv gemacht. 2009 erschien sein persönlichstes Buch, Retour à Reims, in dem er die Geschichte der eigenen Subjektivierung als Homosexueller im proletarischen Milieu erzählt - in einer Weise, die an Pierre Bourdieus Essai d’auto-analyse und die Soziobiographien von Annie Ernaux erinnert. Das Buch fand in Frankeich eine große Leserschaft. Eribons Schriften zeichnen sich durch eine Genauigkeit der Analyse aus, die er in stilistisch anspruchsvoller Weise vorträgt. Eribon kannte und kennt zudem viele der Theoretiker, auf die er sich in seinen Arbeiten bezieht, persönlich - Foucault natürlich, Derrida, Bourdieu, der zunehmend wichtig für ihn wurde, Judith Butler. Eribon ist Professor für Soziologie an der Universität von Amiens. Sein Werk ist in zahlreiche Sprachen übersetzt - auf Deutsch ist allerdings nur seine Foucault-Biographie erhältlich. In unserer Unterhaltung spricht er über sein letztes Buch, über die literarische und politische Bedeutung Jean Genets - der im Jahr 2010, was in Deutschland kaum bemerkt wurde, hundert Jahre alt geworden wäre - über Derrida, Deutschland und seine aktuelle Lektüre. 110 Entretien Dans votre dernier livre, Retour à Reims, vous reprenez l’analyse de la violence sociale que vous pratiquez déjà dans vos livres précédents - en partant cette fois-ci de votre propre biographie. 1 L’exemple biographique vous sert comme point de départ pour une analyse sociologique, autrement dit: Vous déduisez la description théorique de la situation personnelle et donc des conditions sociales ayant produit la subjectivité de celui qui écrit - en l’occurrence: la vôtre. Quel rôle joue l’expérience vécue de l’auteur, sa subjectivité, pour ce qu’il écrit? Qu’importe qui parle? En fait, ce livre est né d’un sentiment de nécessité: à la mort de mon père, en regardant avec ma mère des paquets de vieilles photos qu’elle avait sorties d’une armoire, je me suis revu dans mon passé, dans mon enfance, dans mon adolescence, et j’ai été frappé de voir à quel point la marque de la classe sociale était imprimée dans les corps, les décors, les vêtements, les attitudes… Et j’ai voulu restituer l’histoire de ma famille, c’est-à-dire l’histoire d’une famille ouvrière dans le nord de la France, et ma propre histoire, c’est-à-dire celle d’un enfant de la classe ouvrière qui vit une ascension scolaire et sociale qui l’éloigne de son milieu d’origine. Je n’avais pas l’intention d’écrire une autobiographie: mais plutôt de proposer une analyse du monde social et une réflexion théorique en l’ancrant dans l’expérience personnelle. Et donc on peut dire que l’analyse théorique naît de l’expérience personnelle ou en tout cas s’appuie sur elle. Mais on pourrait aussi bien affirmer que c’est le regard théorique qui m’a permis de donner forme et signification à cette expérience vécue. Ici, l’auteur est à la fois le sujet et l’objet de l’analyse, et je crois que le geste que j’ai voulu accomplir était rendu possible à la fois par ma familiarité avec le monde dont je parle et par la distance qui me séparait de lui. C’est un livre qui part de moi, de ma subjectivité (et d’une tentative de restitution et d’explication de celle-ci) pour aller vers une analyse des déterminismes collectifs et des grandes structures sociales qui les perpétuent. C’est un livre sur le monde social, sa dureté, sa terrible violence, et sur le fait que c’est une dureté, une violence qui font partie de la vie quotidienne au point qu’on n’y prête guère attention. Plus encore que dans vos livres précédents, dans Retour à Reims vous cédez au plaisir de l’écriture ce qui en fait un livre „hybride“ que l’on lit avec un grand plaisir - un livre situé entre théorie et littérature, entre l’auto-analyse de Pierre Bourdieu et la „socio-biographie“, si l’on peut dire, d’Annie Ernaux. La littérature, qui a toujours joué un rôle crucial dans vos analyses, devient ainsi le médium privilégié pour l’expression de votre propre souci théorique. Que peut la littérature? Je ne sais pas si c’est un livre littéraire! Ce que je sais, c’est que le travail d’écriture m’a coûté beaucoup de peine. Mais je ne suis pas un écrivain, je suis plutôt un théoricien. Encore que j’aie peut-être eu dans l’idée de chercher à brouiller les frontières. Car vous avez raison, l’Esquisse pour une auto-analyse de Pierre Bourdieu et les livres d’Annie Ernaux, comme La Place, Une femme, La Honte... ont été deux des mes références principales lorsque je me suis lancé dans ce projet. Et donc la théorie et la littérature mêlées l’une à l’autre. Et j’ai accroché mon récit et mes analyses théoriques à d’autres auteurs qui sont des écrivains: James Baldwin, John Edgar Wideman, Paul Nizan, Raymond Williams (qui n’était pas seulement un sociologue mais aussi un romancier très prolifique et très talentueux). Tous ces livres, et notamment tous les textes littéraires que j’ai mobilisés pour pouvoir penser ce qu’il me fallait penser et exprimer ce qu’il me fallait exprimer contiennent de magnifiques descriptions mais aussi de 111 Entretien grandes analyses de la question de l’enfance, du rapport à la famille, du rôle du système scolaire, de l’ascension sociale et de la „trahison“ sociale des enfants qui font des études par rapport à leurs parents qui n’en ont pas fait. Autant que la sociologie ou les ouvrages les plus théoriques, la littérature constitue un trésor inépuisable pour comprendre le monde social et les expériences individuelles et collectives qui s’y déploient. J’ajouterai que lorsque l’on a rompu avec son milieu d’origine, où la „haute culture“, ou disons même la culture tout court était totalement absente, on ne peut y revenir que grâce aux instruments qu’offre cette culture, et donc, on ne peut retrouver ce avec quoi on a rompu que par l’intermédiaire de ce que l’on a acquis en rompant. La culture savante aide à se réapproprier le monde que l’on a renié pour acquérir la culture savante. Elle permet le „retour“ après avoir été l’une des raisons de la distance, l’un des vecteurs de la mise à distance. Déjà votre lecture de Genet part de l’analyse implicite que celui-ci fait des distinctions qui constituent l’ordre social; dans le livre que vous lui avez consacré vous écrivez: „Genet analyse la coupure, les partages institués par l’ordre social: Il les désigne comme tels, et assume la place qui lui est faite dans cet espace hiérarchisé.“ 2 La place que l’on a réservée à Jean Genet en est une que celui-ci ne peut habiter qu’avec un sentiment de honte profonde. Vous en déduisez toute une „hontologie“ que vous reprenez dans Retour à Reims - parlant maintenant de la honte de l’origine sociale: Il ne semble en aucune façon possible de l’assumer, il faut absolument la surmonter, l’oublier et la faire oublier pour pouvoir réussir son projet personnel et professionnel - avant peut-être un jour de pouvoir y retourner comme vous venez de le dire. D’où vient ce souci de rendre invisible l’origine sociale? Dans Une morale du minoritaire, je m’appuie sur les textes de Genet, mais aussi d’autres écrivains, pour essayer d’analyser la manière dont l’ordre social - en l’occurrence l’ordre sexuel - inscrit les hiérarchies dans la tête des individus et voue certains d’entre eux - parce qu’ils contreviennent à la norme - à la honte et au silence. Je crois qu’on n’échappe jamais - et Genet a des pages magnifiques sur ce point - à la honte gravée dans le corps et l’esprit des „déviants“ et qui devient constitutive de leur être même. On ne peut effacer ce processus de socialisation qui est en même temps un processus d’apprentissage des valeurs et des normes. On peut simplement opérer un travail de soi sur soi à partir de ce qui a ainsi été produit dans le passé individuel et collectif. C’est pourquoi, je pouvais écrire en reprenant une formule d’Eve Kosofsky Sedgwick, que la honte est une „énergie transformatrice“. La honte est un affect qui à la fois réduit au silence et pousse à la prise de parole, qui contraint à une soumission à l’ordre et qui provoque l’écart par rapport à cet ordre: elle est productrice de crainte et de rébellion. Mais il est plus ou moins facile de se rebeller: un certain nombre de conditions sont nécessaires. Et les catégories contemporaines de la politique, aujourd’hui, permettent beaucoup plus de réfléchir sur les mécanismes de la honte sexuelle et donc d’entreprendre de leur résister que de réfléchir sur ceux de la honte sociale: la quasi-disparition du marxisme dans le paysage politique et intellectuel dans les années 1980 et 1990 a contribué à couper l’expérience du transfuge de classe de la possibilité de revendiquer comme sien ce dont l’accès à un autre monde lui a donné plus ou moins honte. C’est pourquoi ce chemin-là a été plus long à accomplir pour moi. Il a fallu la mort de mon père pour que je me demande (ou que j’accepte enfin de me demander): pourquoi ai-je tant détesté ma famille? Pourquoi ai-je eu honte d’eux? Pourquoi ai-je perçu mon passé comme celui d’un enfant gay ou d’un 112 Entretien adolescent gay confronté à l’homophobie sociale et aux mécanismes de l’infériorisation sexuelle plutôt que comme un fils d’ouvrier cherchant à échapper aux mécanismes de l’infériorisation sociale. Au fond, l’enfant que l’on a été est produit par les cadres politiques de la société dans laquelle on vit: l’enfance est en grande partie une production performative du discours politique qui façonne la perception du passé. Mon enfance a donc été produite rétrospectivement par la force du mouvement gay, et par la quasi-disparition du „mouvement ouvrier“ et de la notion de classe sociale. C’est tout cela que j’ai voulu affronter dans Retour à Reims. N’est-ce pas aussi le très grand nombre de distinctions structurant la société bourgeoise qui contribue à cette invisibilité de la notion de classe? En venant d’un autre pays il est frappant de voir à quel point en France un système complexe de distinctions règle la vie quotidienne et l’ascension professionnelle et donc sociale. Ce système rend difficile tout mouvement social ce qui produit un sentiment de frustration qui détermine, me semble-t-il, plus que des considérations proprement politiques le comportement électoral. Peut-on parler d’un déficit de démocratie en France? Il y a un déficit de démocratie en France, c’est certain, car les hiérarchies de classe (comme en Angleterre, également) y sont particulièrement marquées et figées. Mais je crois que cela existe aussi partout ailleurs en Europe. Et, en fait, il y a eu en France un très fort mouvement ouvrier, depuis le XIX e siècle (pensez à tous les textes de Marx sur les grands moments du mouvement ouvrier français) et tout au long du XX e siècle. Pendant très longtemps, la notion de classes sociales a constitué un élément très important de la vie politique et sociale en France. Le discours marxiste, par exemple, qui mettait en avant l’idée de „lutte des classes“ était encore très présent dans la France des années 1950, 1960, 1970. Je ne dis pas qu’il faudrait revenir à ce type de discours, ou à ces modes de pensée, contrairement à ce qu’essaient de faire aujourd’hui un certain nombre d’intellectuels, qui tentent de réactiver de vieux dogmes figés et de vieilles catégories obsolètes et dangereuses, mais, malgré tout, que ce n’est pas parce qu’on cherche à ne plus penser en termes de „Luttes des classes“ (entité mythique à majuscules! ) avec comme aboutissement de celle-ci la société communiste idéale, ou parce qu’on essaie de libérer la pensée politique de l’„hypothèse communiste“ ou plutôt de „l’hypothèque communiste“, etc., que l’on doit se débarrasser aussi de toute perception de la société en termes d’antagonismes sociaux. C’est d’ailleurs là toute la difficulté: comment penser la conflictualité sociale sans revenir au marxisme dont il a été si important de se défaire pour penser la politique d’après mai 1968. Dès lors que vous renoncez à parler des classes et que vous opposez à cela, comme l’a fait le discours néoconservateur qui a prospéré dans la gauche française dans les années 1980 et 1990, l’idée d’une „République“ composée simplement d’individus „égaux en droit“ où chacun doit s’efforcer de „vivre ensemble“ avec les autres, dès lors que vous opposez à tout mouvement social, à toute revendication, la nécessité de préserver le „lien social“, il va de soi que vous renvoyez ceux qui se sentent négligés et rejetés par une telle vision politique dans la frustration, la colère et... que vous les poussez vers le vote pour l’extrême-droite (qui a su capter cette colère en la dirigeant contre les immigrés alors qu’autrefois elle s’exprimait contre les „puissants“, les „patrons“, et contre la société capitaliste et l’oppression sociale). Il convient donc de replacer l’accent sur la conflictualité sociale et sur les mouvements sociaux comme facteurs structurants de la vie politique et de la pensée politi- 113 Entretien que et c’est en insistant sur la conflictualité que l’on peut imaginer aujourd’hui un renouveau de la vie politique et de la pensée politique. Dans votre livre, vous proposez justement une analyse du comportement électoral qui montre que celui-ci résulte moins d’une décision politique visant à exprimer les intérêts d’un groupe social déterminé que de la recherche d’une identité culturelle. Ainsi le Sarkozysme semble promettre avant tout de pouvoir se repositionner dans une société qui reste marquée par des différences de classe mais n’offre plus la possibilité de se définir en tant que représentant d’une classe. Le discours sur l’identité nationale, déjà si important dans la campagne électorale, n’en est que la conséquence logique. Assistons-nous aujourd’hui à un nouvel essor d’une politique de l’identité? Que devient, face à cette identité, la „morale du minoritaire“? Plus exactement, en essayant d’analyser comment les classes qui votaient pour le Parti communiste se sont mises à voter pour le Front national, je vois que la perception et l’expression de leur intérêt de classe se sont transformées au point que l’opposition entre „eux“ et „nous“ qui structurait leur rapport à la politique hier - les bourgeois et les ouvriers - a été remplacé par un „eux“ et „nous“ qui désignent les étrangers et les Français. Voter, c’est toujours - et c’est le cas des classes populaires - essayer de peser en tant que groupe et d’instaurer un rapport de force. Dès lors que le discours de la gauche au pouvoir a travaillé à défaire le groupe „ouvrier“ en répétant qu’il n’y avait pas de „classes“ mais seulement des individus - c’est ce qu’ils appelaient „moderniser la gauche“ -, et dès lors que le Parti communiste a presque totalement été effacé de la vie politique (notamment en raison de sa participation aux gouvernements socialistes et à la politique de ces derniers), ceux que l’on a voulu priver d’un pouvoir collectif, d’une force collective, ont reconstitué cette force en votant pour un autre parti, le Front national, qui a offert un discours qui est venu donner un sens - non plus de classe mais d’appartenance nationale - à l’expérience vécue des milieux populaires. Et quand ce vote a été si important que Jean-Marie Le Pen s’est retrouvé au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002, la droite classique - l’horrible Sarkozy - a compris qu’elle pouvait capter ce vote en tenant un discours sur l’identité nationale et en essayant de renforcer l’idée d’une identité nationale menacée et qu’il conviendrait de défendre contre les „étrangers“ et contre ce qui a été constitué comme le symbole de cette „extranéité“: la religion musulmane. Dans ce contexte, se battre pour les droits des minorités (par exemple, résister au racisme antimusulman qui prospère aujourd’hui en France, dans des versions de plus en plus explicites et encouragées par les instances gouvernementales) est l’une des exigences de l’heure. Mais je crois que seule une dynamique des mouvements sociaux pourra contrecarrer la force des passions mauvaises que les discours de la droite s’efforcent de susciter ou de flatter. En effet, la lutte politique contre la discrimination et pour la reconnaissance des minorités n’est pas gagnée. Le racisme, le sexisme, le machisme, l’homophobie déterminent toujours la façon de penser et de parler d’une grande partie de la population - d’autant plus que „eux“, comme vous venez de le montrer, ce sont désormais ceux qui sont considérés comme ne pas appartenant à la communauté nationale. Comment mener cette lutte sans reproduire la logique du discours hégémonique qui définit ce que c’est qu’une minorité et qui en fait partie? La reconnaissance - en tant que quoi, 114 Entretien en tant que qui? Ne faut-il pas plutôt ou en même temps combattre cette logique ellemême? La lutte contre les discriminations et pour les droits des minorités ne peut pas, ne doit pas nous ramener à des discours identitaires fermés sur eux-mêmes ou à des prétentions hégémoniques sur le droit de définir qui appartient à une minorité ou pas ou qui constitue une minorité ou pas. Les processus politiques se renouvellent sans cesse, de nouveaux mouvements surgissent, avec de nouvelles revendications, et c’est cette instabilité fondamentale que nous devons guetter, encourager, accompagner... avec toujours, bien sûr, un regard critique sur ce qui se passe. Cela provoque d’ailleurs des tensions inévitables entre les différents mouvements, et je ne crois pas trop à ce qu’on appelle en France la „convergence des luttes“ ou „l’articulation des luttes“. Chaque mouvement, chaque lutte a sa temporalité propre, son mode d’existence spécifique et les rencontres ou croisements entre différents mouvements sont assez rares et ne peuvent être que conjoncturels. Il faut penser la multiplicité des luttes plutôt que fantasmer sur leur „unité“ qui n’est guère possible, ni même peut-être souhaitable (car cela se fait toujours au détriment de telle ou telle parole). Mais chacun de nous peut participer à plusieurs mouvements, être le sujet de plusieurs politiques (en même temps, ou selon des moments différents). Je voudrais parler de façon un peu plus générale de votre travail. Depuis votre célèbre biographie de Michel Foucault 3 - excusez-moi d’en parler encore - votre travail vous mène vers une sorte d’archéologie de la vie intellectuelle contemporaine. Ce travail consiste à rendre visibles les conditions de possibilité de la pensé critique afin d’aboutir à une description de la société qui permet de mieux comprendre les effets de pouvoir et d’en tirer les conséquences pratiques - i.e. politiques. Puisque vous avez connu beaucoup des auteurs que vous étudiez dans vos propres livres c’est, depuis le début, un travail éminemment personnel, basé souvent sur la communication directe - qui s’exprime de façon concrète dans vos livres d’entretiens. Quelle est pour vous la valeur du dialogue? Mon travail a évidemment évolué entre mes premiers livres, à la fin des années 1980 et aujourd’hui: au départ, j’avais plutôt l’ambition de construire une histoire de la vie intellectuelle, et j’ai donc publié deux livres d’entretien, avec Georges Dumézil d’abord, avec Claude Lévi-Strauss ensuite (en 1986 et 1988). 4 Dans la même optique, mais cette fois avec une approche plus personnelle et plus engagée, j’ai écrit deux livres sur Foucault: une biographie en 1989 et Michel Foucault et ses contemporains en 1994. 5 C’était à un moment où se menait une vaste offensive politico-intellectuelle lancée par des cénacles idéologiques néoconservateurs et largement relayée dans tous les médias contre tout ce qui pouvait incarner ou représenter la pensée critique, et notamment contre les œuvres de Foucault, Derrida, Bourdieu, Deleuze, et plus largement, tout l’héritage des années 1960 et 1970. Et donc ces deux ouvrages sur Foucault se voulaient non seulement des investigations historiques, des lectures de l’œuvre, des éléments d’analyse théorique, mais aussi des actes de résistance au déferlement néoconservateur dans la vie intellectuelle française. J’ai analysé cette période dans un livre récent, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française. 6 Ensuite, j’ai publié en 1999 - dix ans après ma biographie de Foucault - un gros livre intitulé Réflexions sur la question gay, 7 dont le point de départ a été une tentative pour réinterpréter la démarche de Foucault et ses évolutions en les an- 115 Entretien crant dans leur rapport à la manière dont Foucault avait vécu et perçu l’homosexualité à différentes époques de sa vie, et donc à la politique sexuelle en France (et aussi, bien sûr, aux Etats-Unis, à partir d’une certaine date). Donc cela me venait bien sûr beaucoup du fait que j’avais bien connu Foucault, beaucoup parlé de ces questions avec lui, et aussi d’une sorte d’intuition profonde de ce qu’il avait été que me donnait cette proximité que j’avais eue avec lui. C’est ce qui constitue la troisième partie de ce livre: il y a presque 150 pages! Une autre biographie de Foucault! La première partie qui propose une approche sociologique ou, disons, anthropologique, de l’expérience se déploie sur l’horizon de références théoriques qui ont marqué tout mon travail: Sartre, et surtout, bien sûr, Bourdieu. C’est un livre sur l’incorporation du social, des structures sociales sous formes de structures cognitives ou d’habitus, et je réfléchis beaucoup sur les phénomènes de l’injure et de la honte. Et là aussi, mon amitié étroite avec Bourdieu (qui a lu plusieurs versions de ce livre quand je l’écrivais et m’a fait beaucoup de remarques et commentaires fort utiles) aura été un élément déterminant de mon écriture. On peut dire que ce que j’ai écrit est hanté par quelques figures qui sont celles de Foucault, de Bourdieu, et donc mon écriture est un dialogue avec eux, même s’il s’agit parfois - souvent même - d’un dialogue critique. L’histoire de la „vie intellectuelle“ que vous avez entrepris à reconstruire, et à laquelle vous avez participé de par vos relations personnelles, remonte dans les années 1960 et 1970. Ses protagonistes sont des théoriciens - Michel Foucault, Roland Barthes, Gilles Deleuze et d’autres, vous venez de les nommer - qui ont eu un succès énorme - et parfois douteux - dans le monde anglophone et en Allemagne. En France cependant, il me semble que ces penseurs ont plutôt suscité des réactions de refus, pas seulement dans un contexte politique mais aussi dans le monde universitaire. Quelle est - pour vous et pour tant d’autres - la fascination de ces penseurs et comment pourrait-on décrire l’enjeu critique qui inspire cette fascination - ou bien, chez d’autres, ce malaise? On ne peut pas dire que les noms que vous citez n’ont pas eu de succès en France! Au contraire. Et qu’ils aient suscité des résistances, parfois haineuses, hystériques - comme c’est le cas de Bourdieu, encore aujourd’hui - constitue l’un des signes les plus manifestes de ce succès. Ce que j’aime chez eux? C’est ce que j’appellerai l’exercice de la pensée et donc l’attitude critique qui caractérise leurs démarches: penser contre les pouvoirs, contre les conformismes, contre les évidences. C’est pourquoi, d’ailleurs, malgré tout ce qui les sépare, on peut les faire fonctionner ensemble dans une démarche intellectuelle critique. J’ajouterais d’ailleurs à votre liste le nom de Derrida. Ce qu’ils ont tenté de mettre en place a toujours été - de manière plus ou moins nette, plus ou moins consciente - lié à la politique, à une politique qui se donnait pour tâche de déranger l’ordre établi, contre la violence des normes, contre celles des mécanismes sociaux. C’est cette volonté de rupture avec l’ordre, cette énergie dans l’activité de déstabilisation, qui explique d’un côté l’écho immense qu’ils ont rencontré et qui ne s’estompe pas, et de l’autre la fureur crispée et hargneuse des défenseurs de l’ordre établi. On ne peut pas créer du nouveau (dans la pensée comme dans l’art ou la littérature) sans provoquer des réactions de défense. 116 Entretien Est-ce que vous avez connu Derrida aussi personnellement? Il est moins présent dans votre œuvre que Foucault ou Bourdieu - n’est-ce pas aussi parce qu’il se laisse moins facilement „opérationnaliser“, je veux dire: „utiliser“ pour la description et l’analyse des faits culturels? Oui, je l’ai connu. Ainsi que Deleuze. Et je l’ai beaucoup lu. En fait, il est très présent dans ce que j’ai écrit (la deuxième partie de Réflexions sur la question gay s’appelle „Spectres de Wilde“, en référence, bien sûr, à son Spectres de Marx: quelle est la place des spectres du passé dans notre présent, et donc de notre présent comme rattaché à ce passé par l’intermédiaire de quelques grandes figures et de la trace qu’elles ont laissée). Je le cite peut-être moins que Bourdieu, c’est vrai, mais, malgré tout, il n’est jamais très loin! J’ai même donné une conférence sur la psychanalyse, qui est construite comme un hommage que je voulais lui rendre (c’était peu de temps après sa mort), en discutant de manière critique son livre Résistances - De la psychanalyse. Je ne l’ai pas encore publiée. Il faudrait que je la mette au point. Mais le temps manque! Au cours du semestre qui vient de se terminer, j’ai donné un cours sur „L’Evénement historique“, et j’ai étudié, dans la dernière séance, le texte de Derrida sur le 11 septembre 2001 („Le ‚concept‘ du 11 septembre“). 8 Et je peux vous dire que ça a été un moment très intense. Comment était-il - personnellement? Il était chaleureux, tourmenté, inquiet. Cela pourra vous paraître bizarre, mais on le sentait vulnérable. Mais c’était le cas également de Foucault et de Bourdieu. Comme si la force intellectuelle était inséparable d’une certaine fragilité. C’est peut-être ce que Deleuze cherchait à décrire quand il parlait de la santé fragile des créateurs, d’un certain état de „faiblesse“ (il percevait et décrivait Foucault de cette manière, et c’est très juste, je crois). Le fil rouge que l’on retrouve dans toutes vos approches de l’histoire intellectuelle me paraît être la réflexion sur la ou bien les sexualités: Vous même, en citant Barthes, insistez sur le fait que „chacun, dans ce qu’il écrit, dit sa sexualité“. Cette valorisation du désir - tant intellectuel que sexuel, et peut-être ce sont là deux manifestations d’un même ‚élan vital‘ - fait de vous, à mes yeux, le seul représentant d’envergure de la théorie queer en France. 9 Tout comme, par exemple, Eve Kosofsky Sedgwick et Judith Butler, que vous avez connues aux Etats Unis, vous analysez les stratégies culturelles dont se sert une société pour construire des identités de genre afin de rendre visibles les procédés rhétoriques de naturalisation. Quel rôle joue pour vous la notion d’identité? Est-ce seulement - mais nécessairement - une position stratégique dans le discours politique ou est-ce lié à des facteurs d’ordre naturel, métaphysique ou social qui nous précèdent? Où vous situez-vous entre gay and lesbian studies et queer studies? Oui, la question de la sexualité constitue l’un des fils directeurs de mon travail. Et là, bien sûr, mon rapport à la littérature a été très important, puisque mon livre qui s’intitule Une morale du minoritaire a pour sous-titre Variations sur un thème de Jean Genet et que j’y prends en effet certains textes de Genet comme point d’appui d’une réflexion théorique sur l’injure et sur la honte comme affect constitutif des vies minoritaires, sur les processus individuels et collectifs de subjectivation, sur la politique de la 117 Entretien subjectivité, et, bien sûr, comme point d’appui d’une tentative pour offrir une théorie non-psychanalytique de la subjectivation. Quand j’ai commencé à écrire sur tous ces thèmes, j’ai rencontré - très tôt: dès le milieu des années 1990, c’est-à-dire à une époque où ils étaient totalement inconnues en France - les travaux historiques de Georges Chauncey ou théoriques de Eve Kosofsky Sedgwick et de Judith Butler. J’ai invité Chauncey et Sedgwick à Paris en 1997 (j’ai aussi invité Butler mais elle ne pouvait pas venir à la date prévue) et le colloque que j’ai organisé au Centre Pompidou (il y avait aussi Monique Wittig, Leo Bersani...) a été une sorte d’explosion dans la routine intellectuelle française au point que Le Monde a publié un article grotesque en première page pour dire qu’un tel colloque allait conduire à la mort de l’université, de la pensée, de la culture, etc. Vous voyez le genre! En fait, c’était quelque chose de neuf qui était en train de surgir et dont on a vu l’incroyable fécondité depuis lors. J’ai revu Eve Sedgwick en quelques occasions par la suite (je l’ai notamment invitée à donner une conférence à une époque où j’enseignais à Berkeley et à cette occasion nous avons eu une discussion publique... dont je garde un souvenir ému... Nous nous sommes revus en Espagne où nous participions tous les deux à un colloque sur les „Récits dissidents“, elle avait parlé de Proust, moi de Genet). Mais c’est surtout avec George Chauncey et Judith Butler que j’ai développé des liens d’amitié très étroits. Il va de soi que mon travail a été très marqué par la rencontre, à la fois personnelle et intellectuelle, avec ces auteurs, et avec quelques autres bien sûr. J’ai la plus haute estime pour le travail que mène Judith Butler, pour son audace intellectuelle, pour sa manière, si belle et si puissante, de ne jamais dissocier l’activité philosophique des préoccupations concrètes concernant la vie réelle des gens (elle ne commente pas Hegel pour commenter Hegel, mais pour réfléchir sur les politiques de la reconnaissance, sur les vies gays et lesbiennes, sur les transsexuels, sur la Palestine...). Cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout ce qu’elle écrit. Par exemple, me sépare d’elle l’inscription de toute sa pensée dans un cadre psychanalytique, qu’il me semble au contraire nécessaire de refuser et de défaire. Mon livre Echapper à la psychanalyse (qui est une version très développée d’une conférence prononcée à Berkeley et dont Judith Butler était la discutante) a précisément pour objectif de détacher la pensée radicale de son ancrage dans la doctrine - je devrais dire: l’idéologie - psychanalytique. 10 D’où les critiques que j’adresse à la fin de cet ouvrage à Judith Butler et à Léo Bersani et quelques autres dont le psychanalysme me semble être un obstacle à une radicalisation critique de la pensée critique et radicale. Dans Réflexions sur la question gay, je critique également l’idée butlérienne d’une „mélancolie du genre“ - idée trop psychanalytique à mes yeux et donc inopérante - pour réutiliser la notion de mélancolie dans un sens plus anthropologique: l’affect produit par l’écart et la distance à la famille ou par la difficulté de s’insérer harmonieusement dans le monde social quand on est gay ou lesbienne... Maintenant, pour répondre à votre question sur le point de savoir comment je me situe entre études gays et lesbiennes et théorie queer, je dois vous avouer que je ne me pose pas trop ces questions de définitions ou de catégorisations: ces distinctions sont souvent artificielles et n’ont pas grand intérêt. En revanche, ce que je puis souligner aussi, c’est que la théorie queer a produit un terrible catéchisme international où tout le monde répète inlassablement la même chose, avec un tout petit répertoire d’idées qui sont devenues des dogmes figés. Judith Butler a récemment déploré ce qu’elle appelle ce „rabâchage“. Ce qui est triste, c’est que ce qui avait été novateur et créateur est devenu stérilisant: chaque fois que vous essayez de penser, il y a quelqu’un qui se lève pour vous rappeler à l’ordre et vous psalmodier un des articles 118 Entretien de la foi queer... Ce qui était une incitation à penser s’est quasiment transformé en une interdiction de penser. Mais il ne faut pas se laisser intimider par l’injonction à réciter les Evangiles (souvent mal compris, d’ailleurs, et lus de manière simpliste). La pensée critique doit rester ouverte à l’innovation, à la discussion permanente. Sinon, elle est morte. Et d’une certaine manière, l’institutionnalisation de la théorie queer aujourd’hui est plutôt un signe alarmant. C’est pourquoi j’ai commencé tout récemment ma conférence inaugurale de la Queer Week à l’Institut d’études politiques de Paris en disant: „Il est temps de recommencer: recommencer la théorie, recommencer la politique, et donc refaire le lien entre la théorie et la politique“. Ce qui intéresse surtout les représentants de la théorie queer et notamment Judith Butler, ce sont les pratiques de subjectivation telles que Michel Foucault les a décrites dans ses derniers écrits: Le sujet est en même temps le produit d’un ou des dispositifs de pouvoir et, en tant que tel, le ‚producteur‘ de ses actions. Tandis que dans ses premiers écrits Butler insiste sur la Nachträglichkeit du sujet - le fait qu’il ne se constitue qu’après avoir été assujetti: „There is no doer behind the doing.“ - dans ses livres plus récents la question de la possibilité d’agir qu’a ce sujet et donc la paradoxie des processus de subjectivation deviennent de plus en plus importants. Or, ce mécanisme paradoxal me semble être au cœur même de l’œuvre de Jean Genet. Quel lien, théorique et historique, y a-t-il, dans cette perspective, entre Genet et Foucault? Je ne crois pas qu’on puisse vraiment résumer la pensée de Foucault de la manière dont vous venez de le faire et il faut peut-être éviter d’isoler ses derniers écrits du reste de son œuvre, où les perspectives sont à la fois plus complexes et en perpétuelle transformation. Et je crois surtout, si vous me permettez, qu’il faut éviter de tomber dans des discussions scolastiques (cela passionne peut-être les étudiants sur tous les campus du monde, mais cela ne produit pas grand chose d’intéressant). On peut très bien insister tantôt sur la manière dont le sujet est produit par les mécanismes d’assujettissement et tantôt sur comment il déploie sa capacité d’action. Il n’y a pas de contradiction. Il y a changement d’inflexion ou d’accentuation à un moment ou à un autre de la réflexion. Ce sont d’ailleurs des problèmes que Sartre lui-même n’avait cessé de se poser et il serait intéressant de voir comment, après avoir érigé la liberté en principe absolu, il est arrivé à penser en terme de „prédestination“ et par conséquent, comment il lui a fallu réélaborer sa théorie de la liberté pour qu’elle puisse prendre place dans le cadre défini par cette idée de la „prédestination“ sociale et historique. De son côté, Bourdieu, dans les années 1960 et 1970 a essayé de dépasser l’opposition entre subjectivisme et objectivisme - c’est-à-dire, au fond, entre théorie de la liberté et théorie du déterminisme, entre phénoménologie et structuralisme - pour penser à la fois l’incorporation du social dans le corps et le cerveau sous forme d’habitus, et la possibilité d’agir dans les champs sociaux dans lesquels l’habitus se trouve placé. Et vous avez raison: ce sont des questions qui sont au cœur de l’œuvre de Genet. Il décrit comment, précisément, on ne reformule son identité que par un travail de soi sur soi - collectif, souvent, comme le montre le défilé des „Carolines“, les travestis barcelonais, dans Journal du voleur - où la manière dont on a été produit par l’ordre social devient le matériau même et l’opérateur de la transformation. C’est pourquoi on ne peut penser l’action que comme liée au pouvoir contre lequel elle se manifeste et qu’elle entend combattre. Et ce pouvoir ne s’efface pas: il se rappelle toujours aux dominés, et ses effets se reproduisent toujours. Donc, d’une certaine manière, la norme assujettissante est première. Mais elle n’apparaît comme telle que lorsqu’une 119 Entretien résistance vient s’opposer à elle. Il m’est donc arrivé de dire, en ce sens, que la résistance était première. En ce sens, la résistance précède le pouvoir qui vient s’opposer à elle autant qu’elle vient s’opposer à lui. La question qui m’intéresse serait alors la suivante: quelles sont les conditions pour qu’une parole hérétique apparaisse, pour qu’une résistance se fasse jour. Quelles sont les conditions de l’action. Et là encore, les analyses de Sartre sur la constitution des „groupes“ ou celles de Bourdieu sur les antinomies de l’action collective me semblent parmi les plus fécondes qui soient. Excusez-moi, mais je ne „résume“ pas l'œuvre de Foucault, ni ne vois de „contradiction“ - je dis plutôt le contraire... - Vous revenez toujours dans vos écrits à Jean Genet, notamment dans le livre que vous lui avez consacré en 2001 dans lequel vous esquissez ce que vous appelez une „morale du minoritaire“. 11 Quelle est, pour vous, l’actualité politique de Jean Genet? Je me suis beaucoup intéressé à Genet, en effet, ou à un autre écrivain français, Marcel Jouhandeau - qui a d’ailleurs eu beaucoup d’influence sur Genet, notamment à travers son livre De l’abjection, que je commente longuement… Ce qui me semble capital dans leur démarche, c’est qu’ils nous offrent une théorie absolument non-psychologique de la subjectivation. En les lisant, on voit comment il est possible de penser le sujet, la subjectivité, la subjectivation en termes sociaux, et donc radicalement non-psychanalytiques. C’est pourquoi dans Une morale du minoritaire, j’oppose la manière dont Genet et Jouhandeau pensent le sujet à la manière dont Freud ou Lacan le pensent (et je montre que l’œuvre de Lacan s’enracine dans l’antiféminisme et l’homophobie qui étaient caractéristiques de la psychiatrie française et qu’il exprime brutalement, crûment dans ses textes des années 1930 et que cet antiféminisme et cette homophobie animent fondamentalement son œuvre jusqu’à la fin, comme mille citations peuvent le prouver). Genet nous offre le moyen de résister à la psychanalyse et d’en finir avec Lacan. C’est une tâche politique et théorique de toute première importance! Surtout aujourd’hui où le lacanisme semble revenir en force sous la double forme d’un lacanisme vraiment réactionnaire et très autoritaire d’un côté, et de l’autre d’un lacanisme pseudo-révolutionnaire (le lacano-stalinisme ou le lacano-maoïsme qui prospèrent aujourd’hui). Dans les deux cas, c’est une stérilisation de la théorie et de la politique. Par votre revalorisation du minoritaire vous me semblez rejoindre Judith Butler qui dans le livre issu de ses cours à Francfort oppose une morale des „formes de vie“ à ce qu’elle appelle la „violence de l’éthique“. 12 Est-ce là la motivation morale et politique de la réflexion théorique qui se trouve au centre de votre travail à tous les deux? J’essaie d’analyser les formes et les modalités de la domination et les mécanismes de l’assujettissement, c’est-à-dire, au fond, de réfléchir à la manière dont les subjectivités sont constituées par l’ordre social et sexuel. Et il s’agit bien sûr d’essayer de défaire ou de déjouer la violence contenue dans les processus de formation des sujets. Par conséquent, mon travail s’appuie sur des préoccupations qui sont indissociablement morales et politiques, et il s’inscrit sur l’horizon d’une théorie et d’une pratique de la démocratique radicale. En ce sens, Judith Butler et moi-même sommes, bien sûr, très proches l’un de l’autre, intellectuellement et politiquement, comme nous avons eu l’occasion de le constater lors de plusieurs débats publics où nous avons dialogué ensemble, notamment celui qui s’est tenu à la Sorbonne en 2008, sur le thème Refaire 120 Entretien la gauche, et au cours duquel Achille Mbembe, Judith Butler et moi-même avons essayé de proposer des perspectives pour repenser la politique dans la situation mondiale actuelle. Dans son livre sur Genet, Jean-Paul Sartre insiste sur la valeur du choix que fait Genet - choix quelque peu contradictoire puisqu’il consiste à choisir ce que les autres ont fait de lui. Il se réfère au passage célèbre du Journal du voleur où Genet écrit: „Je me reconnaissais le lâche, le traître, le voleur, le pédé qu’on voyait en moi. (...) Je devins abject.“ 13 Vous m’avez dit que l’importance de la trahison chez Genet vous répugne. La trahison me semble pourtant être plus que seulement l’acte social le plus abject, l’acte permettant même de dénoncer le contrat social: C’est aussi toute une théorie - théorie implicite - de la performativité. Car pour Genet c’est en même temps l’ultime moyen de ne pas être ce qu’il paraît être. Il devient ce qu’on voit en lui - un traître; mais en tant que traître, il n’est déjà plus - et par là il est plus que - ce qu’on voit en lui: En trahissant il démontre - de manière certes violente - qu’on s’est trompé en lui, qu’il est autre, qu’il échappe aux dispositifs d’identification. Ce qui est répugnant du point de vue éthique peut ainsi être compris comme une stratégie de se concevoir soi-même comme un autre - la ‚technique de soi‘ peut-être la plus achevée. Qu’en dites-vous? Ce qui m’a intéressé chez Genet, c’est toute sa réflexion théorique sur la honte et sur l’abjection, et donc sur la manière dont les sujets „minoritaires“ sont infériorisés par les mécanismes de l’ordre social, de la stigmatisation, de l’injure, etc. Toute sa réflexion aussi sur l’enfance. Ce n’est donc pas le thème de la „trahison“ qui m’intéresse, mais l’idée que l’on ne peut pas s’inventer soi-même - personnellement, politiquement - à partir de rien, et que l’on ne peut que se reformuler à partir de ce que l’ordre social a fait de nous. D’où l’importance de la honte, ou de l’abjection, comme point de départ d’une ascèse. Sartre a très bien vu tout cela et l’a analysé dans des pages magistrales. Alors, bien sûr, à partir du moment où on accepte ce que l’ordre social a fait de nous, et qu’on reformule cette identité produite en la revendiquant, il est bien évident que l’identité n’est plus la même, qu’elle se transforme elle-même, et qu’elle change le monde autour d’elle. D’une certaine manière, on devient le traître que l’on était, et en le devenant, on trahit l’assignation. Et comme l’assignation se reproduit sans cesse - sous de multiples formes -, trahir est un geste qui n’a jamais de fin. En ce sens, l’idée de „trahison“ est importante. Elle indique la tension entre la nécessaire identification de soi à soi, et la tout aussi nécessaire désidentification de soi avec soi. Cela vaut pour la politique: lorsque par exemple, Genet écrit qu’il soutient la lutte des Palestiniens, mais que lorsqu’ils auront un Etat, il les trahira. Le jeu entre le soutien apporté à une lutte et le refus - affirmé par avance et donc agissant aussitôt qu’énoncé - des institutionnalisations qui en découleront me semble une idée très forte. Mais il y a d’autres aspects de cette notion de „trahison“ chez Genet que je trouve assez déplaisants (la trahison conçue comme une éthique personnelle, comme un mode privilégié du rapport aux autres... Je peux même dire que je déteste tout cela). On a récemment insisté sur l’antisémitisme de Jean Genet - d’abord en France et puis aussi en Allemagne où l’on a réagi avec une joie un peu malsaine sur les écrits d’Eric Marty et d’Ivan Jablonka. 14 Que pensez-vous de cette discussion? N’est-ce pas aussi le plus récent et peut-être le plus efficace essai d’exclure Jean Genet de l’histoire culturelle, de l’incriminer encore, de se débarrasser de ce voleur, de cet 121 Entretien homosexuel, de ce terroriste? Ce n’est peut-être pas par hasard qu’en même temps qu’on le publie dans la Pléiade, on entreprend aussi de le ranger à nouveau parmi les „hommes infâmes“ ou bien, pour reprendre une formule d’Hadrien Laroche, parmi les „derniers“ des hommes. 15 Ce qu’a écrit Eric Marty contre Genet est absolument répugnant. Pas tellement parce qu’il dit que Genet était antisémite (j’avais moi-même évoqué, bien avant lui, cette question de l’antisémitisme de Genet, qui n’est donc pas une question „tabou“ comme l’affirme Marty pour mettre en scène son attaque en vantant son propre courage) mais parce que, en bon idéologue lacanien, il psychanalyse Genet pour conclure que si Genet ne peut pas accéder au Bien, c’est parce qu’il a raté la Castration, la bonne Castration, celle qui conduit à la „différence des sexes“. Ces absurdités signifient donc que, pour lui, Genet aurait été pro-nazi - dit-il - parce qu’il était pédé. Voilà l’équation: Pédé = Nazi! Il parle à propos de Genet d’un „antisémitisme halluciné“. Mais il fait preuve, lui, d’une homophobie hallucinante. Et que ce genre de discours puisse être tenu en France sans susciter l’indignation générale montre à la fois quels sont les effets du lacanisme dans la vie intellectuelle française - je pourrais prendre d’autres exemples, tout aussi incroyables - et comment l’homophobie sociale autorise l’existence de ce genre d’élucubrations discursives qui sont considérées comme des analyses et comme des contributions au débat. Pour ce qui me concerne, cela ne me gêne pas du tout qu’on montre que Genet était antisémite: c’est sans doute vrai. Et d’ailleurs il en va de même pour Jouhandeau, qui a écrit un livre magnifique sur la façon dont l’ordre social „abjecte“ ceux qui contreviennent aux normes sexuelles mais qui a publié, à peu près à la même époque, à la fin des année 1930, un livre qui a pour titre Le péril juif. J’ai consacré un long essai à cette difficile question („L’abjecté abjecteur“) que j’ai repris dans mon recueil qui s’appelle Hérésies, en 2003. Le problème étant celui-ci: pourquoi des gens qui analysent de manière aussi extraordinaire un type de processus d’abjection peuventils le reproduire sur une autre catégorie de la population? Pourquoi leur fallait-il, pour constituer leur réflexion sur une minorité à laquelle ils appartiennent s’attaquer en même temps à une autre minorité? Je vais reprendre cette question au mois de novembre lors du grand colloque sur Genet qui se tient au théâtre de l’Odéon 16 et j’essaierai d’élargir le problème: car cela permet de réfléchir aux politiques minoritaires sans tomber dans l’illusion ou l’utopie d’une alliance des minorités, d’une convergence des luttes, etc. On voit bien que les combats minoritaires peuvent être opposés les uns aux autres, hostiles les uns aux autres, et que leur „convergence“ est sinon impossible, impensable, du moins très difficile à imaginer et à mettre en pratique. Il faut donc penser que chaque lutte a sa temporalité propre, son espace propre, ses préoccupations propres, et que la „convergence“ est toujours aléatoire, partielle, fragile. Il faut plutôt penser en termes de multiplicité des domaines de luttes et d’analyses qu’en termes d’unité. Dans les années 1960 Genet se tourne de façon plus explicite vers la politique. Ce qui dans ses romans était stratégie morale et esthétique - la valorisation de ce qui est considéré comme abject par „vous“ - devient alors programme politique - un programme qui me semble poser problème. Comment expliquer par exemple son engagement en faveur de la bande à Baader? Des études récentes nous montrent que les membres de la RAF étaient animés par un esprit autoritaire et par l’amour de la transgression plus que par un engagement sérieux pour les damnés de la terre - une atti- 122 Entretien tude qui les rapproche de la génération de leurs pères avec laquelle ils voulaient pourtant rompre à tout prix. 17 Comment peut-on prendre au sérieux le Genet politique de l’œuvre tardive? Je ne suis pas du tout un spécialiste de Genet! Je ne me suis intéressé qu’à quelques aspects de son œuvre, mais je ne l’ai jamais considéré comme un modèle, ni même comme une référence intellectuelle ou politique! J’ai trouvé chez lui des analyses remarquables mais je ne suis pas allé y chercher des réponses globales! Et il m’est donc difficile de répondre à votre question. Je crois que Genet, comme d’autres à cette époque, entendait soutenir tous les mouvements qui entraient en dissidence contre l’ordre social et économique du monde capitaliste. Ce qui l’a, comme d’autres, conduit à s’inscrire dans des combats très différents les uns des autres, dont il voyait probablement l’unité ou la cohérence, mais que nous percevons différemment aujourd’hui: il pouvait se trouver un jour aux côtés des travailleurs immigrés en France (on le voit sur une série de photos avec Foucault lors de manifestations), un autre jour se retrouver auprès des Black Panthers aux Etats-Unis (on trouve de très belles pages sur ce moment dans Un Captif amoureux), ou encore se rapprocher de gens qui dérivaient en Allemagne vers la violence et le terrorisme. Il convient de regarder tout cela avec un regard scrupuleusement critique! On n’est pas obligé de prendre tout dans un auteur. Nous devons filtrer ces héritages politiques. Et les réinventer. Question de pure curiosité: Quand vous parlez du projet de Foucault de „faire l’archéologie d’un silence“ vous mentionnez un cours qu’il a fait à Uppsala sur „Les conceptions de l’amour dans la littérature française du marquis de Sade à Jean Genet“. C’est d’ailleurs Georges Dumézil qui vous en parle dans l’entretien que vous avez fait avec lui. Que reste-t-il de ce cours? J’ai retrouvé l’annonce de cours dans les programmes de l’université d’Uppsala en 1956 et je l’ai mentionné dans la biographie que j’ai consacrée à Foucault en 1989. Je ne pense pas qu’il en reste des traces écrites mais seulement quelques souvenirs dans la mémoire de ceux qui l’ont entendu. Foucault s’est sans doute beaucoup intéressé à Genet dans les années 1950. Mais cet admiration n’a pas duré: je me souviens que, au début des années 1980, il disait beaucoup de mal de l’œuvre de Genet, aussi bien du théâtre que des romans. Même chose pour Sade d’ailleurs: dans les années 1950 et 1960, il fait l’éloge de Sade, mais dans La Volonté de savoir, en 1976, il présente la transgression à la manière de Sade et Bataille comme participant du dispositif de la sexualité, c’est-à-dire du pouvoir. Dans ma thèse je me suis proposé de regarder de près ce que l’on pourrait appeler, avec Gaston Bachelard, la „poétique de l’espace“ de Jean Genet. 18 J’ai trouvé qu’il y a des analogies directes entre les procédés de subjectivation et l’ordre spatial: C’est le dispositif carcéral qui achève l’assujettissement du protagoniste, tout comme Foucault le décrira plus tard quand il fera de la prison l’allégorie théorique du fonctionnement du pouvoir disciplinaire. Croyez-vous qu’une science de l’espace, telle que Foucault l’a initiée en postulant une „hétérotopologie“, peut nous aider à mieux comprendre la microphysique du pouvoir qui structure nos sociétés et notre culture? En Allemagne - et en France aussi, je ne rappelle que le livre de Bertrand Westphal sur la géocritique 19 - il y a, depuis quelques années un très grand intérêt pour des „questions d’espace“… 123 Entretien A quelque niveau qu’on se situe, il est impossible d’aborder les questions politiques sans se poser le problème de l’espace. Pensez à toutes les questions de frontières, de territoires, de murs, de colonisations qu’implique par exemple le conflit entre Israël et les Palestiniens. Pensez, d’une manière plus générale, aux guerres, aux déplacements de populations... Pensez aussi à la question mondialisée de l’immigration et de l’accueil fait aux immigrés qui nous renvoie évidemment aux questions de frontières entre les nations, et au franchissement de ces frontières, mais aussi aux questions de ségrégation urbaine dans les pays où les migrants s’installent. Avez-vous suivi la polémique qui est née en France, pendant l’été 2010, après les déclarations de Nicolas Sarkozy et de membres de son gouvernement sur les „Roms“, les „Tziganes“ et les „Gens du voyage“? Par delà le caractère révoltant et écœurant de toutes ces déclarations - comment pouvons-nous encore tolérer d’avoir des gens comme ceux-ci à la tête de notre pays! Nous devons tout faire pour les en chasser dès la prochaine élection -, c’est bien une question d’espace, de géographie (en même temps que de l’histoire d’un peuple) qui s’est trouvée au cœur de l’actualité française. Je pourrais encore mentionner, dans un autre registre, la question de la géographie sociale (je veux dire: la distribution géographique des classes sociales) dans les pays européens (entre autres! ). Ou bien la manière dont les dissidents de l’ordre sexuel ont su créer dans les villes un monde à eux, ce que George Chauncey a décrit comme un „monde gay“ à l’intérieur des villes 20 (on peut à cet égard relire Notre-Dame-des-Fleurs comme un livre de géographie sexuelle: le Paris des déviants! ) On voit que toute politique est liée à l’espace et que tout espace est politique. D’après vous, pour tout projet de subjectivation émancipatoire il importe, avant tout, d’échapper à la psychanalyse 21 - qui vise à normaliser des sujets considérés comme ‚anormaux‘, telle l’expression qu’utilise Foucault dans son cours au Collège de France, et donc à exclure toute possibilité d’être autre. Or, nous vivons dans des sociétés fortement marquées par ce que l’on pourrait appeler la „psychanalysation“ et, plus généralement, la contrainte de se dire, et de se situer dans des contextes narratifs cohérents. Comment passer du malaise de se dire (de dire ce que l’on est, qui l’on est) au projet de s’inventer, de se faire? La psychanalyse est une discipline normalisante, normativante: ce n’est pas seulement Foucault et moi qui le disons, c’est Lacan lui-même, qui n’a cessé d’affirmer cette dimension normativante et d’insister sur les fonctions de normalisation et de défense de l’ordre masculin et hétérosexuel que devait selon lui remplir la psychanalyse. Tout cet appareil notionnel - Œdipe, le Phallus, la Castration etc. - ne constitue pas un ensemble de connaissances ou d’outils de connaissance, mais un dispositif de pouvoir. On l’a bien vu dans les débats en France autour du Pacs, du mariage homosexuel, de la reconnaissance des familles homoparentales: l’institution psychanalytique s’est montrée telle qu’elle était et a toujours été, c’est-à-dire une instance d’interdiction et de limitation du social. La violence que la psychanalyse a exercée dans tous ces débats est à peine imaginable. Le problème, c’est que, évidemment, la psychanalyse est devenue une doxa si largement répandue que tout le monde s’y réfère comme s’il s’agissait de vérités établies et incontestables et qu’il est donc quasiment impossible de se situer en dehors d’elle. Et cela correspond aussi au narcissisme des intellectuels, qui aiment à scruter leur intériorité et qui, pour le faire, ont besoin d’adhérer - de croire, car c’est une croyance - à la doctrine psychanalytique. Dans Retour à Reims, j’ai souligné à quel point une approche psychanalytique des 124 Entretien processus que je décris dans ce livre reviendrait à les désocialiser et à les dépolitiser. Annie Ernaux remarque dans plusieurs de ses textes qu’elle n’a pas besoin de la psychanalyse qui lui apporterait des réponses toutes prêtes et trop simples, qui ne rendraient pas compte des phénomènes plus profonds qu’elle essaie de restituer. Or l’analyse sociale qu’elle propose est évidemment plus difficile à affronter: il ne s’agit pas du rapport au père, à la mère, mais des modes de vie des classes sociales, de ce que sont les individus dans la classe sociale qu’elle dépeint. L’interprétation en termes psychanalytiques est trop facile, jouée d’avance: le père, la mère, l’œdipe, bla, bla, bla... Réfléchir en termes sociaux et politiques permet de rendre aux phénomènes une dimension plus profonde et moins rassurante. Je serais tenté de dire: plus noire. Mais pour répondre à votre question: il n’est pas du tout nouveau, comme le croient certains auteurs de livres un peu légers et sans ancrage historique, que l’on exige des individus qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’un récit cohérent, qu’on essaie de les y faire entrer de force. La question me semble plutôt être celle-ci: comment produire son propre récit, qui échappe aux instances et aux institutions normalisatrices et oppressives. Les mouvements politiques qui se veulent émancipateurs le permettent, d’une certaine manière. Mais on voit alors - c’est le problème que j’essaie d’aborder dans Retour à Reims - que les catégories politiques peuvent changer et vous donner des „récits“ de vous-mêmes divergents et des „cohérences“ rétrospectives différentes: fils d’ouvrier, enfant gay... Comment penser la multiplicité des points de vue - politiques - que l’on peut prendre sur soi? Est-ce possible? Ce qui débouche sur une autre interrogation: peut-on être à la fois le sujet de plusieurs politiques, à un même moment, ou dans des moments différents? Vous avez une réponse à la question que vous posez? Si la réponse est positive - si on peut donc être le sujet de plusieurs politiques - que cela veut-il dire pour le récit que l’on fait de l’histoire de sa propre subjectivation? Est-ce qu’il en résulte un récit polyphonique? Ou un récit contradictoire - comme dans le cas de Genet et de Jouhandeau, dont nous parlions, un récit à la fois émancipatoire et, en l’occurrence, antisémite? Une réponse? Je ne suis pas certain de pouvoir vous en proposer une. Pas pour l’instant du moins. Je suis en train de travailler sur ce problème. Maurice Halbwachs insistait sur ce qu’il appelait les cadres sociaux de la mémoire, et sur la mémoire collective: la mémoire individuelle est toujours liée à celle d’un groupe d’appartenance. Mais il soulignait lui-même que nous appartenons nécessairement à plusieurs groupes. Dans ce cas, comment cohabitent les mémoires qui nous viennent de ces appartenances multiples? Et comment pouvons-nous nous penser à partir d’elles? Bourdieu a fait remarquer que les classes sociales étaient une production performative des discours politiques. C’est ce qu’il appelle l’effet de théorie: il y a des classes parce que Marx a dit qu’il y avait des classes. Mais on peut très bien voir le monde différemment (et c’est pourquoi la notion de classes peut apparaître comme évidente aux uns, et complètement fausse aux autres). Il en va de même avec tous les découpages du monde par la perception politique; par exemple, une femme noire ouvrière pourra se penser avant tout comme ouvrière et penser à la division de la société en classes, une autre se pensera comme femme, une autre comme noire... Et la notion d’intersection avancée par Kimberley Crenshaw, dans de très beaux et très importants articles, ne suffit pas à résoudre la difficulté, car cette notion présuppose que des identifiés multiples sont données et que la singularité individuelle ou collective se situe à 125 Entretien l’intersection et dans la combinaison de ces identités multiples. Or il me semble que les identités sont produites à des moments donnés comme des perceptions qui s’imposent à nous et qui nous conduisent à nous regarder nous-mêmes différemment: vous vous souvenez peut-être de la phrase de Fanon, qui dit que les Martiniquais ne se sont pas pensés comme noirs, jusqu’à ce que Césaire vienne parler de négritude. C’est pourquoi il me semble qu’il est difficile de penser en termes de coalition ou de convergences des luttes (c’était le thème du débat que j’ai eu avec Judith Butler à la Sorbonne: elle insistait sur les coalitions possibles, les alliances nécessaires entre minorités sexuelles et minorités religieuses, et moi je me demandais au contraire si de telles convergences sont pensables à grande échelle (je veux dire: en dehors de petits groupes éphémères, dont je ne néglige pas l’importance d’ailleurs) ou bien s’il ne fallait pas plutôt imaginer des mouvements qui ont chacun leur domaine propre, leur temporalité propre, et dont nous devons admettre, peut-être, le caractère irréductiblement irréconciliable, ce qui ne nous empêche pas de participer aux uns et aux autres. Mais il me faudrait beaucoup de temps et d’espace pour développer ce point, car ici, je suis obligé de simplifier assez grossièrement. Je vous ai rencontré deux fois en Allemagne. Dans Retour à Reims vous écrivez que dans votre enfance l’Allemagne était le pays des ennemis, une vision des choses que vous avez dû partager avec beaucoup d’autres Français surtout dans le nord-est de la France. Est-ce que l’Allemagne contemporaine vous intéresse - du point de vue politique, ou intellectuel, ou autre - ou est-ce que l’animosité a cédé tout simplement à l’indifférence? En effet, quand j’étais enfant, l’Allemagne était considérée, dans ma famille, dans ma région, avec beaucoup d’hostilité et même avec de la haine, comme le pays des ennemis. Et quand j’ai été adolescent, j’ai gardé en moi quelque chose de ce sentiment: rien ne m’attirait dans l’Allemagne et je me tournais plutôt vers l’Espagne, ou l’Italie. Et ensuite vers l’Angleterre. Et quand j’ai lu Nietzsche, ses propos très durs contre les Allemands, son éloge du „Sud“ et du soleil, cela m’a conforté dans mes réactions immédiates. Aujourd’hui, bien sûr, c’est différent: j’ai donné des conférences à Hambourg, Berlin, Düsseldorf, j’ai participé à des colloques... Et je m’intéresse bien sûr à la vie politique allemande - et notamment à l'importance que revêt en Allemagne la culture alternative, beaucoup plus forte et plus disséminée qu’en France -, littéraire - j’admire Christa Wolf et un certain nombre d’autres auteurs - et, dans le domaine intellectuel, aux tentatives pour réactualiser l’héritage de la théorie critique et de l’Ecole de Francfort, notamment, en tournant le dos à la connotation conservatrice et aujourd’hui théologique que lui a donnée Habermas. Comme vous pouvez l’imaginer, je suis pour un espace culturel, intellectuel et politique européen, et je pense que ce qui se passe aujourd’hui en France et ce qui se passe aujourd’hui en Allemagne représentent des éléments importants dans la construction de politiques oppositionnelles et de théories radicalement critiques. Pour en finir: Chez quels écrivains et chez quels philosophes contemporains français trouvez-vous les questions dont vous vous occupez dans votre travail - à part Annie Ernaux et les autres dont nous avons déjà parlés? Est-ce que - mis à part votre travail - des auteurs comme Jonathan Littell ou Laurent Mauvignier vous intéressent? 126 Entretien Dans le domaine théorique, je m’intéresse beaucoup aux travaux de Marcela Iacub (qui est une juriste et philosophe du droit), qui me semblent poser de très importantes questions. Ses analyses poussent le regard critique le plus loin possible et nous obligent à nous interroger sur nos évidences. Elle a publié au cours des dernières années une série de livres magnifiques: L’empire du ventre, Par le trou de la serrure, De la pornographie en Amérique... Ce qu’elle écrit est très puissant. C’est l’une des œuvres les plus importantes parmi celles qui se développent aujourd’hui en France. Dans le domaine littéraire, je dois vous avouer que je n’ai pas lu le livre de Littell. Ceux de Mauvigner non plus. J’ai très envie de lire son dernier livre. Mais il est vrai - et c’est peut-être lié à une certaine anémie ou atonie de la vie intellectuelle française en ce moment dans le domaine de la philosophie et des sciences sociales - que mon travail se nourrit beaucoup de ce qui se passe dans la littérature. Les écrivains francophones qui m’intéressent aujourd’hui: Assia Djebar (son Nulle part dans la maison de mon père est superbe, et Le Blanc de l’Algérie est tout simplement bouleversant), Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau (dont j’aime beaucoup les livres sur son enfance, et son essai Ecrire en pays dominé); et j’ai beaucoup aimé le dernier livre de Dany Laferrière, L’énigme du retour; celui de Lyonel Trouillot, Yanvalou pour Charlie… Néanmoins, il est vrai que j’ai un peu tendance à lire pour écrire, et donc cela limite mes lectures. Malheureusement, les journées ne sont pas extensibles à l’infini. Et n’oubliez pas qu’il y a aussi le cinéma... Je vous remercie beaucoup! Ouvrages de Didier Eribon: Entretiens avec Georges Dumézil. Paris (Gallimard: Folio) 1987 De près et de loin. Entretiens avec Claude Lévi-Strauss. Paris (Odile Jacob) 1988 Michel Foucault (1926-1984). Paris (Flammarion) 1989 Ce que l’image nous dit. Entretiens avec Ernst Gombrich. Paris (Adam Biro) 1991 Faut-il brûler Dumézil? Mythologie, science et politique. Paris (Flammarion) 1992 Michel Foucault et ses contemporains. Paris (Fayard) 1994 Réflexions sur la question gay. Paris (Fayard) 1999 Papiers d’identité. Paris (Fayard) 2000 Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet. Paris (Fayard) 2001 Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes. Sous la direction de Didier Eribon. Paris (Larousse) 2003 Hérésies. Essais sur la théorie de la sexualité. Paris (Fayard) 2003 Sur cet instant fragile. Carnets, janvier-août 2004. Paris (Fayard) 2004 Echapper à la psychanalyse. Paris (Léo Scheer) 2005 D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française. Paris (Léo Scheer) 2007 Contre l’égalité et autres chroniques. Paris (Cartouche) 2008 Retour à Reims. Paris (Fayard) 2009 et (Flammarion) 2010 De la subversion. Droit, norme et politique. Paris (Cartouche) 2010 127 Entretien 1 Didier Eribon (2009): Retour à Reims. Paris (Fayard) 2 Didier Eribon (2001): Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet. Paris (Fayard): 55 3 Didier Eribon (1989): Michel Foucault (1926-1984). Paris (Flammarion) 4 Georges Dumézil/ Didier Eribon (1987): Entretiens avec Georges Dumézil. Paris (Gallimard: Folio); Claude Lévi-Strauss/ Didier Eribon (1988): De près et de loin. Paris (Odile Jacob); voir aussi les entretiens avec Ernst Gombrich in Didier Eribon (1991): Ce que l’image nous dit. Paris (Adam Biro) 5 Didier Eribon (1994): Michel Foucault et ses contemporains. Paris (Fayard) 6 Didier Eribon (2007): D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française. Paris (Léo Scheer) 7 Didier Eribon (1999): Réflexions sur la question gay. Paris (Fayard) 8 Jacques Derrida/ Jürgen Habermas (2004): Le „concept“ du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori. Paris (Gallilé) 9 Didier Eribon (2003) (dir.): Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes. Paris (Larousse); Didier Eribon (2003): Hérésies. Essais sur la théorie de la sexualité. Paris (Fayard); Didier Eribon (2004): Sur cet instant fragile. Carnets, janvier-août 2004. Paris (Fayard) 10 Didier Eribon (2005): Echapper à la psychanalyse. Paris (Léo Scheer) 11 Didier Eribon (2001): Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean Genet. Paris (Fayard) 12 Judith Butler (2003): Kritik der ethischen Gewalt. FfM (Suhrkamp) 13 Jean Genet [1949]: Journal du voleur. Paris (Gallimard: Folio) 1996: 198 14 Eric Marty (2003): Bref séjour à Jérusalem. Paris (Gallimard); Ivan Jablonka (2004): Les vérités inavouables de Jean Genet. Paris (Seuil) 15 Hadrien Laroche (1997): Le dernier Genet. Paris (Seuil) 16 Du 23 au 27 novembre 2010 au Théâtre National de l’Odéon à Paris. 17 Gerd Koenen (2002): Vesper, Ensslin, Baader. FfM (Fischer) 18 Urs Urban (2007): Der Raum des Anderen und Andere Räume. Zur Topologie des Werkes von Jean Genet. Würzburg (Königshausen & Neumann) 19 Bertrand Westphal (2007): La Géocritique. Réel, Fiction, Espace. Paris (Minuit) 20 George Chauncey (2003): Gay New York. 1890-1940. Traduit de l’anglais par Dider Eribon. Paris (Fayard) 21 Didier Eribon (2005): Echapper à la psychanalyse. Paris (Léo Scheer)