eJournals lendemains 36/142-143

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2011
36142-143

L’érotique entre exorcisme et canular: J’irai cracher sur vos tombes par Vernon Sullivan/Boris Vian

2011
Ina Pfitzner
ldm36142-1430232
230 Discussion 45 Elisabeth Décultot, Michel Espagne et Jacques Le Rider (sous la direction de), Dictionnaire du Monde germanique, Bayard, 2007. 46 Michael Werner lors d’un débat au Goethe-Institut de Lyon, le 28 février 2006. 47 Martin Raether, „Un revers de deux médailles? Le manuel d’histoire franco-allemand“, in: Francia, Forschungen zur westeuropäischen Geschichte, Bd 35, 2008, 585-591. 48 Claire Aslangul, „De la haine héréditaire à l’amitié indéfectible. Quelques images-symboles de la relation France-Allemagne, 1870-2009“, in: Revue historique des armées, 256, 2009, 3-13, ici: 3 (C. A. s’est fait une spécialité de l’utilisation de l’image en rapport avec les conflits franco-allemands. Elle a constitué un corpus impressionnant d’illustrations. Voir Représentations de la guerre chez les peintres, graveurs et dessinateurs allemands au XX e siècle, dans le contexte européen. Traditions, évolutions et ruptures dans les codes iconographiques, thèse, 2 tomes, EPHE, 2003). 49 Cf. Andreas Rittau, „Représentations iconiques de l’Allemagne à travers les photos de presse du journal Le Monde (2005-2007), Analyse du couple franco-allemand“, in: Communication & langages, n° 156, 2008, 91-102. 50 Lors du sommet Strasbourg-Kehl de l’Otan, le 4 avril 2009 (photo Sipa dans le nouvelobs.com du 10 mai 2009). 51 Photo de Mme Merkel et M. Chirac, commémorant la libération de Paris, in: Le Monde, 28 aout 2006, 9 (Jacques Brinon, AP). 52 Stefan Martens, „De l’Erbfeindschaft à la réconciliation. Le Traité de L’Elysée. Portée et limites“, in: Allemagne d’aujourd’hui, hors série (mai 2006), 36-51. 53 Thomas Keller, Jean-Marie Guillon, „Du lieu de migration au lieu de commémoration - du lieu de commémoration au lieu de migration“, in: Cahiers d’études germaniques, n° 53, 2007, art. cit., 11. 54 Pierre Lellouche, „Le couple franco-allemand, uni au service de l’Europe. Le Moment est venu de lever les incompréhensions“, in: Le Monde, 6 octobre 2009. 55 En Allemagne, les relations franco-allemandes sont évoquées d’une manière plus neutre qu’en France où l’on parle sans cesse de „couple“. Ceci traduit une fois de plus l’habitude de considérer la nation comme une personne (en France), une allégorie, identification qui a d’ailleurs commencé au Moyen-âge, alors que la figure de Germania n’a été répandue qu’après la guerre franco-prussienne pour disparaître à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les rapports entre la France et l’Allemagne ne sont donc pas à l’abri de „poussées affectives“ et les stéréotypes du passé pouvant à tout moment resurgir et alimenter l’actualité. Sans nier le caractère exclusif de la relation franco-allemande, Joseph Jurt („Le couple franco-allemand“, in: Jean-Noël Jeanneney (sous la direction de), Une idée fausse est un fait vrai, les stéréotypes nationaux en Europe, Odile Jacob, 2000, 103-115) propose tout simplement de renoncer au terme de „couple“ pour éviter toutes les connotations affectives et dépasser le „nombrilisme binational“ suggéré par cette notion, parce que le rapport entre les peuples diffère de celui entre des individus et l’Europe reste avant tout une Europe des Etats-nations sans identité communautaire. 56 Stephan Martens, „Le couple franco-allemand: nécessaire mais pas suffisant“, http: / / bordeaux.eurosblog.eu/ spip.php? ? article16. 57 Claire Demesmay/ Julien Thorel, „Au jardin des incertitudes: la mémoire française des relations franco-allemandes“, in: Allemagne d’aujourd’hui, n° 189, juillet-septembre 2009, 252-264. 58 Ces dernières années une intense réflexion a été menée autour de l’objet culturel comme spécificité culturelle, par exemple dans le cadre de la fondation du Musée français des arts premiers du Quai Branly. 231 Discussion 59 Dietrich Mühlberg, „Les objets du quotidien: des lieux de mémoire? Spécificités des cultures mémorielles est-allemandes“, art.cit., 6. 60 Cf. http: / / www.cafetiton.com. 61 Cf. Andreas Rittau, Interaction Allemagne-France, les habitudes culturelles d’aujourd’hui en questions, L’Harmattan, 2003. 62 Cf. Peter Sloterdijk, Theorie der Nachkriegszeiten, Bemerkungen zu den deutsch-französischen Beziehungen seit 1945, Frankfurt/ M., Suhrkamp, 2008. 63 Peter Sloterdijk, „La France, un danger pour l’Europe? “, in: Le Point, 18 décembre 2008 (propose recueillies par Elisabeth Levy). 64 Stefan Martens, „De l’Erbfeindschaft à la réconciliation. Le Traité de L’Elysée. Portée et limites“, in: Allemagne d’aujourd’hui, hors série (mai 2006), 36-51 65 L’accumulation de références autour des grandes figures politiques fait que leur statut passe de l’état de fait au mythe. 66 Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, Seuil, 1986, 64. 67 Peter Sloterdijk, Theorie der Nachkriegszeiten, Bemerkungen zu den deutsch-französischen Beziehungen seit 1945, op. cit., 78. 68 Si l’on considère les éléments politiques, les échanges sont conventionnellement nombreux et privilégies - si l’on considère la fréquentation au quotidien, il n’en est plus de même: plus de 13 millions de touristes allemands visitent la France chaque année, en sens inverse, seulement 1,3 million de Français franchisent la frontière pour séjourner en Allemagne). 69 Pascal Ory, „Pour une histoire des politiques symboliques“, art.cit., 79. 15: 50: 23 232 Arts & Lettres Ina Pfitzner L’érotique entre exorcisme et canular: J’irai cracher sur vos tombes par Vernon Sullivan/ Boris Vian L’érotique du texte Toute écriture, selon Roland Barthes, serait un geste érotique, et un auteur écrivant „dans le plaisir“ tenterait de communiquer ce plaisir à son lecteur. Le lecteur pour sa part aurait besoin de se sentir désiré par le texte, de sorte que le rapport entre l’auteur et le lecteur, entre le texte et sa lecture, serait le résultat d’une séduction, d’une „drague“. 1 La séduction graduelle par le texte, cette lecture dont nous parle Barthes, correspond à un „dévoilement progressif“, 2 un strip-tease. Ce qui est visible renvoie à ce que l’on ne voit pas et ce que l’on espère voir. La stimulation du lecteur s’accroît au fur et à mesure que l’intrigue avance. Dans le cas idéal, la lecture comme acte d’amour s’achève par la jouissance qui débouche sur un sentiment de gratification et de plaisir. La séduction accomplie suscite l’envie de la voir se répéter, d’acquérir d’autres expériences similaires. Boris Vian établit des idées similaires dans sa conférence au sujet de l’Utilité de la littérature érotique, quoiqu’en des termes moins sensuels. Pour lui, l’une des stratégies les plus efficaces pour attirer et retenir le lecteur serait „de produire sur lui une impression physique, de lui faire éprouver une émotion d’ordre physique; car il paraît évident que lorsqu’on est engagé physiquement dans une lecture, on s’en détache plus difficilement que s’il s’agit d’une spéculation purement immatérielle à laquelle on ne prend part que distraitement, et du bout de cerveau“. 3 Comme c’est précisément l’intention de toute littérature érotique que de captiver le lecteur par des sensations physiques, elle serait alors, par définition, particulièrement séduisante, d’autant plus qu’il y aurait un „préjugé universel favorable à l’amour“, soit à „l’amour-émotion“, soit à „l’amour-action“. 4 Après tout, comme l’affirme Vian, les sentiments et les sensations qui se fondent sur l’amour sont, „avec ceux qui se rattachent aux choses de la mort, si voisins d’ailleurs, les plus intenses et les plus violemment ressentis par l’humanité“. 5 Cela implique d’abord, paradoxalement, que l’association de l’amour (physique) et de la mort provoquerait la plus grande excitation possible, un bouleversement émotionnel et physique extraordinaire, même peut-être une jouissance, „la petite mort“, dans laquelle les deux pôles semblent réunis pendant un instant. En même temps, sachant toutefois que la violence rend le plaisir impossible, c’est exactement à travers le sentiment d’amour dont il émane que l’érotique se distingue de la pornographie. 233 Arts & Lettres Pourtant, l’érotique continue de baigner dans l’interdit. Par son potentiel de transgression, il sert d’arme de subversion 6 et, dans l’esprit hyperbolique de Boris Vian, il constitue même „la forme actuelle du mouvement révolutionnaire“. 7 Les auteurs libertins seraient „les vrais propagandistes d’un ordre nouveau, les vrais apôtres de la révolution future, future et dialectique“. 8 Et d’ajouter: „Lire des livres érotiques, les faire connaître, les écrire, c’est préparer le monde de demain et frayer la voie à la vraie révolution“. 9 Comme l’érotique renvoie à l’individu et à ses désirs, qui sont fréquemment contraires à ceux de la société, elle a le potentiel même d’être un acte de désobéissance civile. Le caractère subversif de la littérature érotique a été attesté par les procès, la censure et la répression de nombre d’œuvres et d’auteurs. En même temps, de telles sanctions, suscitant généralement l’intérêt des lecteurs, sont souvent le garant du succès commercial. De nos jours, toujours en marge de ce qui est bienséant et moralement acceptable, l’attrait de ce qui est interdit fait de l’érotisme une des stratégies commerciales préférées. Sex sells, la sexualité se vend, et des marchandises se vendent par le biais de la sexualité: des films, de la musique pop, des voitures, des vêtements, des cigarettes… et bien des livres. Dans le roman J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, l’érotique joue sur plusieurs plans. Elle fait partie non seulement de l’intrigue mais aussi du récit de l’origine et de la genèse du texte. Elle sert de stratégie de vente et d’outil pour retenir le lecteur. Elle symbolise et démontre la violence dans la société et la dénonce. Elle propose une vision de l’érotique basée sur l’égalité et la tendresse. Dans ce qui suit, nous voyons comment - par tous ces aspects - ce roman, qui se voulait érotique, est surtout politique. C’est sous le signe de l’érotique, entre autres, que le roman J’irai cracher sur vos tombes de Vernon Sullivan devint le best-seller de 1947 en France. La formule hard-boiled à laquelle le texte proclama adhérer 10 et même dépasser par des moments sadiques, impliquait l’érotique. De plus, la préface anticipait sur la vexation de „nos moralistes“ à cause du „réalisme un peu poussé“ de certaines pages. Faisant référence à Henry Miller, le préfacier prétendait que le roman différait de cette œuvre-là dans la mesure où il se rapprochait plutôt d’„une tradition érotique plus latine“. 11 Il déclarait aussi que le livre n’aurait pas trouvé d’éditeur aux Etats-Unis pour des raisons de censure implicite et que l’auteur serait un Noir se faisant passer pour Blanc. Cela étant, l’ouvrage se faisait fort de rencontrer le goût du grand public. Rappelons les circonstances de la genèse du roman. On est en 1946; Boris Vian vient de rater le Prix de la Pléiade pour son roman L’écume des jours. 12 Suite à un pari avec Jean d’Halluin, directeur des Editions du Scorpion, il rédige J’irai cracher sur vos tombes pendant les vacances du 5 au 20 août 1946. L’objectif est de lancer un best-seller dans le style „hard-boiled“, du roman „américain“ que l’on appréciait à l’époque. C’est que Vian et son éditeur ont besoin d’un succès financier. En novembre, le roman est publié en tant que traduction française d’un texte original composé par un Noir, Vernon Sullivan. 13 En février 1947, le Cartel d’action 234 Arts & Lettres sociale et morale dépose une plainte contre Sullivan. En mars, on trouve dans un hôtel de Montparnasse le corps d’une jeune femme étranglée par son amant, et, à côté du cadavre, le roman de Vian ouvert à la page où Lee Anderson tue sa maîtresse de la même façon. Le meurtrier se pend dans la forêt de Saint-Germain. Vian est aussitôt traité par la presse d’„assassin par procuration“. 14 Une autre plainte est déposée qui a pour résultat l’interdiction du roman de 1949 jusqu’à 1953. L’auteur est condamné à 100 000 francs d’amende pour outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre. A cause de ce scandale, l’œuvre suivante de Vian ne recevra jamais l’attention critique qu’elle aurait méritée. 15 L’imposture J’irai cracher sur vos tombes se fonde sur une double imposture, celle de la censure implicite et celle de la traduction. L’intention est de profiter tout à la fois de la fascination et du scepticisme qu’éprouve la France envers les Etats-Unis. En prétendant que toute tentative de publication là-bas aurait échoué, Vian dote son roman d’une force explosive de subversion politique et érotique. Sous le prétexte de cette censure supposée, des thèmes politiques et érotiques sont abordés franchement, ce qui entraîne immanquablement l’interdiction. Le roman programme sa propre censure, telle qu’elle va se produire. En outre, attribuant le roman à un auteur „américain“, Vian présente son texte comme traduction, ce qui en fait un texte secondaire, une copie, une ré-écriture de l’original dans une autre langue. Du coup, puisque J’irai cracher sur vos tombes n’a qu’un auteur imaginaire, Vian (en tant que son traducteur) se débarrasse de la responsabilité de l’auteur et ne répond pas de son texte. Il nie implicitement qu’un auteur soit responsable de son texte et s’oppose à l’idée qu’il y ait un rapport direct entre les deux, ceci étant, avec d’autres conventions de l’establishment littéraire, la bête noire de Vian. Bien sûr que les critiques virent les choses autrement: l’imposture fut au centre du scandale que causa le roman en France. L’intrigue du roman est l’allégorie de sa propre genèse, de son intention et de sa réception, bref l’histoire du roman même. Le protagoniste Lee Anderson est un Noir originaire du Sud qui „passe la ligne“, c’est-à-dire qu’il se fait prendre pour un Blanc. Il s’installe dans une petite ville („Buckton“) où il exerce le métier de libraire. Son vrai mobile est de trouver l’occasion de venger son frère cadet, qui fut lynché pour avoir été amoureux d’une jeune blanche. Lee se lie d’amitié avec une bande d’adolescents (des „bobby-soxers“) pour qui il assume les rôles de fournisseur en alcool, de bon danseur et de séducteur toujours disponible. Il poursuit de ses avances les sœurs Jean et Lou Asquith, filles de propriétaires de plantations, et promet à chacune de les épouser. Quand l’aînée, Jean, tombe enceinte, il essaye de persuader la cadette de l’aider à la tuer. Pour empêcher le meurtre, Lou l’attaque. Lee la massacre cruellement, et puis, viole et tue Jean aussi. Prévenue par son copain Dexter, qui se doutait qu’il était Noir, la police le poursuit. Lee est 235 Arts & Lettres attrapé, tué, puis encore pendu: „Ceux du village le pendirent tout de même parce que c’était un nègre“ (211). 16 Le roman est un pastiche de genres et de textes. Il est précisé dans la préface qu’il est inspiré des romans de James M. Cain, donné comme fondateur du genre hard-boiled, et de James Hadley Chase qui, comme Vian, écrivit sur une Amérique largement imaginée. 17 Les critiques citent également les influences de William Faulkner et d’Ernest Hemingway ou encore de Dashiel Hammett et de Raymond Chandler. 18 Vian traduisit d’ailleurs, entre autres, Le grand sommeil de Chandler. Comme chez celui-ci, l’intrigue de J’irai cracher sur vos tombes tourne autour d’un narrateur et de deux sœurs qui entrent en rivalité pour obtenir ses faveurs. A la façon des romans de Cain, cette même intrigue émane en grande partie des dialogues. Comme dans l’univers masculin hard-boiled, le héros justicier, Lee, variation sur le mythe du cow-boy ou du hors-la-loi, incarne une forme alternative de justice. Ses crimes sont la conséquence de sa rage et de sa résignation, semblable à ce que Boris Vian éprouvait à l’encontre du monde littéraire. Ce sentiment d’impuissance et d’amertume envers la société est bien résumé par un personnage dans Adieu, ma jolie de Chandler: Tu sais ce qui ne va pas dans ce pays, mon chou? … Impossible pour un mec de rester honnête s’il le veut… Il faut jouer le jeu salement pour manger.19 Lee Anderson comme Boris Vian assume une fausse identité pour régler ses comptes avec la société, mais pour le dernier il est aussi question de survie financière. La ruse doit susciter l’intérêt des consommateurs pour un écrivain noir „scandaleux“. La présumée traduction d’un roman hard-boiled noir dote le texte d’un semblant d’authenticité, que le véritable auteur ne pouvait pas réclamer pour lui-même. Il donne la parole à un opprimé, parole qui serait ainsi le reflet authentique et immédiat des conflits sociaux et raciaux. En réalité, bien sûr, l’auteur est un Blanc qui prétend être un Noir qui dépasse la ligne et qui écrit sur un Noir qui se fait prendre pour un Blanc pour mieux pouvoir venger l’oppression des Noirs. L’„alter negro“ 20 de Vian aborde des problèmes du racisme et met en question la classification des races, touche à leur construction culturelle et sociale. Si Lee est blond et blanc, pourquoi est-il Noir? S’il dépasse la ligne, pourquoi s’identifie-t-il aux Noirs? La critique sociale porte sur le racisme: les lynchages, l’exploitation des travailleurs dans les plantations, les insultes contre les Noirs, et l’appropriation du jazz par les Blancs. „Vian“, écrit Michel Rybalka, „prend la défense des Noirs contre les Blancs contre ce qu’il est lui-même et il devient donc, par cette acculturation, le nègre blanc; il l’a toujours été.“ 21 Sullivan/ Vian réfute une représentation „des ‘bons Noirs’, de ceux dont les Blancs tapotent affectueusement le dos dans la littérature“ (9), pour dépeindre un Noir aussi „dur“ que les Blancs. 22 236 Arts & Lettres Le racisme et l’érotique Ainsi, Vian s’arroge le droit d’écrire un vrai roman Noir qu’aucun Noir n’avait écrit jusque-là. Par cet acte de racisme inversé, il semble confirmer l’idée que tous les Noirs seraient des Oncles Tom et que, justement, un Noir ne pourrait jamais écrire comme un Blanc. Ce faisant, Vian attire l’attention sur le fait qu’il existait peu de textes d’écrivains Noirs à l’époque. Il se met, involontairement peut-être, en contexte avec les quelques exceptions existantes, comme le roman de contestation Native Son de Richard Wright (1940) et le roman hard-boiled de Chester Himes If He Hollers Let Him Go (1946). 23 Dans les deux romans, l’érotisme interdit entre les races est à l’origine de l’intrigue dramatique. Bigger Thomas, dans Un enfant du pays, tue une jeune blanche par hasard par peur d’être découvert dans sa chambre, ce qui entraîne sa fuite, sa poursuite par la police, son arrestation et le procès et enfin sa condamnation à mort. Pour Bob Jones dans S’il braille lâchele, l’accusation de viol par une collaboratrice blanche (dont finalement il se tirera indemne) procède de son malaise et de ses conflits dans une société raciste. Chez Sullivan, on retrouve bien des similitudes avec ces précurseurs. J’irai cracher sur vos tombes évoque un tissu de relations institutionnelles, sociales et personnelles entre Noirs et Blancs, qui se manifestent particulièrement dans les interactions sexuelles. Les accouplements se font hors des normes morales, qui sont, en partie, celles d’une société raciste que le texte dénonce, mais il y en a d’autres qui sont des mœurs universelles de notre hémisphère. Le conflit original commence par la relation amoureuse du frère cadet de Lee, Noir, avec une fille blanche, pour laquelle il paye de sa vie. 24 C’est non seulement une infraction au code existant; pire, le renversement des relations de pouvoir, c’est-à-dire qu’un homme de race ‘inférieure’ entretient une relation intime avec une femme appartenant à une race ‘supérieure’, menace l’ordre social et touche au droit à la ‘propriété’ de l’homme blanc. La riposte de Lee se base sur la violation explicite de cette règle, ce qui n’est possible que parce qu’il incarne un Blanc. Il franchit plusieurs barrières: il couche avec des filles blanches qui sont, en plus, mineures, et dont certaines appartiennent à une classe supérieure, surtout les sœurs Asquith. Par contre, le copain de Lee, Dexter, lui-même aisé, couche avec une jeune Noire et reprend toute une tradition de „double-standard“: les propriétaires des esclaves, par exemple, avaient souvent des rapports sexuels et amoureux avec des femmes noires. Tandis que de telles relations étaient historiquement ubiquistes, elles restaient inaperçues car personne ne tenait à les remarquer. 25 Cela veut dire que, si l’on a le pouvoir, il est possible d’enfreindre les codes moraux sans répercussions. Deuxièmement, que, si l’on est de race et de sexe dominants on peut disposer comme on l’entend d’un être de race et de sexe dominés. Par l’exemple de la prostitution, le roman démontre encore comme la sexualité reflète les relations de pouvoir mais aussi une dimension mercantile de l’érotisme. Il s’agit non seulement de la simple prostitution. En payant de l’argent, Dexter se procure un plaisir sexuel violent et illicite avec une fille de treize ans. Il pousse Lee 237 Arts & Lettres à en faire autant avec une autre jeune Noire pour vérifier si Lee lui-même est noir ou non, épreuve que celui-ci passe avec succès. Pour rassurer le lecteur (ou luimême? ), le narrateur affirme que la fille avec laquelle il copule est déjà „formée“ et „brûlante comme l’enfer“ (103 et 104). L’usage du mot „gosse“ pour décrire ces fillettes révèle encore qu’elles sont trop jeunes pour avoir de tels rapports sexuels, mais „gosse“, c’est aussi ainsi que Lee nomme affectueusement son jeune frère lynché. De même qu’il n’a pas pu protéger et sauver son frère, il ne protège pas non plus cette jeune fille mais la viole. Si Dexter règle la note de cette rencontre-ci, Lee paye pour les rapports sexuels en procurant de l’alcool aux jeunes du faubourg, en les conduisant partout dans sa voiture, en les régalant de ses chansons. Attirant les femmes et admiré (et peutêtre envié) par les hommes, il sait mettre en valeur son physique. Avec ses muscles, sa voix, la taille de son sexe etc., il correspond à un idéal de la beauté masculine, mais ce sont ces mêmes attributs qui, d’après les stéréotypes, le caractérisent aussi comme noir. Même si ses nouveaux copains semblent s’en douter parfois, son je-ne-sais-quoi contribue à le rendre séduisant. Lou lui dit: „Vous êtes bien physiquement, mais il y a autre chose“ (116). Bien que Lee arrive à séduire toutes les filles, il se prostitue à son tour. Pour Georges Bataille, la prostitution est la conséquence d’une attitude féminine car les femmes: „… se proposent au désir. Elles se proposent comme des objets au désir agressif des hommes“. 26 Lee aussi se propose au désir, aux filles qui, dans ce roman, prennent souvent l’initiative de faire l’amour. Enfin, comme une prostituée, il refuse les baisers de Jean, cliché sur le milieu où les baisers sont interdits ou payants. Embrasser, ça va cinq minutes, mais je ne pouvais pas faire ça tout le temps. Coucher avec elle et la retourner de tous les côtés, d’accord. Mais pas embrasser. (138) Pourtant, il se complaît dans son rôle de grand séducteur, d’homme expérimenté et instruit sur le plan de la sexualité. Il est une infatigable „sexe-machine“, encore un stéréotype sur les Noirs. La puissance sexuelle de Lee se manifeste bien audelà de sa mort et de sa pendaison dans un dernier geste d’insoumission, comme l’indique la notation finale du roman: „Sous son pantalon, son bas-ventre faisait encore une bosse dérisoire“ (211). Ainsi la sexualité se fait signe de vie, de survie et de triomphe sur les adversités. Le message transmis est équivoque: le texte réitère le cliché que les Noirs sont sexuellement supérieurs, mais il le fait valoir en tant qu’attribut positif qui n’a pas d’équivalent dans la société des Blancs. Puisque les stéréotypes s’infiltrent dans la conscience, un Noir vivant dans une société dominée par les Blancs ne peut s’échapper à ce que ceux-ci projettent sur lui. L’un de ces stéréotypes dominant est le désir de violer la femme blanche inhérent à l’homme noir. Or, Bigger Thomas dans Un enfant du pays tue Mary accidentellement, dans l’effort de dissimuler qu’il était seul dans sa chambre avec elle, par peur des accusations anticipées de viol et de contact sexuel. Dans S’il braille lâche-le, une collaboratrice blanche projette sur Bob Jones le désir et l’envie de la violer, de sorte qu’il se met à douter de ses propres volontés. Quand il recule et ne 238 Arts & Lettres va pas jusqu’au bout de son ascendant sexuel, elle l’accuse d’un viol qu’il n’a pas commis. En fin de compte, c’est précisément par son refus d’adhérer à son rôle stéréotypé que Jones perd son niveau de vie confortable et qu’il se voit obligé de s’exclure de la société en s’engageant volontairement pour partir à la guerre. Lee Anderson, par contre, se livre aux transgressions sexuelles stéréotypées des Noirs contre les femmes blanches alors qu’il est perçu comme Blanc. Quand le „Je“ du narrateur se tait et que la narration se poursuit à la troisième personne vers la fin du roman (201), on voit Lee dénué de toute dignité humaine. Fuyant la police, il se transforme en un animal qui grimpe et qui hurle, se comporte comme un singe - conformément à un autre stéréotype insultant des Noirs. Lee, cet „antihéros“, cet antidote des Noirs soumis et dociles devient le monstre que les Blancs avaient vu en lui. La vengeance sexuelle Dans J’irai cracher sur vos tombes, la revanche est prise directement sur l’objet de séduction, la femme blanche, qui fut, de manière simpliste, la cause de la mort de son frère. Un autre mobile est la vengeance contre tous les Blancs par les femmes. Comme la femme blanche se trouve au centre du monde blanc vertueux, sacré et chaste opposé au monde noir sale, sauvage et pêcheur, elle se fait la cible de la violence. 27 Sachant qu’il a tué une fille blanche aimée et regardée par les Blancs comme un symbole de beauté, Bigger Thomas dans Un enfant du pays ressent, pour la première fois, un sentiment de fierté et de confiance, d’insoumission aussi - il se sent „leur“ égal. 28 La possession de la femme blanche, conception immaculée de la civilisation occidentale, est vue comme l’affirmation ontologique de la valeur propre de l’homme noir. En ce sens, les sœurs Asquith personnifient non seulement le trophée que Lee a obtenu, mais elles le réaffirment aussi en tant qu’homme noir. Les prénoms masculins, Jean et Lou, qui ne choquent guère dans un contexte américain, indiquent que la vengeance est dirigée vers les hommes. Jean, prénom féminin en anglais, c’est, par hasard, aussi le prénom de l’éditeur de Vian. Le nom de Lou fait penser au personnage de Lou Frazier dans The Embezzler 29 de James M. Cain qui, en tant que superviseur d’une grande banque, symbolise l’ordre masculin et capitaliste. Or, bien que Lee vise les deux filles, elles ne sont que les substituts des hommes. Elles sont choisies à cause de leur statut social et leur beauté, mais aussi pour parvenir à leur famille privilégiée, leur ami Dexter, etc. Leur meurtre n’est qu’une première étape dans une série prévue d’assassinats: …il fallait faire les choses progressivement. D’abord les filles Asquith. J’aurais eu trente-six occasions d’en supprimer d’autres: les gosses que je voyais, Judy, Jicky, Bill et Betty, mais ça ne présentait pas d’intérêt. Trop peu représentatifs. Les Asquith ça serait mon coup d’essai. Ensuite, je pense qu’en me débrouillant, j’arriverais à liquider un 239 Arts & Lettres gros type quelconque. Pas un sénateur, mais quelque chose de ce genre. Il m’en fallait pas mal pour être tranquille. (167-168) Avant de massacrer Jean et Lou, Lee veut qu’elles se rendent compte de leurs destinées et de leurs rôles dans son projet. „Il fallait que j’aie le temps de leur dire pourquoi, il fallait qu’elles se voient dans mes pattes, qu’elles se rendent compte de ce qui les attendait.“ (169) Pareillement aux Blancs qui n’apprécient pas les Noirs comme individus mais les condamnent d’après les stéréotypes, Lee estime les filles uniquement pour leur argent, leur beauté et leur attrait sexuel et tourne leur „supériorité“ contre elles. Il sait bien pourtant que, pour elles, de se sentir désirées les affirme en tant que femmes et que de désirer elles-mêmes est une expression de tendresse. Si pour elles l’érotisme fait partie de l’amour, pour lui, à part la satisfaction sexuelle, ce n’est qu’un moyen de domination. Lee fait exprès de confondre les idées de l’amour physique pour leur faire mal. Il cherche à les humilier en leur révélant qu’il ne les avait jamais aimées et qu’elles aimaient et qu’elles désiraient un Noir. Cette attitude révèle une haine de soi-même, un dégoût intériorisé de soi en tant que noir. Mais surtout, il ridiculise les filles en tant qu’êtres sexués, qui ont donné à voir leurs désirs et les punit dans leur sexualité. 30 Il abuse de leur sexualité une dernière fois dans la mort. Il tue Lou, la vierge, la seule qu’il n’a pas „eue“, en lui mordant le sexe. 31 Il fait jouir Jean, lui fait éprouver l’abandon sexuel total juste avant de lui révéler sa vraie identité pour la tuer ensuite. Quand elle est morte, il commet une dernière grande transgression: „Je l’ai retournée pour ne plus voir sa figure, et, pendant qu’elle était encore chaude, je lui ai fait ce que je lui avais fait déjà dans sa chambre“ (200). Lee sodomise le cadavre de Jean. Par cela, il reprend une coutume ancienne de l’humiliation de l’ennemi vaincu dans les guerres, acte par lequel le cadavre serait privé de sa masculinité, transformé en femme, ultime dégradation. 32 Bien que Jean soit une femme, et alors déjà dominée, nous avons vu que Lee se venge réellement contre les hommes. Il s’agit là de la vengeance d’un Noir, qui est, d’un coté, perçu comme gouverné de sa pulsion sexuelle. D’autre coté, il est ‘émasculé’ par le racisme, émasculé aussi par son statut social inférieur. En plus, Lee insinue que lui aussi a été violé par son patron quand il était un jeune domestique en Europe (142). Tentative donc de réclamer sa propre masculinité. L’érotique des femmes Dans le roman hard-boiled, le pendant du personnage principal masculin, la femme fatale, constitue soit la cause du déclin de ce héros (chez Cain), soit une victime sur son parcours (chez Chandler), ou bien les deux à la fois. Faisant semblant d’être indépendante face à l’ordre masculin, sûre de sa sexualité, la femme fatale unit maints contrastes en sa personne: objet autant que sujet; matérialiste aussi bien que sentimentale; intelligente et stupide; aussi vulnérable qu’insen- 240 Arts & Lettres sible. 33 Lou, bien que toute jeune, correspond plus ou moins à ce topos. Elle est, finalement, la raison de la mort de Lee de même que l’amante blanche du „gosse“ a été la cause de l’élimination de ce dernier. Et comme celle-là, Lou inspire à Lee une certaine tendresse, mais aussi la colère. Elle l’embrouille, car il n’arrive pas trop à la manipuler; Lee trouve la conversation avec elle „épuisante“, et il constate: „Cette fille vous glissait entre les doigts comme une anguille“ (116). En effet, Lou vacille entre deux comportements. D’un côté, attirée par Lee, sensible à ses flatteries, elle est prête à se donner à lui, à subir ses avances et ses moqueries. D’un autre côté, elle résiste à ses ruses et insiste pour qu’il respecte sa personnalité et ses idées. Jean, par contre, se contente d’être la femme-objet. Pour Lee, elle n’est qu’un corps complaisant, une espèce de prostituée qu’on ne respecte pas. Tout comme elle, les filles du village sont des objets sexuels qui doivent donner du plaisir aux hommes, les faire jouir. Elles se sentent désirées bien que Lee ne veuille que les posséder; elles confondent l’humiliation sexuelle avec le plaisir. 34 Ainsi, les femmes ne sont que la scène sur laquelle se déroule l’intrigue: dans ce texte, le rôle féminin est plus ou moins vacant. Comme l’érotisme reflète les conditions du pouvoir, le discours érotique reste un discours masculin. Dans notre roman, le registre érotique qui devrait correspondre à une activité de tendresse et de plaisir se fait moyen d’humiliation et de vengeance. L’amour physique est presque toujours appropriation, „prise“, invasion violente (de la femme). La jouissance féminine se fait entièrement selon le bon plaisir de Lee qui tantôt refuse la jouissance à Jean et tantôt la lui accorde, juste avant de la tuer. Le désir du narrateur n’est pas à partager, il est entièrement auto-réflexif et égocentrique. L’érotisme, en tant que manifestation intime et personnelle du rapport de l’individu à autrui, n’est présent dans le roman que de manière allusive, à titre de possibilité qui ne sera jamais rencontrée. Pour Lee, l’amour, et notamment l’amour interracial, est dangereux et ne peut qu’être châtié. Ayant appris cela à travers le sort de son frère, il n’aime personne, surtout pas une femme blanche. Comme pour les protagonistes des romans hard-boiled, il est impossible d’avoir une relation amoureuse épanouie; son indépendance s’obtient en renonçant à toute intimité. La vraie tendresse, c’est pour Lee le sentiment qu’il éprouve de se venger et de fraterniser dans ses rêves et dans ses pensées avec le „gosse“: „C’est quelque chose, de serrer la main de son frère“ (153). Ainsi, il est dans le roman une constante interaction entre l’érotisme ou ce qui en tient lieu et l’état des relations sociales. Racisme et sexisme sont entrelacés et ne font qu’un. L’acte d’amour et la violence sexuelle font partie de l’humiliation et de l’anéantissement des victimes; elle est autant plus cruelle qu’elle se dissimule d’abord sous les abords d’une liaison érotique et intime. Le message antiraciste du texte se développe largement aux dépens des femmes; exploitées et traitées d’inférieures dans toutes les races et sociétés, „la femme est le nègre du monde“ comme le dit John Lennon dans une chanson. 35 Les femmes noires, en plus, subissent une double oppression car elles cumulent deux „infériorités“ - faire partie 241 Arts & Lettres du „deuxième“ sexe et être noires. Ceci est bien mis en évidence dans l’épisode avec les deux jeunes prostituées. Outre le fait de dramatiser les conditions sociales existantes, l’extrême misogynie du texte peut se comprendre comme une exagération délibérée visant justement à susciter une réaction de la part des femmes, une invitation à affronter la question. Dans sa conférence sur l’Utilité de la littérature érotique, Vian s’interroge d’ailleurs à ce sujet: Comment se fait-il qu’il ne se trouve guère d’écrivain féminin qui cherche à venger ses sœurs des traitements assez rudes parfois auxquels les soumettent les auteurs masculins correspondants? 36 Et plus loin: …jamais une femme n’a osé abuser des hommes sur le papier comme ceux-ci se le permettent si fréquemment vis-à-vis d’elles; à l’heure où nos chères compagnes ont enfin acquis le droit de vote, il est temps, je crois, qu’elles se libèrent également dans ce domaine.37 Message reçu, certes. Toutefois, la libération érotique de la femme ne s’achèvera pas par la vengeance et à l’encontre des hommes. L’érotisme féminin, bien différent de celui des hommes, n’est pas son opposé exact ni son complément. Mais qu’est-ce exactement? Dans une société patriarcale, difficile de se dégager des concepts masculins et de ne pas regarder le monde avec les yeux des hommes, un monde où, comme dans les romans hard-boiled, les rôles sont confortablement prescrits. 38 Reste que, d’Anaïs Nin à Catherine Millet, bien après la révolution sexuelle, l’érotisme féminin demeure, pour la plupart, inexplorée. Boris Vian propose non seulement l’exemple d’un vrai roman noir aux Noirs, il offre aussi l’image d’une femme libérée aux femmes. Le personnage de la jeune Lou (espèce d’apprentie femme fatale) suggère ce que pourrait être une femme autonome et mûre, sûre de sa sexualité, et temporairement, dans sa relation avec Lee, ce que pourrait être un érotisme féminin. Lou se sert de l’instrumentaire séducteur codifié et traditionnel des femmes: parfums, vêtements délicats et coûteux, coiffures, etc. En même temps, elle écoute ses propres désirs, s’engage seulement dans des caresses qui lui plaisent. Elle gronde Lee de son impatience: „Ça va trop vite, avec vous. On perd tout le plaisir“ (119) - petite leçon d’amour fait en passant. Il est possible que s’amorce là l’image d’une sexualité indépendante et épanouie; c’est là peut-être „le ‘babil’ de toute une sexualité féminine“. 39 Il est des situations tendres entre Lee et Lou où le parcours de la séduction est aussi important que son achèvement, sinon plus. L’érotique et la pornographie C’est à de tels moments que J’irai cracher sur vos tombes arrive à inspirer chez le lecteur „le désir d’aimer physiquement, que ce soit directement ou par représentation interposée“, 40 comme Vian le postule pour la littérature érotique. Sinon, le vrai 242 Arts & Lettres érotisme n’a lieu qu’occasionnellement; car d’humilier les femmes pour satisfaire la pulsion sexuelle des hommes, c’est plutôt un principe de la pornographie. 41 Le roman brouille ainsi les limites entre l’érotique et la pornographie (et le sadisme qui se lie à cette dernière) et met en évidence que ce que l’on tient souvent pour érotique ne l’est pas, qu’on mélange facilement „la passion“ et „la luxure“, l’une si proche l’une de l’autre. 42 Si l’érotisme réfère au sentiment d’amour que l’on estime moralement et idéologiquement, la pornographie insiste uniquement sur le coté physique de l’amour et le dégage des émotions, tout en représentant l’amour physique comme quelque chose d’extérieur et de matériel. Souvent, l’érotisme en ce sens n’est qu’un euphémisme pour masquer la pornographie. C’est au principe du roman même: s’annonçant censuré pour son contenu érotique, il fait appel au goût des lecteurs pour le scandale, la pornographie et la violence. Ce voulant l’expression d’un opprimé, donc prise de parti politique, le texte n’est encore que le résultat des calculs commerciaux. En ce sens déjà, J’irai cracher sur vos tombes est bien pornographique, et ne peut prétendre à un érotisme véritable. D’après Boris Vian lui-même, le sadisme est le pire ennemi de l’érotisme et la transgression sexuelle est contraire à l’amour. 43 Les coucheries, les violations, les viols et enfin les meurtres génèrent un sentiment d’horreur, accompagné par le dégoût. Lee constate lui-même: „J’avais toutes les filles les unes après les autres, mais c’était trop simple, un peu écœurant“ (41). Les rapports sexuels superficiels et interchangeables de même que les violations commises sans aucune résistance troublent le lecteur particulièrement par leur répétition. Vian cite Jean Paulhan à ce propos: Le récit d’un assassinat peut nous jeter dans quelque sentiment trouble, le détail d’une coucherie nous laisse quelque désir. Mais dix mille coucheries (dans la même nuit), mais cent mille tortures ne nous donnent guère que lassitude ou dégoût.44 Sexualité et débauche peuvent être reliées au dégoût et enfin à la nausée, ce qui est un thème récurrent dans le texte: Jean vomit après avoir fait l’amour avec Lee. Dans Tropique du Cancer de Henry Miller aussi, le narrateur vomit après avoir joui. Le titre provocateur du roman de Vian, J’irai cracher sur vos tombes 45 , annonce déjà le dégoût que laisse le roman comme sentiment fondamental, cracher n’étant pas loin de vomir. Le dégoût finit par torpiller tout jeu de séduction, y compris la séduction qui s’est établie entre l’auteur et son lecteur. Attestée par le succès commercial de l’ouvrage, la séduction initiale du lecteur repose sur des artifices comme ces formules promotionnelles se référant au politique comme à l’érotique: „roman hard-boiled“, „traduit de l’américain“, „Noir“ qui „passe la ligne“, „érotique“, „censure“ etc. Même si le lecteur est emporté par les épisodes érotiques et par le suspense, à la fin, comme pour les filles séduites par Lee, il ne reste ni gratification ni jouissance. Au contraire, Vernon Sullivan abuse du lecteur comme Lee abuse des filles qu’il a apprivoisées; l’auteur rompt l’accord tacite auteur-lecteur en contrariant les attentes du lecteur. Il le séduisait pour abuser ensuite de sa candeur et par là rompre le lien traditionnel de l’auteur au lecteur. 243 Arts & Lettres En poussant à l’extrême les composants du genre hard-boiled, des romans de Miller, etc., le texte parvient à l’opposé de ce qu’il promettait. A bien y regarder, Boris Vian subvertissait donc le genre dont il se réclamait, genre déjà subversif en luimême. L’authenticité apparente liée à l’origine de Sullivan relevait de la pure fiction, pire, elle s’affirme comme un assemblage de clichés et de mythes sur les Etats-Unis et sur les Noirs. Pourtant, en sapant ces conventions de départ, le texte ouvrait à toute une série de problématiques touchant à la politique et l’érotique. J’irai cracher sur vos tombes mettait l’accent sur le racisme et ses implications sexuelles: le roman démontrait comment l’érotisme n’échappait jamais au politique, et comment les deux aspects entraient en interaction. L’érotique et la littérature Sur un plan méta-littéraire et méta-textuel, le roman reflète l’aspect matériel de la production et de la consommation de toute littérature, et surtout de ce roman-ci. Hansen, le libraire que Lee vient remplacer, rêve du jour où il pourra se mettre à écrire ses propres romans: „Ecrire, dit-il. Ecrire des best-sellers. Rien que des best-sellers“ (17). Même si Lee n’y croit pas et se dit qu’„on n’écrit pas des bestsellers comme ça“ (19), Sullivan/ Vian était bien en train de le faire. J’irai cracher sur vos tombes même est la preuve que pour plaire au public, il ne faut qu’adhérer à quelques formules bien connues. En fait, écrire un best-seller fut l’objectif primordial de ce livre, objectif dont le lecteur est averti par ce dialogue. Les best-sellers que Hansen envisage seraient comme tels: Des romans historiques, des romans où des nègres coucheront avec des blanches et ne seront pas lynchés, des romans avec des jeunes filles pures qui réussiront à grandir intactes au milieu de la pègre sordide des faubourgs. (17) Les textes qu’il imagine sont évidemment la parfaite antithèse du présent roman de Sullivan. Mais seraient-ce des best-sellers? Vian, lui, avait déjà écrit un tel livre. Son roman L’écume des jours, précurseur plutôt bon enfant des Sullivans, qui échoua au Prix de la Pléiade, est devenu classique et culte entre-temps. S’offrant à l’esprit rebelle des adolescents, pour qui le livre demeure un classique aujourd’hui, le livre fut écrit, après tout, sous le signe de la rébellion, du défi, de l’affront à la bienséance, de l’exorcisme. Si J’irai cracher sur vos tombes est „une sorte de tentative d’exorcisme“ (11) pour Vernon Sullivan, exécution rituelle et virtuelle de la vengeance, il en est de même pour Boris Vian. Son ouvrage le plus ambitieux refusé, il se faufile habilement sur le marché de la littérature commerciale. Avec sa pseudo-traduction, l’auteur, un peu comme son protagoniste Lee Anderson, se prostitue en offrant ses talents littéraires comme marchandise. Au-delà de la revanche, il dénonce l’hypocrisie de la société dans laquelle il vit. Les circonstances matérielles de la publication du roman - censure imaginée, censure concrète, procès, amendes, réputation ruinée, etc. démontrent 244 Arts & Lettres les contradictions dans les valeurs sociales. D’un côté, la société se fonde sur le principe du marché, ce que l’on peut vendre, est de valeur - d’un autre côté, tout n’est pas permis, et certaines conséquences ne sont pas acceptées par la société dont elles ne font pas partie intégrante. En fin de compte, ce roman qui se veut érotique ne l’est qu’un peu. L’entreprise antiraciste s’achève sous le signe d’un racisme bénévole et sous celui de la misogynie. Le roman américain en traduction française n’est ni américain ni traduction. Le „réalisme poussé“ relève de la pure fiction. L’érotique révèle le coté repoussant de l’indulgence. Tout cela étant, ce livre se présentait comme un document à valeur d’„exorcisme“, et ce à plusieurs niveaux. Exorcisme pour l’auteur censé être Vernon Sullivan tel que son histoire est contée. Exorcisme pour Vian lui-même, qui prouve que l’on peut plaire au grand public à travers une imposture. Exorcisme enfin du goût du grand public pour la violence et le sexe. J’irai cracher sur vos tombes n’en fut pas moins rédigé dans le plaisir: le plaisir que prend Vian de monter le canular, un „plaisir auto-érotique“. 46 C’est le plaisir de défaire le semblant d’authenticité dont se réclame la littérature, le plaisir de subvertir les conventions et les attentes du lecteur, le plaisir de sidérer et de tromper les critiques. Vian écrivait toujours contre l’establishment littéraire, et il le faisait dans l’esprit de plaisir et sur le ton de la plaisanterie. Il s’agit d’un plaisir intellectuel plutôt qu’émotionnel que le lecteur, avec un peu de distance, peut bien partager. La séduction du roman ne réside plus alors dans les aventures sexuelles et érotiques ou dans les descriptions des corps exquis et pin-up des filles et du beau Noir- Blanc. La séduction se trouve dans l’audace de l’imposture, dans le clin d’œil au lecteur, dans le jeu avec les genres, avec la littérature et la paralittérature, dans la présentation hyperbolique des femmes et des hommes. Ce qui est érotique surtout, c’est la parabole de l’écriture même, de toute écriture, y compris de celle de J’irai cracher sur vos tombes. Boris Vian expose la dimension politique de l’érotique, ainsi que celle de la création littéraire. L’imitation du hard-boiled et du roman de contestation, fusionnés dans le texte, évoque non seulement les deux genres mais aussi une attitude et démarche du narrateur-auteur. Or, Vian/ Sullivan se positionne en dehors de l’industrie littéraire et s’indigne contre elle, tout comme son protagoniste s’oppose contre la société à laquelle il n’appartient pas. Avec les infractions des conventions littéraires - le jeu de l’imposture, l’abus du lecteur - le livre reste hors du canon mais c’est précisément le mariage de l’érotique et du politique qui fascine les lecteurs même aujourd’hui. Ce qui reste à la fin, c’est la lassitude qui suit une grande excitation et c’est un léger goût amer dans la bouche. Ce que l’on retient aussi, c’est et une vague idée de ce que cela pourrait être l’amour, l’amour entre homme et femme, et l’amour entre les races. Car finalement, c’est cela le plus important; Vian le résume dans sa préface à L’écume des jours: 245 Arts & Lettres Il y a seulement deux choses: c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de La Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington.47 A fin de compte, les deux romans que rédigea Vian en 1946, sont les revers d’une même médaille. L’écume des jours était l’effort sérieux et honnête sur l’amour et l’érotisme, tandis que J’irai cracher sur vos tombes en présente (littéralement) le côté noir. Le canular et l’exorcisme réussis, Boris Vian adressait désormais ses lecteurs directement. Et pour la plupart, c’est un plaisir de le lire. 1 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Le Seuil, Paris, 1973. 2 Ibid., p. 20. 3 Boris Vian, „Utilité de la littérature érotique“, dans Ecrits pornographiques, Christian Bourgois, Paris, 1980, p. 31. 4 Ibid., p. 34. 5 Ibid., p. 34. 6 Voir John Phillips, Forbidden Fictions. Pornography and Censorship in Twentieth Century French Literature, Pluto Press, London, 1999, p. 18. 7 Boris Vian, „Utilité de la littérature érotique“, p. 36. 8 Ibid., p. 37. 9 Ibid., p. 37. 10 C’est notamment la préface qui présente le présumé auteur et fait référence aux romans de James M. Cain. L’épithète „traduit de l’américain“ inscrit le roman dans une lignée de romans hard-boiled de l’époque. 11 La différence entre les deux (Miller fait appel „au vocabulaire le plus vif“, Sullivan/ Vian „songe plus à suggérer par des tournures et des constructions que par l’emploi du terme cru“ ) correspondrait à celle entre la pornographie et l’érotique précisée dans l’Utilité de la littérature érotique: „l’érotisme exige une obscénité légèrement sublimée, si j’ose m’exprimer ainsi… une obscénité poétique…“; il s’agit aussi du „dosage“ de l’obscénité. Ibid., p. 52. 12 Boris Vian, L’Ecume des jours, J.J. Pauvert, Paris, 1963. 13 Cette pseudo-traduction même a été „traduite“ à plusieurs reprises: en anglais avec le concours de Milton Rosenthal (I Shall Spit on Your Graves, 1948) et dans une nouvelle traduction par Tosh Berman (I Spit on Your Graves, 2000). Une pièce de théâtre du même titre fut montée au théâtre Verlaine en 1948. Vian composa un scénario au sujet, Françoise d’Eaubonne rédigea un roman du même titre. Pendant une projection du tournage du film, Vian est mort en 1959. Il y a une certaine ironie à constater que ce roman qui permit à Boris Vian de gagner de l’argent pour continuer à publier, nuisit à sa réputation, à la réception de ses autres œuvres et fut aussi l’une des causes de sa mort. Il publia encore trois autres romans sous le pseudonyme de Vernon Sullivan: Les Morts ont tous la même peau (1947), Et On tuera tous les affreux (1948) et Elles Se rendent pas compte (1950). 14 Noël Arnaud, Les Vies parallèles de Boris Vian. Union générale des Editions, Paris, 1976, p. 154. 15 Guy Laforêt, „Introduction“, dans Boris Vian, Traité de civisme, Christian Bourgois, Paris, 1979, p. 19.