eJournals lendemains 36/142-143

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Narr Verlag Tübingen
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2011
36142-143

La Carte et le Territoire, roman de la représentation: entre trash et tradition

2011
Bruno Viard
ldm36142-1430087
85 Dossier ticules élémentaires finden sich auch bei Jörn Ahrens: „Die Aufgabe des Sexus: Sexualität als Ennui und Reproduktionsmedizin als Erlösung in Michel Houellebecqs ,Elementarteilchen‘“, in: Nicolas Pethes/ Silke Schicktanz (eds.): Sexualität als Experiment. Identität, Lust und Reproduktion zwischen Science und Fiction, Frankfurt a.M./ New York 2008, 349-366; sowie in Exkursform bei Heidi Lutosch: Ende der Familie - Ende der Geschichte. Zum Familienroman bei Thomas Mann, Gabriel García Márquez und Michel Houellebecq, Bielefeld 2007, 173-180. 15 Houellebecq: Les particules élémentaires, 385. 16 Vgl. dazu auch die von Jörn Steigerwald in bezug auf Les particules élémentaires formulierte These, daß „die Formung des Menschenbildes nicht nur auf der Beobachtung des Menschen aufbaut, sondern auch bzw. vor allem mit dem Eingriff in das Menschenbild einhergeht.“ („[Post-]Moralistisches Erzählen“, 192). 17 Zu den thematischen und formalen Übereinstimmungen der einzelnen Romane Houellebecqs vgl. Rita Schober: „Weltsicht und Romantheorie als Operatoren der Romane Michel Houellebecqs“, in: dies.: Auf dem Prüfstand. Zola - Houellebecq - Klemperer, Berlin 2003, 259-299. 18 Houellebecq: La possibilité d’une île, 414 f. 19 Ebd., 415. 20 Vgl. Aurélien Bellanger: Houellebecq. Ecrivain romantique, Clamecy 2010, hier: Kap. 4 „Examen critique d’une religion nouvelle“, 199-275; Katharina Chrostek: Utopie und Dystopie bei Michel Houellebecq, Frankfurt a.M. 2011, 145 ff. 21 Vgl. Christine Ott: „»Amor, ch’a nullo amato amar perdona«. Biblische und danteske Intertextualität in Michel Houellebecqs ‚La possibilité d’une île‘“, in: Deutsches Dante- Jahrbuch 2009, 133-152. 22 Einer These Walburga Hülks zufolge speisen sich wissenschaftliche Zukunftsentwürfe häufig aus der christlichen Mythologie, wie die Verfasserin am Beispiel von Zolas Le docteur Pascal und Houellebecqs Les particules élémentaires vor Augen führt. Vgl. Walburga Hülk: „Mythographien des Lebens 1900-2000. Zolas ,Docteur Pascal‘ und Houellebecqs ‚Les Particules élémentaires‘“, in: Anne Amend-Söchting, Kirsten Dickhaut, Walburga Hülk, Klaudia Knabel, Gabriele Vickermann (eds.): Das Schöne im Wirklichen - das Wirkliche im Schönen (Festschrift für Dietmar Rieger), Heidelberg 2002, 423-431. 23 Houellebecq: La possibilité d’une île, 21. 24 Ebd., 60. 25 Maxime 418, zitiert nach La Rochefoucauld: Maximes, ed. Jacques Truchet, Paris: Bordas/ Classiques Garnier 1992, 97. 26 Maxime 430, ebd., 99. 27 Maxime 461, ebd., 105. 28 Maxime Posthume 59, ebd. 173. 29 Houellebecq: La possibilité d’une île, 91. 30 La Rochefoucauld: Maxime 68, 22. 31 Houellebecq: La possibilité d’une île, 190. 32 Ebd., 191. 33 Vgl. dazu exemplarisch die zentralen Aussagen über die widersprüchliche Natur des amour-propre im Eingangsaphorismus der Maximen-Erstausgabe: „Il [l’amour-propre] est tous les contraires, il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux“ (La Rochefoucauld: Maxime I, Première Edition, 284). 34 Zum optisch-perspektivischen Diskurs der Moralistik vgl. Rudolf Behrens: „Zur Geschichte perspektivischer Beobachtung im moralistischen Diskurs (Pascal, Marivaux, Se- 86 Dossier nancour)“, in ders./ Maria Moog-Grünewald (eds.): Moralistik. Explorationen und Perspektiven, München 2010, 303-346. 35 Houellebecq: La possibilité d’une île, 26. 36 Ebd., 27: „La première loi de Pierce identifie la personnalité à la mémoire. Rien n’existe, dans la personnalité, que ce qui est mémorisable (que cette mémoire soit cognitive, procédurale ou affective); c’est grâce à la mémoire, par exemple, que le sommeil ne dissout nullement la sensation d’identité.“ 37 Ebd., 27. 38 August Buck: „Die humanistische Literatur in der Romania“, in ders. (ed.): Neues Handbuch der Literaturwissenschaft, Band 9, Frankfurt a.M. 1972, 61-81, hier 67. 39 Houellebecq: La possibilité d’une île, 183. 40 Ebd., 102. 41 Ebd., 183. 42 Vgl. im Unterschied dazu etwa die Maxime 279 von Chamfort: „Le sentiment qu’un homme honnête emporte, après s’être livré quelques jours à la société, est ordinairement pénible et triste. Le seul avantage qu’il produira, c’est de faire trouver la retraite aimable.“ (Maximes et pensées. Caractères et anecdotes. Préface d’Albert Camus. Notices et notes de Geneviève Renaux, Paris: Gallimard/ folio classique 1970, 91). 43 Houellebecq: La possibilité d’une île, 168 44 Zum Modell der materialen Topik sowie zur Ablösung der formalen durch die inhaltlichen loci communis im Zuge der Erfindung des Buchdrucks vgl. Wilhelm Schmidt-Biggemann: Topica Universalis. Eine Modellgeschichte humanistischer und barocker Wissenschaft, Hamburg 1983; Michael Cahn: „Hamster: Wissenschafts- und mediengeschichtliche Grundlagen der sammelnden Lektüre“, in: Paul Goetsch (ed.): Lesen und Schreiben im 17. und 18. Jahrhundert. Studien zu ihrer Bewertung in Deutschland, England, Frankreich, Tübingen 1994, 63-77; Heinrich F. Plett: „Rhetorik der Gemeinplätze“, in: Thomas Schirren/ Gert Ueding (eds.): Topik und Rhetorik. Ein interdisziplinäres Symposium, Tübingen 2000, 223-235; Jutta Weiser: Vertextungsstrategien im Zeichen des désordre. Rhetorik, Topik und Aphoristik in der französischen Klassik am Beispiel der ‚Maximes‘ von La Rochefoucauld, Heidelberg 2004, 29-44. 45 Houellebecq: La possibilité d’une île, 79. 46 Ebd., 22. 47 So die deutsche Übersetzung seines populärwissenschaftlichen Bestsellers Remaking Eden. Cloning and Beyond in a Brave New World, New York 1997 (deutsch: Das geklonte Paradies. Künstliche Zeugung und Lebensdesign im neuen Jahrtausend, München 1998). 48 Vgl. dazu auch das Kapitel 5 „Menschenwürde als biopolitische Kategorie“ in: Jörn Ahrens: Frühembryonale Menschen? Kulturanthropologische und ethische Effekte der Biowissenschaften, München 2008, 185-384. 49 Darin liegen nicht zuletzt auch die Parallelen des Houellebecqschen Romans zum Naturalismus Zolas. Vgl. dazu Sandrine Rabosseau: „Houellebecq ou le renouveau du roman expérimental“, in: Murielle Lucie Clément/ Sabine van Wesemael (eds.): Michel Houellebecq sous la loupe, Amsterdam/ New York 2007, 43-51. 50 Jochen Mecke: „Der Fall Houellebecq: Zu Formen und Funktionen eines Literaturskandals“, in: Giulia Eggeling/ Silke Segler-Meßner (eds.): Europäische Verlage und romanische Gegenwartsliteraturen. Profile, Tendenzen, Strategien, Tübingen 2003, 194-217. 87 Dossier Bruno Viard La Carte et le Territoire, roman de la représentation: entre trash et tradition La Carte et le Territoire représente la France dans le contexte de la mondialisation à l’aide du verre grossissant d’une légère anticipation vers les années 2010-2020. Comme ce roman a pour protagonistes un peintre et un écrivain, La Carte et le Territoire est une représentation de la représentation, une représentation au carré. On s’arrêtera successivement sur ces deux niveaux de la représentation: la représentation de la France des années 2010 et suivantes; la représentation de l’art et de l’artiste qui représentent cette France. Ce dédoublement permet au romancier de dire explicitement ce qui était silencieusement à l’œuvre dans les romans précédents. La Carte est donc aussi un art poétique. Mais comme la conception de l’art proposée est figurative, transitive, réaliste, comme on voudra dire, la représentation de l’artiste au sein de son œuvre n’est pas narcissique comme c’est le cas de tant d’œuvres modernes. Jed Martin a été initié à la peinture figurative au lycée et en a gardé le goût, depuis sa première peinture d’adolescent, Les Foins en Allemagne, jusqu’à la série des métiers qui lui apporte la gloire et la fortune (38). 1 S’il a donc consacré son œuvre à la représentation du monde, il est précisé, ce qui est à bien noter, que cette représentation peut contenir critique et ironie (39). On apprend aussi que les romans réalistes firent partie de ses lectures de collégien (77) et on devine que Balzac est au premier rang d’entre eux car Jed est comparé aux jeunes gens qui réussissent avec l’aide des femmes. La notion de réalisme est affinée quand il est précisé que JM fait dans le social et non dans la représentation des corps (150). 2 La plaquette que l’écrivain consacre à la série des métiers indique que JM possède un regard d’ethnologue et qu’il décrit le monde avec détachement et froideur objective (189). Dans ces conditions, même s’il est dit que le tableau de JM consacré à l’écrivain ne prend pas position entre les deux pôles que sont le réalisme et le formalisme (185), on aura compris où vont ses préférences. JM se plaint, enfin, de la tendance consistant à privilégier la manière au détriment du sujet. A l’évocation de ce point de vue formaliste, le romancier est la proie de pensées extrêmement tristes (144). L’attaque portée contre Picasso est cohérente puisque ce dernier peint un monde hideusement déformé (176). Quels sont les enjeux de ce néoréalisme revendiqué et pratiqué par le peintre aussi bien que par les deux Houellebecq? On peut en voir surtout deux. Qu’il photographie des cartes Michelin ou qu’il peigne des métiers, on peut dire que JM représente le monde. Mais deux de ses toiles, Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art et Michel Houellebecq écrivain l’entraînent dans une intrigue dont l’enjeu est l’art lui-même, intrigue qui se solde par un meurtre. 88 Dossier Malgré sa simplicité de lecture, La Carte et le Territoire est un roman complexe et nuancé qui a laissé la critique bien perplexe. Une lecture à partir de la question de la représentation permettra-t-elle d’y voir clair? 1. La carte est plus intéressante que le territoire Comment entendre cette phrase écrite en lettres capitales par JM à l’entrée de son exposition (82)? Les photos de JM sont des représentations de représentations. La cartographie repose sur des procédés techniques sophistiqués qui produisent une image à la fois exacte et stylisée de la réalité. Les photos de cartes réalisées par JM sont très travaillées: axe de prise de vue, profondeur de champ, flou de distance (65). En réalité, la photo de JM présentée et légendée à l’entrée de l’exposition est confrontée non à la réalité du terrain (le ballon de Guebwiller) mais à une autre photo de ce lieu, photo satellite celle-là, qui ne fait apparaître qu’une soupe de vert parsemée de tâches bleues. Mais tout semble indiquer que le vrai débat ne se situe pas entre l’œuvre de JM et la photo satellite, mais entre cette œuvre et le territoire lui-même, puisque c’est ce dernier qui sera souvent exploré par JM, que ce soit en compagnie d’Olga, dans ses visites à MH, ou lors de sa retraite finale. La belle technologie Alors pourquoi la carte est-elle plus intéressante que le territoire? Réponse: le territoire a perdu beaucoup de son intérêt parce qu’après les conquêtes industrielles des Trente Glorieuses (1945-1975), l’économie française s’est repliée sur le pastiche du passé et le folklore. Les lecteurs des précédents romans de Houellebecq ne s’y attendaient sans doute pas, La Carte contient un éloge de l’industrie de qualité, telle qu’on la pratiquait dans les années 50 et 60. Jed a ainsi pu photographier 11. 000 objets manufacturés dont 300 pièces de quincaillerie, 3 rendant hommage au travail humain (51), grâce au matériel photographique „d’une qualité de fabrication exceptionnelle“ laissé par son grand-père (40). Les cartes Michelin elles-mêmes, réalisées au 1/ 150 000 sont des merveilles de technologie (54). L’aéroport de Shannon en Irlande, construit vers la fin des années 50, est décrit comme un exemple d’enthousiasme technologique (134). MH repère chez JM „une nostalgie du monde moderne, de l’époque où la France était un pays industriel“ (169) avant de confier ses propres bonheurs de consommateurs, les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable - imprimante Canon Libris et la parka Camel Legend (170). L’auteur du roman parle en connaisseur des voitures de marque Audi (253) et Mercedes (355) et de leurs mérites respectifs. L’éloge de la belle technologie et du travail bien fait est un thème nouveau chez Houellebecq. Il n’est pas incompatible, au contraire, avec sa critique du capitalisme spéculatif entamée dans ses romans antérieurs, continuée dans La Carte. Le plombier croate s’adonnera à la location de scooters des mers au lieu d’exercer 89 Dossier son artisanat noble (29) comme Jean-Pierre Martin a construit des marina à la con (215) au lieu de faire de la belle architecture. On apprend que Fourier, qui se souvenait de l’Ancien Régime, était conscient que l’amour de Dieu ou l’honneur de la fonction pouvaient être des motifs de bien travailler. C’est l’économie que le roman critique le plus. Dans les grandes surfaces, JD ne communique avec qui ce soit qu’en répondant non aux caissières qui lui demandent s’il possède la carte fidélité (63 et 151). Bien que la chose ne soit pas explicite, on découvre un romancier plus nuancé que jadis, capable de saluer la technique moderne tout en ironisant sur la paupérisation morale à laquelle aboutissent les mécanismes économiques. La satire des programmateurs de l’informatique dans Extension ne faisait pas ce distinguo. 4 L’auteur de La Carte laisse son lecteur faire lui-même le tri et mesurer la part d’ironie de ses pages. L’hypermarché Casino et la station-service Shell du boulevard Vincent-Auriol sont décrits comme des lieux susceptibles de provoquer le désir, le bonheur et la joie (196). Oui, mais des joies solitaires, pense-t-on immédiatement, des joies de pure consommation. Pourtant JM se prend à rêver d’un „hypermarché total qui recouvrirait tous les besoins humains“ et qu’ils visiteraient fraternellement, MH et lui, en se poussant mutuellement du coude. Au lecteur d’évaluer si l’ironie est totale ou si une part d’admiration et de gratitude est accordée aux trésors d’intelligence et de labeur qui ont permis l’existence du moindre rayon de l’hypermarché. L’amour de la France Si le clivage de la belle technologie d’avec les pratiques commerciales modernes et post-modernes qui corrompent tout est essentiel à l’intelligence de ce roman, il est tout aussi important de bien démêler dans le propos du romancier sur la tradition ce qui relève d’une authentique richesse et ce qui n’en est qu’une exploitation falsifiée. La désertification industrielle de la France sous l’effet de la mondialisation, nous dit La Carte, entraîne un repli sur les traditions, le patrimoine et le terroir. Le lecteur découvre un thème complètement nouveau chez son romancier flaubertien et dépressif accoutumé, l’amour de la France et de la culture française. 5 L’autoroute A20, apprend-on, est „une des plus belles de France, une de celles qui traverse les paysages ruraux les plus harmonieux“ (53). Il existe des Russes attachants qui ont appris „à admirer une certaine image de la France - galanterie, gastronomie, littérature [...], à désirer déguster du Pouilly-Fuissé ou visiter la Sainte-Chapelle“ (71). Cette précieuse culture est présentée comme une plante fragile qui fut menacée par la vulgarité du communisme comme elle l’est par celle qu’exporte l’Amérique (ibid.). 6 C’est d’elle que se rapproche l’écrivain quand il coupe du bois devant sa maison comme l’ont fait les populations rurales pendant des générations ou en préparant un excellent pot-au-feu pour son hôte (237). Il n’y a assurément aucune contradiction à chanter successivement la beauté technologique d’une Audi, d’un appareil photographique ou d’un ordinateur, puis 90 Dossier celle des paysages ruraux qui ont produit la gastronomie et la merveilleuse architecture vernaculaire françaises. Houellebecq acquitte sa dette envers les richesses inégalables de cette civilisation. Il se garde d’opposer l’excellence agricole et artisanale de la tradition et l’excellence technologique moderne manifestée dans cent objets magiques de notre vie quotidienne. La même gratitude doit s’exprimer envers les concepteurs d’une chapelle romane ou d’un grand vin de Bordeaux et envers ceux d’un téléphone portable ou de nos merveilleux appareils ménagers. Hommage soit rendu au travail bien fait, à tant de générations de paysans laborieux et subtils et d’ingénieurs intelligents et dévoués! L’éloge appuyé adressé à William Morris, par les voix de MH comme de Jean- Pierre Martin, fait la transition entre l’artisanat traditionnel et la technique moderne. Le socialiste anglais développait le rêve que la civilisation industrielle conserve les antiques vertus de travail transmises par le compagnonnage et les mette au service de tous. Ce rêve s’est partiellement réalisé dans les plus belles réussites technologiques modernes. Il a été balayé par le productivisme et la spéculation. La mondialisation a réglé le problème en délocalisant la production en Chine et dans les autres pays émergents et en assurant à la France une survie provisoire grâce à la promotion de l’art de vivre „franco-français“ (96). L’authentique et le pseudo La belle tradition est fragile. On le pressent quand on apprend que, dans le guide d’Olga, laquelle n’est jamais sortie de Paris, guide au titre anglais, French Touch, „la France apparaissait comme un pays enchanté, une mosaïque de terroirs superbes constellés de châteaux et de manoirs, d’une stupéfiante diversité mais où, partout, il faisait bon vivre“ (94). Comment ne pas sentir pointer le stéréotype, la rêverie flaubertienne que la réalité aura tôt fait de démentir? Beaucoup de lecteurs risquent de rêver avec La Carte comme ils ont rêvé avec Flaubert et avec Proust. On ne comprend souvent l’ironie qu’à la deuxième lecture. Houellebecq se livre à la satire du néo-rustique et du pseudo-ancien avec la même sévérité que Flaubert du bovarysme de ses personnages et Proust du snobisme des siens! Le patrimoine français est désormais donné en pâture à des touristes chinois, russes et indiens. Bien sûr, ce patrimoine est toujours là, il est même superbement restauré, les traditions gastronomiques aussi sont pieusement cultivées. Mais comment des Chinois ou des Russes sentiraient-ils la récupération commerciale lorsque les Français eux-mêmes ne la sentent plus? La Carte, c’est la satire du pastiche, le pastiche du pastiche! Le culte du terroir et du patrimoine, il faut le dire, est souvent bidon, comme le réveillon luxueux et médiatique chez Jean-Pierre Pernaut sur le thème des Provinces de France avec de faux paysans armés de fourches à la porte. La satire des Informations historiques proposées aux touristes par la municipalité de Beauvais est d’un comique excellent. L’une des choses les plus difficiles du monde est de faire la différence entre le modèle et la copie, entre le vrai et le frelaté, entre le chic et le chiqué, entre l’original et le pseudo. L’ironie houellebecquienne consiste à jouer sur la limite, par 91 Dossier exemple quand il décrit le village où MH s’est réfugié: „Ici, on ne plaisantait pas avec le patrimoine. Partout, il y avait des arbustes ornementaux, des pelouses; des pancartes de bois brun invitaient le visiteur à un circuit aventure aux confins de la Puisaye. La salle polyvalente proposait une exposition permanente d’artisanat.“ (255) Tout veut passer pour vrai, mais tout est faux! On le voit de façon plus appuyée ici: „Le village en lui-même avait fait très mauvaise impression à Josselin: les maisons blanches aux bardeaux noirs, d’une propreté impeccable, l’église impitoyablement restaurée, les panneaux d’information prétendument ludiques, tout donnait l’impression d’un décor, d’un village faux, reconstitué pour les besoins d’une série télévisée.“ (280) C’est le même spectacle lorsque JM devenu vieux sort de sa retraite et visite le village de son enfance. William Morris avait d’ailleurs critiqué en son temps la manie de tout restaurer qui perd l’esprit des monuments en croyant le servir. La Carte n’est pas du tout à confondre avec un écologisme ringard hostile aux autoroutes, ni avec un passéisme rêveur replié sur des enjeux dérisoires, encore moins avec un chauvinisme conservateur et frileux: il fait le procès de tout cela. Quand on croit, ou veut, ou veut faire croire qu’on fait les choses à l’ancienne, c’est que le geste authentique est perdu depuis longtemps! Houellebecq critique vertement l’architecture utilitariste et fonctionnaliste de l’après-guerre, le rationalisme monotone et plat où a conduit le Bauhaus. Il a raison. Cela a d’ailleurs abouti à l’un des stéréotypes les plus éculés: „Le moderne, c’est affreux! “ Mais La Carte est consacré avant tout à la critique du contre-pôle: la manie du pseudo-ancien. La vue est donc double. Mais alors, ce romancier n’est jamais content? Il dénigre tout, le moderne comme l’ancien! Encore une fois, son éloge de William Morris montre bien qu’une boussole existe et qu’on est loin d’un négativisme de principe. Ce roman exprime une exigence de qualité à laquelle ne satisfont ni le modernisme de la rentabilité, ni les reconstitutions à l’ancienne. 7 Sous l’effet de la mondialisation, la France est devenue marchandise, voilà le propos de La Carte. Ce propos est simplificateur mais significatif. Cette anticipation sur les années 2020 reste une anticipation. Si le territoire est frelaté, on comprend pourquoi la carte vaut mieux: son symbolisme et sa schématisation édulcorent ce que l’enquête de terrain fait découvrir. Comme Plateforme déjà sur le thème sexuel, La Carte est le roman de la mondialisation puisque c’est dans ce contexte que la France se trouve désindustrialisée et ouverte aux touristes des pays émergents. Ces touristes ont bon goût. Ils ont choisi l’un des pays du monde dont la civilisation est la plus riche. Bien sûr, il a fallu rendre tout cela consommable pour les masses. Le commerce s’en est chargé avec la complicité des institutions et, le plus souvent, c’est du pseudo qui est vendu. Il est clair que l’infrastructure socio-économique qui a produit le patrimoine paysager, architectural, gastronomique, français n’existe plus. La France rurale d’Ancien Régime est loin! Alors, on fait semblant. 92 Dossier 2. Le duel avec l’art contemporain La question de la mondialisation et de la marchandisation de la culture est encore celle du roman si on ne considère plus l’objet représenté, la France, mais le medium lui-même, c’est-à-dire l’art. Dans ses Illusions perdues, en 1836, Balzac avait fait une satire absolue de la marchandisation de la littérature à l’aube du capitalisme. La réputation y était devenue „une prostituée couronnée“. Houellebecq renoue avec la démarche balzacienne et se livre à une critique acerbe de la collusion de l’art avec le capitalisme commercial et financier. Sa démarche vient de loin. Dans Extension du domaine de la lutte, il mettait en parallèle les rivalités professionnelles et les rivalités sexuelles en système libéral, aboutissant, les unes et les autres, à la paupérisation du plus grand nombre. Les parallèles se croisaient dans Plateforme, roman de la prostitution, point d’intersection de l’amour et de l’argent. La Carte décrit deux nouvelles interférences, celle de la France avec l’argent, celle de l’art avec l’argent. La période Michelin de JM traite de la première interférence; sa série des métiers provoque l’art contemporain en duel. Un peintre de génie représente sur toile, à l’huile, les deux grandes vedettes de l’art contemporain, Jeff Koons et Damien Hirst se partageant le marché de l’art. Ce tableau a beau être le soixante-cinquième d’une longue série de chefs d’œuvre, l’artiste n’en vient pas à bout. C’est un tableau raté! Ça vient peut-être du sujet? Dans un moment de fureur, JM crève donc l’œil de Damien Hirst avec un couteau à palette et déchire la toile avant de l’éclabousser de ses vomissures. Il se consacre alors à une nouvelle et dernière représentation, celle d’un authentique artiste, Michel Houellebecq en personne. Le lecteur se heurte ici à une difficulté: il bute sur le meurtre insensé de ce Houellebecq de fiction et le roman dérive vers un développement policier sans rapport apparent avec la question de l’art. Le romancier a eu la malchance de succomber sous les coups d’un chirurgien pervers qui n’a rien à faire avec le sujet du livre. Le lecteur se sent perdu devant ce fait divers incroyable et qui ne fait pas sens à moins de se dire que le meurtre de MH, c’est, de quelque façon, la vengeance de Damien Hirst qui, non content de faire disparaître la toile et de faire assassiner l’écrivain, découpe son corps en lanières, et dispose les débris sur un mur en un pseudo-Pollock (350, 351, 353)! C’est évident! Dans cette œuvre hideuse et morbide, qui prétend remplacer un authentique chef d’œuvre, il est facile de reconnaître la manière habituelle de Hirst, spécialiste du trash et du macabre: veau découpé dans du formol, femme enceinte dépecée, requin en décomposition lente. Le maître du morbide a simplement remplacé une œuvre (le tableau à l’huile) par une autre de sa façon (l’installation de chair humaine). Pas besoin de signature! Le chirurgien n’est qu’un exécutant manipulé. Le romancier semble accréditer l’attribution à Damien Hirst du meurtre de MH quand il indique que le tableau de l’écrivain a „déjà été mêlé à deux meurtres“ (394), entendons le meurtre 93 Dossier symbolique de Damien Hirst et le meurtre réel de MH. Ces mots suggèrent un lien entre les deux meurtres. Mais c’est l’écrivain réaliste qui a le dernier mot car il s’est dédoublé pour donner à voir et sans doute à juger ce duel à mort, expression à prendre au pied de la lettre. Houellebecq a donc osé, dans son dernier roman, prendre à partie les deux vedettes de l’art contemporain, ses deux plus grosses fortunes selon Art Price, Koons et Hirst, en les dépeignant dès la première page se partageant le marché de l’art. Le marché de l’art! Quel oxymore! Si Flaubert entendait cela, lui qui avait tant ironisé sur L’Art industriel d’Arnoux dans son Education sentimentale! Secondairement, Houellebecq semble vouer une plus grande détestation au maître du trash, de la mort et du cynisme (Hirst) qu’à celui du fun, du sexe, du kitsch et de l’innocence (Koons) (208). Normal: Houellebecq a toujours préféré les grands sentiments familiaux à l’individualisme, à la cruauté et au sadisme. „Le marché de l’art est dominé par les hommes les plus riches de la planète.“ (206) Hirst et Koons ne sont pas seulement bénéficiaires de la spéculation financière, ils en sont les organisateurs. A la corruption de l’art par la spéculation financière, Houellebecq oppose l’inspiration passionnée et le métier des artistes authentiques. Son protagoniste, JM, est une sorte d’autiste à qui la fortune a souri bien malgré lui, et qui ne saura faire aucun usage ni de l’argent ni de la femme merveilleuse qui lui sont tombés du ciel. Sa carrière est une suite de coups de foudre et d’entêtements maniaques, jamais un calcul. A l’arrière-fond plane la silhouette de William Morris, le chantre de l’artisanat bien fait, antithèse de l’industrie fonctionnaliste, a fortiori du capitalisme spéculatif. Significativement, JM peint MH après avoir échoué à représenter les maîtres de l’art contemporain. Il renonce à la série des compositions d’entreprise pour revenir, avec son Houellebecq, à la série antérieure des métiers. Le Houellebecq représente un écrivain de métier, mais c’est aussi une œuvre de métier. A l’appât du gain, le père de JM oppose l’honneur de la fonction et souligne que l’œuvre de son fils se situe dans cette tradition (222). Houellebecq attaque donc frontalement Damien Hirst 1en raison de l’obscénité de ses mises en scènes morbides, dont il est directement victime en tant que personnage du roman. 2en raison des spéculations financières auxquels il s’adonne à partir de ses œuvres. 3. Le trash et la tradition La Carte est un roman qui laisse beaucoup à faire au lecteur. Que faire de ce meurtre? On a proposé d’y voir la vengeance de Damien Hirst. Mais aussi: quel rapport entre le thème touristique et le duel avec l’art contemporain? Le roman semble composé de deux parties distinctes mal ficelées ensemble. Quel rapport y a-t-il entre la description ironique de la France des Provinces et la satire du marché international de l’art? On a suggéré que la France comme l’art étaient victimes de la mondialisation économique. Mais quelle raison y a-t-il pour traiter dans le