eJournals lendemains 32/128

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Narr Verlag Tübingen
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2007
32128

Le culte du signifiant et la chaosmogonie du signifié

2007
Susanne Hartwig
ldm321280010
10 Susanne Hartwig Le culte du signifiant et la chaosmogonie du signifié Le théâtre de Valère Novarina Si on crache toutes ses pensées par terre, d’où vient qu’elles tombent rien qu’en paroles? (Le Discours aux animaux) 1 Quand on écrit sur le théâtre de Valère Novarina, on est tenté de procéder comme lui, par impressions, par impulsions, par associations libres, pour rendre justice à cette ‘cure du Verbe’ à laquelle le spectateur est forcé, tôt ou tard, de se livrer à l’aveuglette. Plutôt qu’un théâtre de la parole - qualification qu’on applique souvent en bloc au théâtre français contemporain - c’est un spectacle de la sensualité, un ‘Théâtre des oreilles’, comme dit l’auteur. 2 Bien que la perception d’une telle œuvre soit hautement individuelle, étant donné la multitude d’associations que chaque spectateur invente à son gré, il existe, semble-t-il, du moins un point commun de toutes les interprétations possibles, pour ainsi dire une ligne de fuite de toutes les lectures: elles doivent reconnaître qu’il s’agit d’un culte du signifiant dans les deux sens de l’expression: culte rendu au signifiant, c’est-à-dire hommage au pouvoir de la parole et de la sonorité, et culte provenant du signifiant, l’acte de signifier créant le monde dans un rite de passage du chaos au cosmos. L’enjeu des textes novariniens n’est donc pas la fonction référentielle du langage, mais la matière elle-même, la ‘chair’ des mots, l’incarnation de la langue „matièrenelle“, 3 et au même temps son pouvoir performatif; c’est pourquoi on est très loin des jeux structuralistes avec la surface du texte. Il est difficile de parler dans l’abstraction du théâtre de Novarina sans se perdre dans une foule de négations de termes traditionnels, comme on voit, par exemple, dans la caractérisation de Vous qui habitez le temps de Patrice Pavis: [...] aucune histoire, aucune action, aucune logique des événements et des dialogues, aucun personnage et donc aucun sens, aucune direction de la parole. Les quatorze parties pourraient être interverties, puisqu’il n’y a nulle continuité temporelle ou thématique entre elles; les répliques seraient facilement déplaçables d’un locuteur à l’autre, puisque la parole ne l’engage pas en tant qu’actant.4 Au lieu de proposer une trame et une idée directrice qui puissent être dégagées moyennant une analyse cognitive, Novarina arrange l’action scénique de manière que le spectateur puisse faire une expérience singulière au-delà d’une interprétation concrète. Pour ainsi dire, il détruit les repères traditionnels du drame - provoquant ainsi le chaos - pour mieux faire émerger quelque chose de nouveau qui se présente sur scène, mais qui ne se représente pas: un cosmos de la parole. 11 Outils dramatiques traditionnels Dans le théâtre de Novarina, les éléments traditionnels du théâtre - temps, lieu, personnage, action - apparaissent seulement pour mieux disparaître ensuite. Bien que l’auteur pourvoie, par exemple, chaque voix qui parle d’un nom propre et qu’il indique souvent minutieusement le lieu de l’action et le temps, il n’y a, dans ses œuvres, ni histoire ni personnage ni dialogue au sens strict du terme. Les textes jouent seulement avec l’exactitude que suggèrent les chiffres et les noms propres. Ainsi, maintes phrases commencent d’une façon faussement réaliste pour se perdre ensuite dans une litanie labyrinthique qui ressemble à une invocation. L’apparente précision dans l’indication du lieu et du temps souligne en réalité le caractère a-référentiel du langage. Voici deux exemples: [C]’est le trente-sept octobre mille neuf cent soixante-dix-neuf virgule quatre. (Le Drame de la vie)5 L’action a lieu dans l’Usine Kuhlman, dans L’Ugine Coulement, dans l’Ugrine Ulema, dans l’Usline Culema. L’action a lieu dans un Stade d’Action. L’action a lieu dans un mélodrome de cent mètres sur cent mètres sur cent mètres sur cent mètres sur cent mètres sur cent mètres sur cent mètres. (Le Drame de la vie)6 Ici, on touche littéralement (verbalement! ) la septième dimension. L’exagération même rend la précision ridicule. Dans Le Drame de la vie, on est confronté avec 2587 noms sur plus de 500 pages, mais aucun d’eux ne représente une personne. Novarina joue avec les mots en privilégiant le son avant le sens. Force est de constater que tous les éléments de son théâtre y contribuent. Les didascalies, par exemple, loin d’éclairer un sens qui se cache, renforcent le sentiment du spectateur de se perdre dans un déluge de mots. Selon l’auteur, les indications scéniques „décrivent un lieu d’utopie et finissent par dresser un théâtre impracticable“, elles „brûlent du même feu que les répliques.“ 7 Ainsi, Le Drame de la vie commence par deux phrases d’Adam après lesquelles le texte indique: Il sort. Entrent l’Homme de Pontalambin, l’Homme de Lambi, Jean Membret, Sapolin, l’Homme de Saporléolimasse, Bandru, l’Homme de Pontagre, Bomberre, l’Homme de l’Hostie, Bandre, Le Jeune de Bombière, les Hommes de l’Equipe Logique, Landrube, Sapor Landret [...]8 Et ainsi de suite ... Novarina énumère plus de cent noms, génériques et individuels, parfois très fantaisistes. La quasi-didascalie termine avec la phrase: „Ils embrassent le Trou de Science et sortent. Entre un chien qui dit: „L’homme n’est pas né“, après quoi il sort. 9 On voit clairement jusqu’à quel point de telles indications scéniques forment une partie intégrale du lyrisme de la pièce. Dans un entretien avec Jean-Marie Thomasseau, Novarina cite quelques didascalies de Vous qui habitez le temps („On apporte le tombeau du monde“, „Un homme entre en sortant“, „Se répand l’ouragan des noms“), pour expliquer ensuite: Les didascalies sont alors comme des pierres, des énigmes laissées là, des cailloux d’antimatière dramatique, des panneaux indiquant un impossible passage à l’acte. Re- 12 présentation interdite. Ces ordres, condensés jusqu’à devenir inexécutables, les acteurs les reçoivent, comme des impulsions: parfois je vois surgir une danse par Laurence Mayor, une grimace mystérieuse de Dominique Pinon, de Valérie Vinci un bond animal - tous suscités par l’une de ces petites phrases laissées là en italique et en marge du texte.10 Pour lire Novarina, avertit Pavis, mieux vaut oublier les catégories traditionnelles de la dramaturgie, 11 fait qui n’étonne guère étant donné que le théâtre novarinien est un prototype de ce que Wirth appelle une „dramaturgie du discours“ dans laquelle le dialogue n’est plus possible qu’entre le texte en bloc et le spectateur, le discours n’étant „ni monologique ni dialogique“, mais „à la fois monolithique et pulvérisé.“ 12 Les phrases par lesquelles commencent les textes n’ont rien d’une exposition: A DAM . - D’où vient qu’on parle? Que la Viande s’exprime? (Le Drame de la vie)13 L E V EILLEUR . - Mais silence, le voici (Vous qui habitez le temps)14 ‘Voyez’ dit Jean; ‘Soyez attentifs! ’ ajouta Jacques, ‘S’arrêtera-t-elle? ’ demanda Pierre [...] (La Chair de l’homme)15 Le spectateur s’attend déjà à ce que les parties finales des textes n’ont rien de concluant non plus. Dans Le Drame de la vie, par exemple, la dernière réplique est une énumération de noms propres sur 22 pages qui répond à la question de savoir „le nom de ceux qui vous ont précédés“ („vous“, c’est le personnage d’Adam). 16 A la fin de La Chair de l’homme, le personnage nommé L’enfant traversant répond à la question de savoir au bord de combien de fleuves il s’est assis pour laisser couler ses larmes avec une liste de noms de 17 pages et demie qui se termine sur la phrase „au bord de l’Oncion je me suis assis et j’ai laissé couler mes larmes.“ 17 La fin est aléatoire, et le texte entier produit systématiquement de la contingence. Quand on regarde l’œuvre novarinienne dans son ensemble, on a l’impression de voir un seul et même texte qui se régénère sans cesse, toujours le même commencement qui est une création et toujours la même fin ouverte, une immense litanie, une métamorphose filée. Jean-Pierre Sarrazac parle d’un „théâtre ininterrompu“ inventé par Novarina. 18 Beaucoup de syntagmes semblent d’abord cacher un sens qui se dissout cependant très rapidement dans un fleuve de sons parsemés de quelques fragments intelligibles: Aucune vie vaut plus la peine qu’on la raconte sauf la mienne si elle est courte. La sienne par exemple. Sept huit soixante-treize, huit huit. J’ai vécu dans Jean qui porte, j’ai vécu dans l’Homme de Trop, j’ai vécu enfant, j’ai vécu en femme huit, j’ai survécu mon survivant, j’ai persécu l’enfant Ulban, j’ai vivu d’aises et d’incapacité. Redites son nom avant de parler! Un jour, j’ai bien failli être le lendemain dénommé l’Homme qui vous quitte la veille. Car je vivais dans l’Homme de Rien qui passe sa vie avant qu’elle soit. (Le Discours aux animaux)19 L’absence quasi totale de cohérence logique entre les phrases et parfois, entre les mots, confère au texte son caractère flou. Les répliques regorgent de traces d’un 13 message (surtout des réflexions sur le monde et sur l’écriture) qui cependant se dérobe toujours. Le texte réveille l’imagination du spectateur sans lui livrer son secret. On constate aussi l’absence totale d’un jeu illusionniste. Les mots ne racontent pas d’histoire, pour fragmentaire soit-elle, puisqu’ils sont toujours hors contexte et leur polysémie latente n’encontre aucun frein dans une situation communicative précise, ce qui mène à une prolifération du sens. Selon Novarina, „le langage agit dans tous les sens et surtout par le vide, par les mots qu’il ne dit pas: par le mot fantôme qui est invisible justement parce que c’est la clé de voûte de l’édifice respiré de la phrase.“ 20 Les myriades de personnages plutôt abstraits évoqués par Novarina surgissent et disparaissent sans motivation préalable. Il y a des subdivisions textuelles qui ressemblent à des répliques délimitées, mais elles n’indiquent aucune individualité de la voix qui parle; elles marquent plutôt les „unités de souffle“ (Claudel), 21 des ‘unités respiratoires’ qui produisent le rythme haché du texte en lui conférant son tempo particulier: La femme aux chiffres L’extérieur est à l’extérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est à l’extérieur de rien. L’intérieur est à l’extérieur de l’intérieur. L’extérieur n’est pas à l’extérieur de lui. L’intérieur n’est pas à l’intérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est pas à l’extérieur de l’extérieur. L’intérieur n’est pas à l’intérieur de rien. L’intérieur est à l’intérieur de lui. (Vous qui habitez le temps)22 Voilà une belle litanie qui oscille entre son et sens en accélérant et ralentissant au gré de la respiration. La division des pièces théâtrales en actes ou parties va dans le même sens: c’est un rythme créé à la surface du texte auquel ne correspond aucune subdivision d’une histoire racontée. Pour ainsi dire, l’acte novarinien est l’unité respiratoire maximale. On s’approche à la poésie pure où les frontières génériques se brouillent. Novarina dit qu’il n’a jamais su s’il écrivait pour le théâtre ou pour le livre. En plus, il ne fait pas de différence fondamentale entre lecteur et spectateur, car „au théâtre, c’est par action hallucinatoire du langage que tout apparaît.“ 23 On pourrait parler d’un prototype de déconstruction des oppositions binaires traditionnelles. Selon Novarina, „[o]n voit au théâtre non quelque chose de représenté mais quelque chose qui opère.“ 24 La tâche qui incombe au spectateur est donc claire: faire une expérience au lieu de démêler une pensée, chercher plutôt que trouver. C’est la parole qui parle et qui se parle, la parole comme partie intégrante de l’univers. C’est donc elle seule la force agissante du drame, et en même temps le personnage principal, l’action principale, le lieu principal - Novarina parle d’une „logodynamique“, la parole opérant l’espace 25 - et le temps. La seule réalité, c’est la parole. 14 Décrire le monde vs. créer le monde Le trait le plus saillant du théâtre novarinien est la virtuosité inépuisable avec laquelle l’auteur manie les mots: avant tout, les multiples innovations langagières, les néologismes, mais aussi les glissements de sens dans les jeux de mots, les substitutions des sons, l’utilisation des dialectes et des langues étrangères, la répétition obsessionnelle des sons, des cris et les déformations de mots: Apocopes abruptes, racines improbables, aphérèses hirsutes, néologismes divers, mots-valise facétieux, contrepèteries désopilantes, anagrammes penaudes, argots revêches, archaïsmes vrais ou affabulés, mots usuels galvanisés par un préfixe inédit, pseudo-philologie, prétendues restaurations, latin fabriqué ou avéré, citations inventées de toutes pièces, étymologies fantaisistes, bris de phrases, lambeaux de mots, éructations grotesques, cacardements de toute sorte, distorsions insoupçonnées constituent son ordinaire.26 Novarina aime les séries de mots et les énumérations régies souvent par la présence d’une même lettre ou d’une même sonorité ou simplement du rythme. Ainsi, le texte s’approche de la musique, surtout de l’art de la fugue, ce jeu où les thèmes reviennent avec des variations. Et cependant, la disposition des mots n’est jamais aléatoire. Novarina se montre revêche à tout changement, comme raconte le metteur en scène Claude Buchvald: [...] si l’acteur veut opérer une coupe à son initiative, il doit appeler Valère, même pour une virgule. Le texte est ainsi conçu par lui comme un véritable objet d’art longuement travaillé, à ne retoucher qu’avec d’infinies précautions.27 En revanche, le mouvement au niveau du signifié provoqué par les sauts langagiers est tout le contraire d’un sens figé. Novarina compare son travail avec la peinture à la fresque, „vite, travailler la matière avant que quelque chose se fige! “ 28 Pour lui, dans le théâtre, tout est „en germination, saisi au surgissement même.“ 29 Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait beaucoup d’allusions explicites à l’acte créateur. Ainsi, Le Drame de la vie commence avec l’entrée d’Adam dans une scène vide. 30 Au premier abord, il est surprenant que la phrase typique novarinienne soit l’affirmation (souvent même sous l’aspect d’une maxime), comme si la tâche du langage était toujours de décrire le monde. Souvent, Novarina adopte même un ton scientifique, qui n’est, cependant, que superficiel. Voici deux exemples: Voici le seize juin mille neuf cent quarante-huit: au son de l’accordéon élastique, l’Homme de Vectant sort sa rengaine de graine d’œuf qui dit en langage espérant que l’homme de dehors pousse toujours son cri de dedans. (Le Drame de la vie)31 Nous sommes fermés dans un carré faisant mille centimoches de tour de rien, plus des virgules monométriques qui nous assaillent de part en part. (Le Discours aux animaux)32 Le jeu avec une syntaxe correcte et un contenu du non-sens rappelle les fameuses phrases à la „colourless green ideas sleep furiously“ de Noam Chomsky. La 15 syntaxe fonctionne toujours tandis que le contenu s’évapore, elle n’est qu’une pose, une forme de théâtralité toute particulière de Novarina: communication de la non-communication (ou de la plus-que-communication? ) qui se situe aux antipodes d’un usage instrumental de la langue. Novarina explique: La langue est notre terre, notre chair. L’acteur la porte comme l’hallucinante matière humaine devant soi. Le langage est matière humaine et matière des choses: des forces, un jeu d’énergies. Pas du tout un outil à notre service.33 Novarina parle d’un passage qu’ouvre la parole: „De l’un à l’autre, elle est notre passage à travers les mots.“ 34 La présentation de la matière langagière va de pair avec des réflexions sur cette matière: les mots parlent de l’acte de parler et jouent avec la conscience de l’énonciation: Combien de fois trois ai-je respiré un chiffre visible, coupable en deux? Ce va être la sept cent dix mille billardième fois et à la fin de cette phrase qui va sonner le la, la septième trois trimillardième de huit de huit de ut que je reste là. (Le Discours aux animaux)35 Le recours fréquent au métalangage concentre les textes sur le thème principal: l’acte de parler, ce qui est la performance à l’état pur puisque c’est la parole qui est à l’origine de la parole. Selon Novarina, l’essence de la parole, du logos, est son pouvoir créateur: Loin de décrire un monde préexistant, les mots construisent le monde en le nommant, le monde est appelé par le langage. Au lieu d’un simple instrument de la communication, le langage est l’appel, la scène le lieu de l’émergence du monde. L’importance conférée à la respiration humaine rappelle constamment au spectateur que la parole n’est qu’une voix qui renvoie au souffle originel. Selon Novarina, esprit et souffle forment un seul et même concept. 36 La fameuse Lettre aux acteurs commence avec les phrases: „J’écris par les oreilles. Pour les acteurs pneumatiques“, 37 et Novarina y décrit son idéal de l’acteur: Pas tout couper, tout découper en tranches intelligentes, en tranches intelligibles - comme le veut la diction habituelle française d’aujourd’hui où le travail de l’acteur consiste à découper son texte en salami, à souligner certains mots, les charger d’intentions, à refaire en somme l’exercice de segmentation de la parole qu’on apprend à l’école [...] le jeu consistant à chercher le mot important, à souligner un membre de phrase [...] la parole forme plutôt quelque chose comme un tube d’air, un tuyau à sphincters, une colonne à échappée irrégulière, à spasmes, à vanne, à flots coupés, à fuite, à pression. (Lettre aux acteurs)38 Selon Novarina, le personnage n’est pas un individu, mais littéralement un porteparole, l’incarnation du souffle verbal, un être traversé par la parole, qui ne figure rien ni imite rien, qui est un corps vidé de sa substance, illuminé par le passage de la parole. L’acteur est agi, le langage „prend homme.“ 39 Novarina invente le néologisme de l’anthropoglyphe. 40 16 Il s’en suit que l’acteur est la source d’un excès fécond et productif, et c’est le plaisir provoqué par la matière sonore elle-même qui atteint son paroxysme dans les listes interminables de noms: Quand on dit un texte avec une telle énergie respiratoire, lorsqu’on se lance dans douze pages d’énumération ou des listes infinies de verbes, on entre dans une action qui malmène le corps mais qui aussi le porte et l’exalte. Si ce travail physique ne s’opère pas, le sens n’apparaît pas. Le sens procède du fait que de ce corps tellement secoué, tellement maltraité, tellement agi, tellement meurtri par moment (je me souviens par exemple de Daniel Znyk me disant: „Mais il veut me tuer! “) s’extrait comme une substance épurée.41 L’excès des sons dépasse l’acteur, le mène dans une situation corporelle limite touchant à une expérience transcendantale, car „[l]e vide mystique ne se fonde pas sur le refus mais sur l’excès.“ 42 Pour Novarina, l’acteur Louis de Funès incarne le mieux cette esthétique de la dépense avec sa formidable énergie du corps. Le paradoxe et l’illumination „Faut-il rire, pleurer, danser, s’accabler, s’effondrer? “ demande Philippe Sollers, dans son introduction au Drame de la vie. 43 La réponse à cette question se trouve dans la question même: ce qu’il faut faire c’est précisement poser des questions, s’étonner. Sorites postmodernes: A partir de quel moment un son devient-il parole? Jusqu’où peut-on décontextualiser la parole sans détruire son pouvoir de signifier? Ce que recherche Novarina à travers les mots, c’est justement ce qui les dépasse: „Nous sommes jouets des mots, soumis à leurs mouvements erratiques.“ 44 Le spectateur qui fait l’expérience sensible de l’effort articulatoire, assiste à l’épiphanie de l’énergie du verbe. Chaque mot dispose d’une vibration particulière, l’entendement ne provenant pas du savoir, mais du sentir: „Mâcher et manger le texte. Le spectateur aveugle doit entendre croquer et déglutir, se demander ce que ça mange, là-bas, sur ce plateau“ (Lettre aux acteurs). 45 En effet, Novarina construit un spectacle corporel qui affecte le spectateur-auditeur tel que les fameux serpents qu’évoque Antonin Artaud dans son Théâtre de la cruauté, car il entre en résonance avec la parole incarnée dans une voix: „L’intelligence est un phénomène acoustique. C’est par joie interne, par une réjouissance de dedans et un épanouissement que le langage se fait compréhensible.“ 46 Ainsi, le spectacle se transforme en voyage initiatique. „Entre l’homme à qui il n’est rien arrivé. Il est sorti avant d’entrer“ (Le Discours aux animaux) 47 - les phrases novariniennes invitent à la contemplation proche d’une illumination qui ne provient pas d’un effort intellectuel, et la dépossession de l’intelligence rend la clarté et la plénitude, une plénitude qui touche au vide et vice versa. 17 En faisant appel à l’indicible, la parole espère justement dépasser la négativité pour affirmer un sens. Le Koan novarinien fait appel à la parole pour entendre ce qu’elle ne peut dire, pour dire l’indicible non pas comme une idée symboliste évanescente ou absurde, mais comme un travail sur le langage et le monde.48 Le scénographe Philippe Marioge parle même d’un „système concerté pour faire cohabiter les oppositions et les contraires“ chez Novarina, pour travailler avec des tensions. 49 Justement, Novarina appelle sa compagnie L’Union des contraires. La densité de la matière verbale rend impossible une interprétation psychologique ou symbolique quelconque. Le choix des mots loufoques, la répétition et la déformation ludiques du son, l’éclatement de la syntaxe - „[...] un mentonnier de bois au trou phosphorescent tenant attachés ses trois parents et un bâtonnier de bois au bout phosphorescent rappelé soudainement par les allumettes à la craquelure“ (Vous qui habitez le temps) 50 - frôlent souvent le comique de sorte qu’on doit „savoir pleurer et rire en même temps“, comme dit l’actrice Roséliane Goldstein. 51 Cette indécidabilité est donc une autre manière d’unir les contraires. Novarina explique: Le rire, c’est un spasme respiratoire, un renversement qui nous permet de ne pas mourir de contradictions: il touche les limites de la raison, éprouve la fin du langage, tombe et s’agenouille devant le paradoxe, reconnaît les limites de l’esprit humain. Je ne l’ai jamais ressenti comme satanique mais thérapeutique: il soigne, il nous lave [...].52 Bien que les textes ressemblent beaucoup à ce que Sigmund Freud appelle la „libre association“, le but n’est pas le même: Novarina ne cherche pas à atteindre les formations de l’inconscient, mais un état de transe à travers le rythme et le tempo qui permet l’accès à la matière même. Il ne s’agit pas d’une coopération du spectateur dans la concrétisation d’un sens, mais d’une communion. Novarina développe donc sa dramaturgie sur le modèle du théâtre sacrificiel: Corps et voix de l’auteur sont exhibés aux yeux des voyeurs. C’est précisément ce caractère rituel et charnel qui différencie le théâtre novarinien de l’écriture automatique des surréalistes et du non-sens du théâtre de l’absurde. C’est moins un exercice du non-savoir que plutôt la célébration du mystère du signifiant opposé au signifié. Conclusion: Chaosmologie La mémoire du spectateur, que retient-elle? Une impression indéfinissable d’effets acoustiques et visuels et d’un matériel sonore? Le théâtre de Novarina qui n’émet aucune opinion sur le monde extérieur, il ne prend pas parti dans les conflits actuels, les questions brûlantes politiques et sociales. Son thème est toujours la langue elle-même, et il explore toujours la frontière entre parole et son, symbole et bruit, espace naturel et espace culturel. La scène est donc un champ de bataille entre le sens et le non-sens, la mise en scène d’une lutte sans vainqueurs ni vaincus, sans synthèse ni perspective privilégiée. Les textes sont pour autant décons- 18 tructivistes parce qu’ils brouillent sans cesse les frontières entre spectateur/ auditeur et auteur/ acteur et parce qu’ils échappent à toute classification générique et à la narration. En revanche, ils construisent un monde idéosyncratique à partir des sons et des vibrations. On peut donc parler d’un théâtre de résonances. Puisque l’être humain a accès au monde grâce au langage qui le représente (car, selon la philosophie novarinienne, la parole précède les choses), le spectateur assiste d’abord à la destructuration, la ‘chaotisation’ du monde, et puis à la réstructuration d’un monde nouveau. Novarina explique: Dans l’écoute attentive de la peinture, dans la vue, sur scène, du périlleux exercice de la parole, nous refaisons l’expérience effrayante du chaos, nous sommes décomposés. Le théâtre est un lieu de perdition. Le lieu de la défaite humaine, le lieu où nous venons ensemble nous déconstruire.53 On se perd pour se sauver: chaos et cosmos, systole et diastole. C’est ici qu’il faut chercher l’engagement d’un théâtre qui, au premier abord, semble être de l’art pour l’art pur. Le voyage dans le chaos permet au lecteur/ spectateur de se libérer de la forme afin d’obtenir quelque chose de complètement imprévisible qui ressemble à ce que Novarina dit sur la peinture de Jérôme Bosch: [Il] déstabilise en nous l’assise du langage, sonne l’alerte dans les zones de Broca. Même perception soudaine et simultanée de l’ordre et du chaos, même sensation fulgurante devant certains travaux de Dubuffet: Panique dans la matière! panique dans la matière! 54 D’où qu’on regarde l’œuvre novarinienne, on se rend toujours compte de sa théâtralité caractéristique. Les textes dépassent la lecture silencieuse, parce qu’ils ont besoin d’une action scénique, parce qu’ils demandent à prendre corps et nécessitent une représentation qui rend les mots présents. Novarina décrit le théâtre comme ‘enclos logoscopique“ où on s’assemble pour voir le langage, pour „saisir encore une fois le langage sur le vif.“ 55 On est tenté de parler d’un lieu ‘synesthétique’ par excellence. Dans les mises en scène, Novarina multiplie les lieux de spectacles et les efforts physiques qui portent la même charge d’énergie comme la densité verbale. Il mêle les numéros de cirque, de danse, de chant, de combat, de voltige intercalés (fondés sur la théâtralité du théâtre forain) avec les textes parlés. Sur la scène comme dans l’écriture, il évite la gestuelle codifiée et l’esprit ordonnateur de sorte qu’il faut parler plutôt de configurations que de décor. Il explique: On expérimente au théâtre une autre façon de penser, une pensée dramatique - qui ne se manifeste à peu près que là. Qui ne se manifeste qu’au théâtre et dans la liturgie: la liturgie, c’est aussi des actions à faire pour que les choses arrivent en vrai. Il n’y a au théâtre ni représentation ni simulacre.56 L’éphiphanie de l’indicible à travers la parole est un événement du hic et nunc de par sa nature. Philippe Marioge l’explique de la façon suivante: Avec Valère, le principe de base est de ne pas chercher à faire entrer le spectateur dans une fiction, dans un système illusionniste, mais à montrer qu’on est „ici et mainte- 19 nant“, à l’heure actuelle de la représentation, sur le plateau du théâtre, comme au cirque. Du coup, on a chaque fois utilisé la nudité de l’architecture du théâtre. Tout se passe au théâtre. Et dans ce théâtre, il y a une parole qui circule, des acteurs qui entrent et par lesquels passe la parole proférée.57 Avec la mise en scène de la parole, Novarina oscille constamment entre écriture et oralité, le durable et l’éphémère, la surface de contact entre les contraires étant l’acteur, le médium de contact, la parole. Pour Novarina, le langage „présente le monde naissant - il nous fait prendre conscience tout à la fois que ‘le premier instant dure toujours’ et que nous partons avec.“ 58 Puisque le théâtre est le lieu du présent éternel du verbe. Repères biographiques Valère Novarina est né en 1947 à Chêne-Bougeries, de Manon Trolliet, comédienne, et de Maurice Novarina, architecte. Il étudie la philosophie et la philologie à la Sorbonne et rédige un mémoire sur Antonin Artaud. Il veut devenir acteur mais y renonce rapidement. Sa première pièce, L’Atelier volant (écrite entre 1968 et 1970) est mise en scène par Jean-Pierre Sarrazac en 1974. Son premier livre paraît en 1984, Le Drame de la vie, rédigé de 1975 à 1982. Novarina écrit trois types de textes: les œuvres directement théâtrales (comme L’Atelier volant, 1989, Vous qui habitez le temps, 1989 ou L’Opérette imaginaire, 1998), un „théâtre utopique“ (la notion est de Novarina) constitué par des romans dialogués ou par une poésie théâtrale (comme Le Drame de la vie, 1984, Le Discours aux animaux, 1987 ou La Chair de l’homme, 1995, trois textes qui ont été créés aussi sur scène) et les textes théoriques dont les plus connus sont Pour Louis de Funès, Lettre aux acteurs et Le Théâtre des oreilles (les trois textes parus en 1989 sous le titre Le Théâtre des paroles). Les premiers textes, tout en mettant déjà l’accent sur la parole, ont encore recours soit aux personnages soit à un lexique reconnaissable tandis que la prolifération des personnages et des jeux avec la langue, si caractéristiques pour l’esthétique novarinienne, se remarquent pour la première fois avec netteté dans Le Drame de la vie. Novarina met en scène plusieurs de ses textes au Festival d’Avignon et à Paris. Sa première apparition à Avignon sont dix-huit scènes du Drame de la vie en 1986. Novarina est aussi dessinateur et peintre. Plusieurs de ses performances mêlent les „actions“ de dessin et de peinture et les textes parlés, parfois même la musique et la vidéo. Une exposition regroupant les 2587 personnages du Drame de la vie et un ensemble de photographies, retraçant son parcours de metteur en scène et de plasticien, a lieu au Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon en 2004. Avec L’Espace furieux (publié en 1997, adaptation de Je suis, publié en 1991), Novarina entre au répertoire de la Comédie-Française. Il a montré ses pièces sur plusieurs scènes internationales et son œuvre a été traduite en allemand, anglais, catalan, espagnol, italien, portugais, roumain, russe et suédois. 59 20 1 Valère Novarina: Le Discours aux animaux, Paris, P.O.L., 1987, 1. 2 Le premier livre consacré entièrement à Valère Novarina parut en 2001 sous la direction d’Alain Berset (Valère Novarina, théatres du verbe, Paris, Corti). Les publications les plus récentes sur le théâtre novarinien sont d’Olivier Dubouclez (Valère Novarina. La physique du drame, Paris, Les Presses du réel, 2005), de Nicolas Tremblay (La bouche théâtrale. Etudes de l’œuvre de Valère Novarina, sous la direction de Nicolas Tremblay, Montréal, XYZ Ed., 2005), de Pierre Jourde (La voix de Valère Novarina, sous la direction de Pierre Jourde, Paris, L’Harmattan, 2004) et de Louis Dieuzayde (Le théâtre de Valère Novarina, sous la direction de Louis Dieuzayde, Aix-en-Provence, PUP, 2004). Cf. aussi le film Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire, de Raphaël O’Byrne (2002). 3 Valère Novarina: Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L., 1989, 59. 4 Patrice Pavis: Le théâtre contemporain. Analyse des textes de Sarraute à Vinaver, Paris, Nathan, 2002, 123. 5 Valère Novarina: Le Drame de la vie, Paris, Gallimard, 2003, 17. 6 Ibid., 17. 7 Jean-Marie Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, in: Europe, août/ septembre 2002, 162-175, 171. 8 Le Drame de la vie, 15. 9 Ibid., 17. 10 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 171. 11 Pavis: Le théâtre contemporain, 123. 12 Patrice Pavis: Dictionnaire du Théâtre, Paris, Dunod, 1996, 217. 13 Le Drame de la vie, 15. Ce texte a été créé en 1986 au Théâtre Municipal, dans le cadre du Festival d’Avignon, mise en scène de Valère Novarina. 14 Valère Novarina: Vous qui habitez le temps, Paris, P.O.L., 1989. 15 Valère Novarina: La Chair de l’homme, Paris, P.O.L., 1995, 7. Ce texte a été créé en 1995 au Tinel de la Chartreuse de Villeneuve, dans le cadre du Festival d’Avignon, mise en scène de Valère Novarina. 16 Le Drame de la vie, 393-415. 17 La Chair de l’homme, 508-526. 18 Céline Hersant: „L’Atelier volant ou le théâtre de l’origine. Entretien avec Jean-Pierre Sarrazac“, in: Europe, août/ septembre 2002, 117-124, 122. 19 Le Discours aux animaux, 10. 20 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 172. 21 Cf. Pavis: Le théâtre contemporain, 12. 22 Vous qui habitez le temps, 9. 23 „Valère Novarina. ‘La parole opère l’espace’. Propos recueillis par Gilles Costaz“, in: Magazine littéraire, 400, 2001, 98-103, 98. 24 Ibid., 101. 25 Ibid., 99. 26 Philippe Di Meo: „Le langage comme cosmogonie“, in: Europe, août/ septembre 2002, 54- 58, 57. Cf. l’analyse détaillée du vocabulaire chez Pavis: Le théâtre contemporain, 124- 127. 27 Jean-Marie Thomasseau: „Une voix de plein air. Entretien avec Claude Buchvald“, in: Europe, août/ septembre 2002, 79-85, 84. 28 „Valère Novarina. ‘La parole opère l’espace’“, 102. 29 Ibid., 98. 30 Le Drame de la vie, 15. 21 31 Ibid., 147. 32 Le Discours aux animaux, 8. 33 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 170. 34 Valère Novarina: Pendant la matière, P.O.L. 1991, 52. Cf. sur la peinture dans les spectacles novariniens Romaric Daurier: „‘Autrer’. Perspectives pratiques de Valère Novarina“, in: Europe, août/ septembre 2002, 97-106. 35 Le Discours aux animaux, 9. 36 Cf. les explications sur le mot grecque pneuma dans „Valère Novarina. ‘La parole opère l’espace’“, 100. 37 Le Théâtre des paroles, 9. 38 Ibid., 10. 39 „Valère Novarina. ‘La parole opère l’espace’“, 101. 40 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 171. 41 Thomasseau: „Une voix de plein air. Entretien avec Claude Buchvald“, 81. 42 Jean-Marie Pradier: „L’anima(l) ou la kénôse de Dieu“, in: Europe, août/ septembre 2002, 35-45, 41. 43 Le Drame de la vie, 10. 44 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 170. 45 Le Théâtre de paroles, 9. 46 „Valère Novarina. ‘La parole opère l’espace’“, 99. 47 Le Discours aux animaux, 8-9. 48 Pavis: Le théâtre contemporain, 134. 49 Jean-Marie Thomasseau: „Le jardiniste. Entretien avec Philippe Marioge“, in: Europe, août/ septembre 2002, 86-91, 88. 50 Vous qui habitez le temps, 12. 51 Jean-Marie Thomasseau: „Au gré du souffle. Entretien avec Roséliane Goldstein“, in: Europe, août/ septembre 2002, 69-74, 74. 52 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 167. 53 Ibid., 169. 54 Ibid., 168. 55 Ibid., 164. 56 Ibid., 174. 57 Thomasseau: „Le jardiniste. Entretien avec Philippe Marioge“, 88. 58 Thomasseau: „Valère Novarina. L’homme hors de lui“, 170. 59 Cf. le site de l’auteur: http: / / www.novarina.com. Cf. aussi le dossier dédié à Novarina dans la revue théâtrale espagnole Primer acto 292 (III/ 2002), 15-52, et la bibliographie dans Valère Novarina, théâtres du verbe, ouvrage publié sous la direction d’Alain Berset, Paris, Corti, 2001, 351-365. Resümee: Susanne Hartwig, Der Kult des Signifikanten und die Chaosmogonie des Sinns stellt die Ästhetik des Gegenwartsautors Valère Novarina unter dem Aspekt eines ‘Wortkulttheaters’ vor. In diesem greifen traditionelle Kategorien des Dramas nur noch ex negativo, da für Novarina die Sprache keine primär beschreibende, sondern eine performative Aufgabe hat: Sie schafft die Welt in einem immer wieder erneuerten schöpferischen Akt. Zugleich führen die Wort- und Satzfragmente, die oftmals in reine Klänge übergehen, über die Ordnungsfunktion der Sprache hinaus, weshalb Novarinas Theater als kontinuierliche ‘Chaosmologie’ angesehen werden kann, deren Ziel neuartige Erfahrungen des Zuschauers jenseits seiner kognitiven Fähigkeiten sind.