eJournals lendemains 32/128

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
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2007
32128

par courtesy

2007
Noëlle Renaude
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42 Noëlle Renaude par courtesy Un vocabulaire étendu, dit le prof d’informatique un sac de charbon de bois dans les bras, c’est fondamental pour communiquer J’ai toujours eu un mal de chien avec les mots, dit l’amant du moment Et une grande précision si on veut s’entendre, dit l’ex-conjointe lunettes sur le front Un brin de courtoisie ça ne fait pas de mal non plus au business, fait le mari devant le barbecue Toi bien sûr, crie la sœur en short J’ai été déprimé tout l’hiver mais avec les beaux jours je me sens de nouveau plein d’intérêt pour l’humanité, dit le vieux camarade de collège Je ne suis pas sûre de ce que j’avance, dit la nouvelle femme tout en blanc Eh bien n’avance rien, dit la sœur bras croisés Dis voir, dit le mari une bouteille dans chaque main Mieux que les mots, dit la collègue verre tendu, merci Car voyez-vous, reprend la collègue à chapeau cloche, notre petit trip deux semaines dans l’Himalaya nous a ressoudés pour vingt ans Disons déjà cinq ans bichon, fait l’ingénieur en sandales Un peu de courtoisie en tout cas rend les relations plus commodes, dit l’exconjointe une pile d’assiettes en équilibre sur les deux mains Le système marchand lui-même elle a raison est assujetti à ce principe de courtoisie, dit le mari épaules carrées La salutaire je précise désobéissance civile desobedience et la courtoisie n’ont jamais fait bon ménage, dit le vieux copain de collège dans la fumée 43 La courtoisie moi je suis d’accord c’est encore un truc de classe qui de plus favorise la traîtrise, dit la sœur en débardeur On n’est pas des bœufs quand même, fait la collègue nu-tête On n’est quand même pas des bœufs, refait la collègue à cheveux rouges Bien évidemment que non bichon, dit l’ingénieur à califourchon Pourquoi dis-tu que le système marchand, dit le prof d’informatique les doigts dans le bol de glaçons By courtesy of english american french, dit le mari une côtelette en l’air C’est pas de la courtoisie ça, dit l’ex-conjointe à genoux Tu voulais dire quelque chose? dit le mari le front plissé J’ai oublié, dit la nouvelle femme une olive dans la bouche Nos sherpas tiens par exemple, dit la collègue nu-pieds dans le gazon Il faisait si froid? dit l’amant du moment à une courte distance des pistaches Cette courtesy - là n’est pas de la courtoisie je suis d’accord, dit le vieux camarade un œil sur les radis Tu vois, crie la sœur sur ses pieds Vous en êtes encore à la vieille rengaine gauchiste, dit le prof d’informatique dos au buisson de, c’est quoi? Un genêt d’Espagne, dit la nouvelle femme un pot de jus d’orange offert à qui veut Ça c’est vrai, dit le mari en nage Toi bien sûr, dit la sœur une rondelle de saucisson entre le pouce et l’index La politique aujourd’hui c’est exclusivement de la stratégie, dit l’ex-conjointe à poitrine charnue Pourquoi avez-vous dit qu’il faisait froid? dit la collègue une bonne poignée d’amuse-gueules à portée de main 44 Moi? dit l’amant du moment en chemisette Il voulait dire vous avez pensé à chapka non j’ai bien compris moi, dit l’ingénieur une mouche hystérique sur le mollet C’est ça oui, dit l’amant du moment, j’ai inverti Inter, dit le prof la bouche en cœur Je ne peux pas te laisser dire ça, dit le copain de lycée à la recherche du beurrier Tu es devenu tellement égoïste tellement prévisible, dit la sœur cigarette aux lèvres Entièrement d’accord, dit le copain le chapeau de la collègue sur l’occiput C’est lui qui a parlé de nostalgie gauchiste pas moi, dit le mari aux prises avec un bouchon récalcitrant J’ai pas dit nostalgie, dit le prof à bouc Je veux bien de la moutarde, dit la collègue index levé J’y vais, dit la nouvelle femme sourire peint façon madone La courtoisie j’y reviens excusez-moi garantit le respect d’autrui, dit l’ex-conjointe cheville souple Elle devrait réduire dans ce cas-là tous les risques de dérapage, dit la sœur visage coincé au zénith Intensifs ou non intensive or not intensive, dit le copain couteau à pain brandi De quels dérapages tu parles? dit le prof d’informatique en arrêt devant la salade de pâtes Ça va j’imagine du crêpage de cheveux à la distribution de pains, dit le copain un pain complet au-dessus de la corbeille De la chamaillerie exactement à la sauvagerie exactement, dit la sœur avec ses milliers de petites taches de son 45 Elle a un revers votre courtoisie libre de toute taxe par-dessus le marché, dit la nouvelle femme main droite présentant le pot de moutarde à l’ancienne Duty free, dit le copain le nez sur les petits boudins Quoi donc? dit l’ingénieur une saucisse au bout de sa fourchette Le dénigrement dans le dos, dit la nouvelle femme dans la fumée, c’est tout Tu veux dire quoi par là chérie? dit le mari dans la fumée Notre arrogance native et tout à fait humaine, dit la collègue dans la fumée Ça se gâte, dit l’amant du moment nez au vent Notre arrogance native nous pousse tous au dénigrement, dit la collègue orteils bien ouverts Ah pour ça au moins c’est démocratique, dit le mari dans la fumée On pourrait espérer une autre forme d’égalité des chances, dit la sœur dans l’air redevenu respirable A la portée de tous au moins c’est clair c’est la salière? dit le prof d’informatique prêt à touiller les haricots verts Jouissances fines à peu de frais et sans risques majeurs, dit la nouvelle femme menton en avant De quoi on parle là? dit l’ingénieur une assiette pleine posée sur le ventre Mon chapeau merci, dit la collègue joues remplies, de dénigrement et de médisance Vous voyez bien ce que produit votre courtoisie j’ai pas faim du tout merci, dit la sœur mains en pare-soleil Ce n’est pas faux en effet, dit la collègue Diplomatic light, dit le copain mèches en bataille Je veux bien ce petit, dit l’amant du moment, là c’est du cochon? 46 Mouton, dit la nouvelle femme face à l’amant du moment La lumière the light crée l’ombre the bloody shadow, dit le copain, les doigts gras Alors là c’est un principe de physique élémentaire, dit le mari, cuiller en pogne traquant les restes de taboulé dans le saladier Quoi ça? dit la collègue La lumière enfante l’ombre, dit le mari trois grains de semoule ornant sa lèvre, ben oui c’est con comme la lune Et la courtoisie enfante la traîtrise, dit la nouvelle femme sur ses talons hauts Ça alors on est d’accord alors, dit la sœur semelle posée sur une balle bicolore Tiens vous avez un chien? dit l’ingénieur jambes écartées L’un des objectifs les plus tordus de ta courtesy, dit le copain de collège, c’est ultra very very important important c’est juste ça endormir les soupçons de l’autre C’est agréable l’amabilité tout de même, crie l’ingénieur le plateau de fromages à sa disposition C’est pour ça que je parlais des sherpas des gens charmants, dit la collègue dents découvertes Mieux vaut être courtois que mufle c’est un fait, dit l’ex-conjointe narines palpitantes Courtois pour mieux soumettre, dit le copain nuque rase et rouge Des soupçons disais-tu mais de quoi? dit le prof d’informatique en quête d’un siège où poser ses fesses Alors là ce qu’on veut on a le choix tromperie fausseté malveillance, dit la nouvelle femme à la lisière de l’ombre et de la lumière Sauf si on a affaire à un candide un attardé un fossile qui n’a fréquenté jusque là que des basses-cours, dit le mari la paupière agitée d’un tic Ou des no man’s lands, dit l’ex-conjointe bras tendu vers la carafe 47 Encore que la volaille les dinde poule pintadon si on y regarde d’un peu près Je ne vois pas, dit la collègue sourcils arqués Qui a parlé de dinde? dit le prof d’informatique ventre gargouillant Pas moi, dit le camarade de collège déboutonné C’est quoi cette idée pourrie de fossile ou d’attardé? dit la sœur à cheval sur ses principes Quelqu’un d’un peu heu tu vois, dit l’ex-conjointe aisselles parfaitement épilées Quelqu’un qui n’aurait pas les neurones très affûtés par une vie sociale intensive ça te va? dit le mari à la merci d’une guêpe Un péquenot en somme, dit le prof d’informatique sur ses ergots Un pas comme vous en somme, dit le camarade de collège moutarde au nez Un pas comme nous un pas comme nous ça veut dire quoi, dit l’ex-conjointe à vif Elle n’a pas besoin d’être intensive ta vie sociale pour t’apercevoir qu’on se fout de ta gueule, dit le prof en plein dans le mille Quelqu’un se fout de ma gueule? dit le camarade sur ses grands chevaux Personne ne se fout de la gueule de personne allons allons, dit la collègue dans tous ses états Est-ce que j’ai dit qu’on se foutait de sa gueule? dit le prof écume aux lèvres Oui tu l’as dit, dit le vieux copain hors de ses gonds Tu l’as dit, dit le mari les pieds dans le plat Non, dit la femme pupilles dilatées Si, dit la sœur les joues en feu Non, dit le prof la bouche crispée Ah si, dit l’ingénieur les dents serrées 48 Ah non, dit la collègue le nez pincé Ah mais c’est, dit la sœur J’ai simplement dit, dit le prof Oh ça va ta gueule, dit le copain Restons courtois, dit quelqu’un S’il vous plaît oui, dit un autre Parfaitement, dit l’ingénieur Bon, dit le mari Passons ça vaudra mieux à la tarte aux fraises, dit la femme Elle a raison, dit le copain Tout à fait, dit l’ingénieur Oui, dit le prof Car des bonnes phrases valent mieux que des mauvaises fraises, dit l’amant tout à trac mais mal à propos C’est là que je me case que je m’installe, dit le silence lui très à propos Et moi je me replie, dit le paysage qui jusque là se foutait pas mal de ce qui se passait chez lui Des mauvaises fraises, crie la femme en fureur brandissant sa pelle à gâteau Non mais non mais, rugit le mari frénétique ramassant un silex Ah mais, crache le prof vexé à mort décrochant la broche à poulet C’est, éructe l’ex au bord de la crise de nerfs un tesson dans la paluche Je ne, stridule la sœur survoltée s’armant des pincettes au bout desquelles fume un tison 49 Ho, braille le camarade apoplectique s’emparant du pied de parasol Ah, éclate la collègue folle de rage empoignant la boîte de poivre moulu Bon dieu, explose l’ingénieur noir de colère attrapant une chaise Cinq fois mais, dit l’amant dans la mêlée Inconcevable, hurlent les uns A mort, hurlent les autres A mort oui, hurlent les uns Je ne veux pas voir ça, dit le paysage effondré à l’écart J’ai échoué, dit le silence ébranlé Crève crève, hurlent les humains Trois fois mais, gémit l’amant dans la mêlée Je vide les lieux, dit le paysage replié désolé C’est la chose à faire, dit le silence Deux fois mais, s’étiole l’amant Tu vas crever, s’épuisent les uns Tu vas crever, s’épuisent les autres Une fois mais, meurt l’amant Alors adieu, dit le paysage Adieu, dit le silence 50 Notice biobibliographique Noëlle Renaude compte aujourd’hui parmi les représentants les plus avancés et les plus importants d’une écriture dramatique expérimentale. Elle est née à Boulogne-sur-Seine en 1949. Après des études d’histoire de l’art et de langue et civilisation japonaises, elle commence, en 1978, à écrire pour le théâtre. Ses deux premières pièces, Rose, la nuit australienne et L’entre-deux, sont publiées en 1987 comme tapuscrits par Théâtre ouvert qui accompagnera l’entière carrière ultérieure de Noëlle Renaude en publiant ses textes et en réalisant des lectures et des mises en espace.1 A partir de 1988, ses pièces sont régulièrement montées par de jeunes metteurs en scène comme François Rancillac, Robert Cantarella, Florence Giorgetti, Frédéric Fisbach, Michel Cerda et surtout Frédéric Maragnani. Dans son œuvre variée, qui comporte aujourd’hui une vingtaine de pièces, une place à part est occupée par la pièce Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux dont la composition s’est échelonnée sur quatre années.2 Réalisée sous la direction de Frédéric Maragnani, la première intégrale de ce texte fleuve, qui avait été écrit pour l’acteur Christophe Brault, a duré 24 heures sans interruption et a constitué une aventure particulière aussi bien pour les acteurs que pour les spectateurs.3 Ma Solange illustre ainsi le défi que le théâtre de Noëlle Renaude lance aux formes théâtrales traditionnelles. En recourant à une fragmentation extrême en de nombreux épisodes, en combinant les langages les plus divers et en effaçant les cloisons entre texte dramatique et narratif, Ma Solange renonce à toute possibilité d’incarner le texte dans un sens traditionnel et poursuit ainsi l’interrogation sur les limites du théâtre entreprise par Noëlle Renaude dès ses débuts.4 Malgré son caractère expérimental, l’œuvre de Noëlle Renaude est traduite en nombreuses langues. En Allemagne, plusieurs pièces ont été diffusées comme pièces radiophoniques: Rose, la nuit australienne (1987; Australische Nacht, 1989), A tous ceux qui! (2002; Auf alle die, 1998), Blanche Aurore Céleste (1992; Rosa Aurora Konstanze, 2003) et Madame Ka (1999; Madame Ka, 2004).5 Divertissements touristiques (1989; Reisefreuden, 2001) a été publiée en traduction dans le numéro 3 de l’anthologie Scène.6 Sur scène ont été jouées jusqu’à maintenant en Allemagne seulement Blanche Aurore Céleste à Sarrebruck en 1997 et au Stadttheater Cöpenick en 2004 et Madame Ka en 2002 dans le cadre de la Biennale de Bonn et, en 2007, au Nationaltheater Weimar.7 Par courtesy, le texte qui précède et qui est ici publié pour la première fois, s’intègre parfaitement aux recherches entreprises par Noëlle Renaude ces derniers temps. D’une part, il montre le jeu très divertissant avec le langage, de l’autre, par l’usage constant des formules comme ‘dit-il’, ‘fait-il’ etc., il transgresse la frontière qui sépare le genre dramatique du récit. En plus, Noëlle Renaude met à l’épreuve ici le rapport entre le temps de la représentation qui équivaut au temps qu’il faut pour ‘dire’ le texte et le temps représenté qui est celui, beaucoup plus long, du pique-nique évoqué.8 1 Aujourd’hui, toutes les pièces sont publiées par les Editions Théâtrales, Paris. Pour une bibliographie actuelle, cf. le site http: / / www.theatre-contemporain.net/ auteurs/ textes-autnoelle-renaude-26.html. 2 Le texte est publié en trois volumes en 1996, 1997, 1998, puis en un seul en 2004 par les Editions Théâtrales (Paris). 3 Cf. la documentation du projet sur le site http: / / www.theatre-contemporain.net/ spectacles/ masolange/ Default.htm 51 4 Cf. le dossier consacré à l’œuvre de Noëlle Renaude par la revue théâtrale Théâtre/ Public 4, 2006, 25-47. 5 La version radiophonique de Madame Ka est disponible comme CD (Saarländischer Rundfunk, 2004). 6 Barbara Engelhardt (ed.): Scène 3. Neue französische Theaterstücke, Frankfurt/ M., Verlag der Autoren, 2000. 7 Madame Ka, Rosa Aurora Konstanze et Der Fuchs des Nordens (Le renard du nord, 1989) se trouvent au programme du Verlag Autoren Agentur. 8 Je tiens à remercier Noëlle Renaude pour la permission de publier ici par courtesy.