eJournals lendemains 36/142-143

lendemains
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Narr Verlag Tübingen
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2011
36142-143

Comment „restaurer les conditions de possibilité de l’amour“?

2011
Agnieszka Komorowska
ldm36142-1430032
30 Dossier 9 Viart, op. cit., 358. 10 Viart, op. cit., 230-234. 11 Demonpion relate que ce fut Maurice Nadeau qui recommande à l’auteur de remplacer le chapitre prévu pour l’ouverture (maintenant le chapitre 3), les „considérations d’ordre philosophique acides, aiguës, féroces, du début“, par une entrée „medias in res“, donc la soirée chez un collègue de travail. L’“enquête“ de Denis Demonpion est une biographie critique extrêmement bien documentée et irremplaçable pour la compréhension du „système“ Houellebecq (Denis Demonpion: Houellebecq non autorisé. Enquête sur un phénomène, Seuil 2005, 181). 12 Olivier Bardolle: La littérature à vif. (Le cas Houellebecq), L’Esprit des péninsules 2004, 46 et 47. 13 Sabine van Wesemael: Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, L’Harmattan 2005, 181-207. 14 Voir la „Présentation du texte“ de Ottmar Ette dans: Roland Barthes: Die Lust am Text, Frankfurt: Suhrkamp 2010, 150-389. 15 Jörn Steigerwald: „(Post-)Moralistisches Erzählen: Michel Houellebecqs Les particules élémentaires“, dans: Lendemains 138/ 39 (2010), 191-208. 16 Heinz Thoma: „‘Amertume’. Postmoderne und Ressentiment im Werk von Michel Houellebecq (mit Seitenblicken auf Vorläufer: Huysmans, Céline, Drieu La Rochelle)“, dans: ib./ Kathrin van der Meer (eds.): Epochale Psycheme und Menschenwissen. Von Montaigne bis Houellebecq, Würzburg: Königshausen & Neumann 2007, 255-278, ici: 275. 17 Dominique Noguez a observé cette relation intertextuelle, tout en remarquant: la „description dont le lien avec le récit en cours reste assez énigmatique.“, dans: Dominique Noguez: Houellebecq, en fait, Fayard 2003, 3. 18 Lautréamont (Isidore Ducasse): Œuvres complètes, Livre de poche 1963, 159. 19 La „singulière compensation“ se trouve chez Lautréamont comme „triste compensation“ (début du Chant cinquième) etc. 20 Cela va jusqu’aux allusions géométriques: „un rouleau de papier“ (183) chez Lautréamont et „le bureau à cylindre“ (97) chez Houellebecq. 21 Lautréamont, 275. 22 Houellebecq va introduire la dimension religieuse dès son deuxième roman et prévoit dans un article sur Auguste Comte: „on aura intérêt, le moment venu, à se replonger dans Comte. Car son vrai sujet, son sujet majeur, c’est la religion.“ (Michel Houellebecq: „Préliminaires au positivisme“, dans: Auguste Comte: Théorie générale de la religion, Mille et une nuits 2005, 5-13, ici: 11. 23 Noguez, op. cit., 104. 24 Concernant l’observation qui joue aussi un rôle important pour le „Roman expérimental“ de Zola, je renvoie à mon article: „Die Rückkehr zum Realismus? Ecritures du quotidien bei François Bon und Michel Houellebecq“, dans: Andreas Gelz/ Ottmar Ette (eds.): Der französischsprachige Roman heute. Theorie des Romans - Roman der Theorie in Frankreich und der Frankophonie, Tübingen: Stauffenburg 2002, 93-110, ici: 103-104. 25 Rita Schober: „Renouveau du Réalisme? Ou de Zola à Houellebecq? Hommage à Colette Becker“, dans: ib.: Auf dem Prüfstand. Zola - Houellebecq - Klemperer, Berlin: Tranvía 2003, 195-207 (d’abord 2002). 26 Roger Ripoll: „Zola et le modèle positiviste“, dans: Romantisme vol. 8 (1978), 125-135, ici: 125. 27 Houellebecq: „Préliminaires au positivisme“, op. cit., 8. 28 C’est surtout dans la partie consacrée à la religion que Houellebecq se voit comme continuateur de Comte: 31 Dossier „L’établissement de l’immortalité physique, par des moyens qui appartiennent à la technologie, sera sans doute le passage obligé qui rendra, à nouveau, une religion possible; mais ce que Comte nous fait entrevoir, c’est que cette religion, religion pour les immortels, restera presque autant nécessaire.“ (op. cit., 13). 29 Michel Houellebecq: „Lettre à Lakis Proguidis“, dans: Interventions, Flammarion 1998, 53; une variante plus avenante de la citation attribuée à Goebbels: „Quand j’entends prononcer le mot „culture“, j’enlève le cran de sûreté de mon revolver“. 30 Michel Houellebecq, op. cit., 7. 31 Michel Houellebecq: „Entretien avec Valère Staraselski“ (L’Humanité, 5/ 7/ 1996), dans: Houellebecq: Interventions, op. cit., 119. 32 D’autant que ce passage est suivie d’une apologie de la lecture, ironisant le Sartre des Mots. 33 Le fait mentionné des protagonistes portant leurs noms réels (et qui avaient travaillé avec Houellebecq) indique que le narrateur de l’EdL est au moins partiellement identique avec l’auteur. 34 Nouguez, op. cit., 98. 35 Roland Barthes: „L’écriture et le silence“, dans: Le degré zéro de la littérature, Seuil Points 1972, 58-61, ici: 60. 36 Houellebecq: Lovecraft, op. cit., 90. 37 Michel Houellebecq: Rester vivant. La poursuite du bonheur, Flammarion 1997, 33. 38 Noguez, op. cit, 150. Dans une lettre à lui, Houellebecq confirme ce constat: „La remarque selon laquelle mon œuvre n’est qu’un gigantesque „en fait“ est si juste qu’elle devrait normalement me paralyser.“ (ib., 259). 39 Houellebecq: Rester vivant, op. cit., 32/ 33. 40 Jochen Mecke: „Le social dans tous ses états: le cas Houellebecq“, dans: Michel Collomb (ed.): L’empreinte du social dans le roman depuis 1980, PU Montpellier 2005, 47-64, citations des pages 62, 59, 60 et 64. Le texte allemand de cet article avait paru auparavant sous le titre: „Der Fall Houellebecq: Zu Formen und Funktionen eines Literaturskandals“ dans: Guilia Eggeling/ Silke Segler-Messner (eds.): Europäische Verlage und romanische Gegenwartsliteraturen. Profile - Tendenzen - Strategien, Tübingen: Narr 2003, 194-217. 41 Houellebecq: Rester vivant, op. cit., 20. 42 Dans ce sens, il n’est pas sans ironie qu’il base sa perspective d’une issue de cette situation bloquée dans son prochain roman justement sur les promesses d’une manipulation génétique qui représenter elle-même un résultat et un risque de cette modernité. 43 Pierre Varrod arrive dans cet article à une autre conclusion, suggérée déjà par le titre („De la lutte des classes au marché du sexe“). De la dominance „du sexe de stade oral à l’exclusion de toute autre forme“ dans l’œuvre de Houellebecq, Varrod conclut à une régression infantile et fantasmatique. Une analyse d’ensemble du/ des roman(s) d’Houellebecq devrait évidemment tenir compte de l’omniprésence de la sexualité dans l’œuvre, le sujet qui devait provoquer plus encore que le scandale littéraire. 32 Dossier Agnieszka Komorowska Comment „restaurer les conditions de possibilité de l’amour“? 1 La représentation des émotions dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq Les romans de Michel Houellebecq sont habités par des antihéros qui oscillent entre insensibilité extrême et dépression. Même s’ils connaissent des rares moments de joie, surtout de nature sexuelle, ce bonheur n’est jamais durable. La pauvreté affective des protagonistes traverse l’œuvre de l’auteur comme un fil conducteur. Le narrateur de son premier roman, L’extension du domaine de la lutte (1994), est un informaticien dépressif, 2 et le héros du titre le plus récent, La carte et le territoire (2010), est un artiste dont la vie affective ressemble à la „froideur objective“ de ses tableaux. 3 Mais c’est surtout dans Les particules élémentaires (1998), fiction qui dépeint un univers marqué par „la solitude et l’amertume“, 4 que cet échec émotionnel connaît son apogée. Les deux protagonistes principaux, les demi-frères Bruno Clément et Michel Djerzinski, sont également marqués par une détresse affective: Bruno, professeur de lettres au lycée, voue sa vie à la quête d’un sentiment d’amour, qui lui est pourtant impossible d’éprouver. Pour sa part, Michel, biologiste moléculaire, sait déjà depuis l’âge de dix-sept ans qu’il ne sera jamais capable d’aucune implication émotionnelle. L’incapacité d’éprouver des émotions profondes n’est pourtant pas à confondre avec l’indifférence. Elle est pour les protagonistes source de tristesse et de dépression. De cette manière, ils ressemblent aux héros du roman moderne, que Martin von Koppenfels décrit comme des narrateurs-protagonistes ‘immunisés’. A travers des lectures de textes clés de la littérature française du 20 e siècle, von Koppenfels analyse la manière dont le manque d’émotion lui-même provoque une réaction affective, qu’il nomme „[d]as Gefühl der Gefühllosigkeit“. 5 Or, le roman de Houellebecq se caractérise par une double démarche par rapport à ce sentiment de manque d’émotion. D’abord, la représentation des émotions est attachée à une quête de sens. Les protagonistes et le narrateur partent de l’hypothèse que les relations humaines sont marquées par un échec sur le plan affectif et ils tentent de s’expliquer cet échec, désigné comme „suicide occidental“ (PE 237), en réfléchissant sur la condition humaine. Ensuite, la forme narrative complique cette recherche anthropologique: le roman est composé d’un récit encadrant, constitué du prologue et de l’épilogue, qui se déroule en l’an 2079, et d’un récit enchâssé dont l’histoire se passe principalement dans les années 1990. 6 33 Dossier S’il est important de différencier les propos du narrateur de ceux des protagonistes, la position du narrateur vis-à-vis de l’histoire reste délibérément vague dans le récit enchâssé. Cette confusion est renforcée, car les protagonistes se servent souvent des mêmes explications que lui. Ce n’est qu’à la fin de la narration que l’écart entre les deux niveaux est explicite et que le narrateur dévoile sa nature de post-humain. Ses interprétations préalables de la situation du monde occidental à la fin du 20 e siècle apparaissent alors sous un nouvel angle en tant que légitimation de sa propre existence. D’où résulte que le lecteur se voit obligé de revisiter la fiabilité du détachement prétendu de son guide. Si le roman de Houellebecq s’inscrit dans une tradition littéraire de ‘l’immunité’, il est en même temps en dialogue avec son époque. Face au désordre affectif des protagonistes, le narrateur du roman puise dans la discussion contemporaine sur le statut des émotions en se demandant: „[…] est-ce une question d’éducation, de connexions neuronales ou quoi? “ (PE 235). Ainsi, il confronte les deux perspectives centrales que la narration déploie vis-à-vis des émotions: les sciences humaines et les sciences naturelles, deux systèmes d’interprétation en compétition pour le savoir sur l’Homme. Pourtant, la représentation des émotions dans Les particules élémentaires a surtout été abordée comme une partie mineure de l’image que ce roman peint de la condition humaine. 7 L’attention se concentre souvent sur la validité de cet image et moins sur les émotions des protagonistes. Dans les pages qui suivent, je voudrais proposer une lecture du roman concentrée sur les stratégies textuelles qui caractérisent la représentation des émotions. Il s’agit en l’occurrence de s’interroger d’une part sur les différents concepts d’émotion mis en scène dans le roman et d’autre part sur leur fonction dans le discours de la narration. L’article part de l’hypothèse que le roman entre dans un dialogue à double tranchant avec les différentes conceptions des émotions du 20 e siècle. D’abord, il semble contribuer à une épistémologie des émotions et s’inscrire ainsi dans la tradition du roman réaliste voire naturaliste du dialogue fructueux entre sciences et littérature. Ensuite, il constitue une remise en question de ces discours et confronte la relation entre savoir et émotion. Je voudrais avancer la thèse que la narration contourne la possibilité de représenter et de comprendre les émotions par une stratégie textuelle basée sur a) une juxtaposition qui va jusqu’à une manipulation des notions et des terminologies et b) l’insistance sur un savoir culturel sous-jacent à toute conception scientifique. I. Littérature et émotion Avant de proposer une lecture du roman houellebecquien, j’aimerais situer la réflexion à venir dans le contexte des recherches actuelles sur les émotions dans la littérature. Il s’agit moins d’adapter une de ces approches, que d’avancer que la représentation des émotions dans Les Particules élémentaires reflète les différents concepts d’émotion contemporains. Pendant que les sciences tentent une appro- 34 Dossier che systématique, le texte littéraire joue consciemment avec ces concepts et propose une histoire socioculturelle des émotions à rebours. Il confronte deux approches historiquement différentes, comme seulement la littérature peut l’imaginer: une contemporaine et une future. Vis-à-vis de la mode persistante d’un emotional turn dans les sciences humaines qui vient s’ajouter à maints autres courants de ce genre 8 et qui proclame un nouvel intérêt pour les émotions, il semble opportun de rappeler que la recherche s’est toujours intéressée à la représentation des émotions dans les œuvres littéraires. Il suffit ici de mentionner l’intérêt pour la rhétorique des affects 9 ou bien les lectures psychanalytiques des émotions. Cela dit, il faut noter que l’attention particulière pour les émotions depuis les années 1990 va de pair avec une remise en question des anciennes catégories d’analyse, et dans bien des cas avec une nouvelle revendication systématique, qui s’avère très fructueuse. Si on peut différencier les approches d’une recherche littéraire sur les émotions concernant leur concentration sur la production, la réception, le texte et le contexte, 10 trois aspects semblent dominer la discussion récente. 1) D’une part, les lettres engagent un dialogue avec les sciences naturelles, notamment les neurosciences. S’inspirant des résultats des recherches cognitives, par exemple de la découverte des neurones miroirs, 11 certaines études revisitent les notions de l’empathie et de la sympathie et s’interrogent sur la réception émotionnelle d’un texte littéraire par son lecteur. 12 2) D’une perspective plutôt historique et socioculturelle, d’autres études s’inspirent des travaux dans le domaine de l’histoire des mentalités, notamment de l’école des Annales autour de Marc Bloch et Lucien Febvre 13 ou des travaux de Norbert Elias. 14 Ces approches s’intéressent aux évaluations et systématisations morales, religieuses et sociales que les différentes émotions ont subies dans les divers discours et genres. 15 3) Enfin, le concept de ‘code’, terme clé du modèle de communication de Roman Jakobson 16 et de l’étude Liebe als Passion: Zur Codierung von Intimität (1982) de Niklas Luhmann, est de grande influence quand il s’agit d’analyser les stratégies textuelles de la représentation des émotions. 17 Mon analyse des Particules élémentaires s’appuie sur un modèle proposé par l’étude nuancée Kodierte Gefühle (2003) de la germaniste Simone Winko. Une telle approche me semble fructueuse, car elle permet d’aborder trois moments centraux du roman: 1) une conception des émotions comme façon d’organiser et de communiquer un savoir culturel, 2) l’interdépendance entre concept de réalité et représentation des émotions et 3) l’intérêt pour les différents codes et leur mise en scène. Le roman de Michel Houellebecq, on le sait, est particulièrement lié au savoir culturel de son époque et donc préalable à une analyse de ses codes socioculturels sous-jacents. Il s’agira de montrer que la représentation des émotions est basée sur une double stratégie textuelle, qui met à nu les différents codes pour les remplacer par d’autres. Dans une approche qui unit théorie des systèmes et sémiotique, Winko comprend les émotions comme une façon de gérer les informations et faciliter leur jugement à l’aide des conventions culturelles. 18 Si, d’une part, les émotions forment 35 Dossier un code qui organise les informations, d’autre part, elles sont elles-mêmes codées, c’est-à-dire intégrées dans des systèmes d’informations plus complexes. Les codes représentent le savoir collectif, qui varie historiquement et culturellement. En rapport aux préoccupations d’une société ou d’un groupe, nous rencontrons certains prototypes émotionnels caractéristiques d’une culture et d’une société. 19 Ces prototypes sont soumis à des changements sociaux et mènent à des nouveaux modes de perception de la réalité. Il s’agit ici d’une influence réciproque: une nouvelle perception de la réalité crée des nouveaux codes d’émotions, qui à leur tour vont influencer les modèles de réalité. 20 Winko affirme que les auteurs et les lecteurs, au moins s’ils sont des contemporains, partagent un savoir concernant les émotions, leur déroulement, les situations qui les provoquent et les façons adéquates de les exprimer. A travers ce savoir commun, nommé „Kode-Wissen“, qui est la base de toute communication émotionnelle, il est possible de coder et de décoder les représentations des émotions - surtout s’il s’agit des situations et des actions émotionnelles ‘prototypiques’. 21 Or, la structure narrative des Particules élémentaires a un double enjeu: Contrairement à une analyse de codes et des codifications située sur l’axe synchronique, comme la propose Winko, le roman joue avec les axes temporels. D’une part, le roman confronte le lecteur avec son savoir concernant différents codes et codifications d’émotion qui lui sont familiers: la représentation du deuil dans une chanson de Charles Aznavour, la communication amoureuse par minitel rose etc. D’autre part, il remet en question la validité de ce savoir contemporain dans l’épilogue lorsque le lecteur reconnait que le narrateur, qui lui servait de guide à travers ce monde familier, est un membre d’une société post-humaine et donc pas familière du tout. La narration adopte par conséquent la perspective diachronique et manipule ainsi la relation entre savoir contemporain et science fiction. En adoptant la perspective de Winko sur le rapport entre modèle de réalité et représentation des émotions, nous pouvons intégrer notre problématique dans la discussion du réalisme chez Houellebecq. Il faut pourtant noter que le roman a un statut particulier. Non seulement les modèles que nous venons d’esquisser peuvent être invoqués pour une analyse du roman, mais ils y sont de plus mis en scène: perspective biologique sur les émotions, discussion des différents concepts historiques des émotions et mise à nu de leurs codifications culturelles et esthétiques font écho dans les propos du narrateur et des protagonistes. De cette manière, la représentation des émotions implique toujours une réflexion de différentes possibilités de leur interprétation. II. L’illusion douloureuse qu’est le ‘moi’ A la recherche d’une réponse et d’un remède contre „la solitude et l’amertume“ (PE 7), qui marquent les rapports humains, le narrateur et les protagonistes puisent dans le savoir anthropologique et scientifique du 20 e siècle et ont recours aux 36 Dossier sciences humaines (psychologie, sociologie et lettres) aussi bien qu’à la biologie moléculaire et la physique. Parmi les différents modèles, que le récit enchâssé met en scène, les modèles psychologique et psychanalytique constituent des approches qui visent l’individu et sa vie affective. Ils établissent une pratique d’introspection, que la logique de la narration présente comme douteuse à cause de ses prémisses sous-jacentes: l’existence d’un ‘moi’ et de son ‘histoire’- deux notions qui seront remises en question par les sciences naturelles. L’opposition consiste en une juxtaposition des concepts et s’opère à travers les protagonistes au niveau de l’histoire: Pendant que Bruno incarne l’intellectuel qui fait une analyse, Michel représente le scientifique qui fait des expériences. Dans une sorte de crise de la quarantaine prématurée, à 33 ans, Bruno se décide à consulter un psychiatre pour confronter les humiliations et déceptions qui le hantent et lui raconte quelques incidents clés de son enfance et son adolescence: des moments de désir, la quête de l’amour, le sentiment de honte. Son premier psychiatre ressemble à une caricature de Freud („je crois qu’il était barbu - mais je confonds peut-être avec un film“, PE 188) et donne l’impression de mépriser son patient. Le deuxième psychiatre consulté convient mieux à Bruno: il y a des Paris Match dans la salle d’attente et le cabinet n’est pas loin des peep-shows que Bruno aime visiter après les séances (PE 188). En outre, le médecin semble surtout s’intéresser aux anecdotes des relations familiales de son patient, de préférence si elles concernent des incidents de nature incestueuse, et se contente de conseiller à Bruno de faire du sport. Avec cette représentation schématique et stéréotypée, qui ne prend pas le soin de différencier psychologie, psychanalyse et médicine, la narration dresse un tableau ironique dans lequel les analystes sont décrits comme des „employé(s)“ que Bruno paye pour qu’ils l’écoutent (PE 73). Hormis cette écoute, ils ne peuvent fournir aucune solution aux problèmes de leur patient - incapacité qui est renforcée vers la fin de la narration, quand Bruno se décide à passer la fin de ses jours dans une clinique psychiatrique. Vis-à-vis de leur patient complètement dépressif, les médecins se contentent de le laisser écrire des récits et scénarii de films de science fiction et de lui donner des médicaments (PE 259). L’approche psychologique voire psychanalytique, qui dans la logique de la narration se résume à écouter le patient et par ce biais l’encourager à exprimer ses expériences dans une narration, est de plus dévalorisée par la position scientifique de Michel. A propos des souvenirs douloureux de Bruno, que les séances de thérapies n’ont pas réussi à adoucir, Michel le renvoie au modèle des histoires consistantes du physicien Griffiths. Faisant parti des travaux de la mécanique quantique, la notion ‘histoire’ est employé ici pour „relier les mesures quantiques dans des narrations vraisemblables“ (PE 65). Les mots ‘histoire’ et ‘narration’ prennent donc une signification très différente des modèles connus par le professeur de littérature et le patient des analyses psychologiques qu’est Bruno. Michel applique les lois de la physique moderne aux événements qui ont marqué la vie de son frère: 37 Dossier Tu as une conscience de ton moi; cette conscience te permet de poser une hypothèse: l’histoire que tu es à même de reconstituer à partir de tes propres souvenirs est une histoire consistante, justifiable dans le principe d’une narration univoque. En tant qu’individu isolé, persévérant dans l’existence un certain laps du temps, soumis à une ontologie d’objets et de propriétés, tu n’as aucun doute sur ce point: on doit nécessairement pouvoir t’associer une histoire consistante de Griffiths. (PE 66) Les explications scientifiques de Michel réduisent le ‘moi’, concept si cher aux sciences humaines et si difficile à cerner, à un vecteur ou une mesure voire un électron. La réponse de Bruno révèle l’écart entre les deux frères: „J’aimerais penser que le moi est une illusion; il n’empêche que c’est une illusion douloureuse…“ (PE 66). Michel ne sait quoi répondre à son frère („[l]a conversation n’était pas facile […].“ PE 66), et malgré le recours aux mêmes termes (histoire, narration), sciences humaines et sciences naturelles ne semblent pas être compatibles. En proposant une définition de „narration“ et d’„histoire“ sur la base de la mécanique quantique, Michel s’attaque à deux termes centraux de la conception psychanalytique de l’homme. Ils sont au centre de la fameuse „talking cure“ de Josef Breuer et de la narration du corps qu’est la scène hystérique - scène que la psychanalyse essaie de traduire dans un récit de cas. 22 De façon analogue et en se référant à la psychanalyse, certaines théories d’émotion soulignent l’importance des modèles narratifs dans la conception des émotions. 23 L’insistance de Michel sur la définition physique de la narration constitue un refus et une remise en question de ces modèles d’interprétation. Pourtant Michel reste aussi hanté par cette expérience douloureuse du moi, malaise du scientifique dont témoigne un de ses rêves - rêve qui renforce la position ironique que la narration prend vis-à-vis de la psychanalyse: En face de lui, il y avait un miroir. Au premier regard dans le miroir, l’homme avait eu l’impression de tomber dans le vide. […] il avait considéré son image en elle-même, comme une forme mentale indépendante de lui, communicable à d’autres […]. Mais qu’il détourne la tête pendant quelques secondes, tout est à refaire; il devait de nouveau, péniblement, comme on procède à l’accommodation sur un objet proche, détruire ce sentiment d’identification à sa propre image. Le moi est une névrose intermittente, et l’homme était encore loin d’être guéri. (PE 235-236) L’image de l’homme qui se regarde dans le miroir à la recherche d’un moi, renvoie le lecteur à la fameuse intervention du psychanalyste français Jacques Lacan en 1949 au Congrès psychanalytique international intitulé Le stade du miroir comme formateur de la fonction du „Je“. 24 Il est bien connu que Lacan s’y intéresse au moment du développement de l’enfant, où celui-ci se reconnaît dans le miroir d’un geste jubilatoire, mais aussi trompeur car cette unité corporelle perçue dans le reflet s’avérera imaginaire. Le rêve de Michel manque visiblement de toute jubilation et se concentre sur le moment de la déception que la compréhension de l’inaccessibilité d’un moi cohérent implique. De toute façon, ce n’est pas à cette unité que Michel aspire, mais au dépassement du moi, qui ne s’avère être qu’une mode passagère. Dans cette perspective, la psychanalyse, qui participe largement 38 Dossier à la propagation de cette mode, est en partie responsable de cette illusion douloureuse. La seule façon envisageable de confronter ce moi serait, selon Michel, de le représenter par une „forme mentale indépendante de lui, communicable à d’autres“, projet que la logique du roman lègue à la sociologie. Le concept du ‘moi’, qui est d’une grande importance pour l’interprétation psychanalytique des émotions, se voit rejeté à l’instar des notions de ‘narration’ et d’’histoire’. Ce refus constitue une stratégie narrative qui démontre que ces termes sont des codes culturels. Pourtant, ces codes sont influents car ils façonnent la perception de soi et du monde. L’homme se perçoit comme un individu et cherche à intégrer les éléments de sa vie dans une narration cohérente. Face à cette tâche, dans le rêve de Michel, il ressemble à Sisyphe, car dès qu’il détourne la tête „tout est à refaire“. 25 Pour se distancier de cette illusion douloureuse, qu’est le moi, la narration opère un changement des codes et des codifications au profit des sciences naturelles, qui de leur côté semblent baser leur concept de réalité sur des expériences vérifiables. III. Une sociologie des émotions Si l’approche psychologique se repose selon la logique de la narration sur des bases peu fiables, l’approche sociologique y est présentée comme une possibilité d’obtenir un savoir positif sur les émotions. A ce sujet, la représentation des émotions surpasse le ‘moi’ douteux et par ce biais l’individualité. Elle est abordée d’une perspective de la collectivité, qui rend les états affectifs descriptibles. L’analyse sociologique des émotions est surtout centrée sur le sentiment de l’amour. La narration place la quête de l’amour au centre de l’histoire et reprend ainsi un des motifs majeurs de la littérature. En accord avec la tradition littéraire, cette quête est dès le départ vouée à l’échec. Si Houellebecq reprend ainsi une codification littéraire prototypique, il le remodèle à sa manière. Dans une sorte d’éducation sentimentale de la fin du 20 e siècle, le protagoniste Bruno rencontre dès la petite enfance des désillusions et déceptions sentimentales. Ainsi, c’est lors d’un jeu à l’école maternelle qu’il apprend l’impossibilité d’une communication amoureuse. L’institutrice avait expliqué aux garçons du groupe comment fabriquer un collier de feuilles pour les filles, tâche qui s’avère trop difficile pour Bruno: Il n’avançait pas, les feuilles cassaient, tout se détruisait entre ses mains. Comment leur expliquer qu’il avait besoin d’amour? Comment leur expliquer sans le collier de feuilles? Il commença à pleurer de rage […]. (PE 38) Cette scène constitue „[l]e premier souvenir“ de l’adulte et reste gravée dans sa mémoire comme „le souvenir d’une humiliation“ (PE 38). L’échec emblématique du petit garçon est vite dépouillé de son caractère individuel et anecdotique. Il est ex- 39 Dossier pliqué par un bouleversement dans le concept de l’amour attribué à la libération sexuelle des années 60. Dans la logique de la narration, l’incapacité de Bruno à aimer résulte entre autres de la dissolution des rapports familiaux dont témoigne le divorce de ses parents et leur négligence totale vis-à-vis de leur fils. Les parents sont décrits par le narrateur comme des „précurseurs“ (PE 53) des nouvelles valeurs émotionnelles et sexuelles qui propagent un individualisme hédonistique et libertin. Le rôle de l’amour dans ce changement de valeurs est expliqué par Bruno lui-même dans un chapitre intitulé „Tout est la faute de Caroline Yessayan“ (PE 51). Cette Caroline était la cible de la première tentative de séduction de Bruno dans son adolescence. L’indicent fatal eut lieu en 1970 un après-midi de cinéma durant lequel Bruno avait mis sa main sur la cuisse de la jeune fille assise à côté de lui. Comme la fille portait une mini-jupe, la main de Bruno se posait sur une cuisse dénudée ce qui rendait son geste inapproprié. Pour l’adulte Bruno, c’est justement la mini-jupe, nouvelle mode des années 60 et 70, qui fit échouer cette tentative (PE 53). A partir de ce constat et des propos de Bruno, le narrateur peint un tableau des mœurs marquées par deux forces antagonistes décrites dans les termes d’un „conflit idéologique“ (PE 54). Il affirme que „la génération précédente avait établi un lien d’une force exceptionnelle entre mariage, sexualité et amour“ (PE 53) rendu possible par des facteurs écologiques et démographiques comme l’„extension progressive du salariat“ (PE 53) et „la disparition concomitante des communautés villageoises“ (PE 54). Cette discussion aboutit à la conclusion suivante: C’est donc sans arbitraire que l’on peut caractériser les années cinquante, le début des années soixante comme un véritable âge d’or du sentiment amoureux - dont les chansons de Jean Ferrat, celles de Françoise Hardy dans sa première période peuvent encore aujourd’hui nous restituer l’image. (PE 54) A cet âge d’or de l’amour s’oppose un courant qui apparait en même temps, mais qui propage un modèle opposé décrit comme „la consommation libidinale de masse d’origine nord-américaine (chansons d’Elvis Presley, films de Marylin Monroe)“ introduisant entre autre „le modèle comportemental du flirt adolescent“ (PE 54). Cette explication a tout d’une approche sociologique: d’abord, elle décrit l’amour comme un phénomène culturel qui change de signification à travers les époques. L’expérience individuelle de l’amour, et même les possibilités de le ressentir dépendent donc du cadre collectif et culturel. L’amour apparait dans ce contexte comme une pratique culturelle, qu’on peut retracer dans des pratiques de la vie quotidienne (flirt adolescent), dans la mode (mini-jupe) et dans des œuvres culturelles comme le cinéma et les chansons populaires. Le narrateur décrypte les codifications culturelles et esthétiques et procède comme un historien des émotions pour expliquer la signification de l’amour à une certaine époque. A l’aide de ce mo- 40 Dossier dèle il démontre comment l’apparence des nouveaux codes dépasse l’ancien concept de l’amour et le rend impossible. Dans les deux aspects principaux de la représentation de l’amour par le narrateur - conception de l’émotion comme pratique culturelle collective et analyse de cette pratique à travers des codifications culturelles et esthétiques - le roman rejoint des études sociologiques de son temps. En adaptant un des discours dominants du 20 e siècle, le narrateur post-humain se sert d’une terminologie contemporaine pour l’inscrire dans sa téléologie et pour l’adapter à sa manière. Publiée un an avant Les particules élémentaires, l’étude Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of Capitalism (1997) de la sociologue Eva Illouz arrive p.ex. tout d’abord aux résultats semblables de la narration concernant les changements de la conception de l’amour. De plus, elle a recours aux mêmes méthodes. A travers une analyse des publicités, des magazines féminins, des chansons populaires et des films parus aux Etats-Unis depuis les années 1930, Eva Illouz s’intéresse à la question de savoir comment l’expérience de l’amour romantique a été traduite dans des pratiques économiques et comment, en revanche, des pratiques économiques ont été traduites dans une structure d’émotion. 26 Elle émet la thèse qu’une consommation hédoniste („hedonist consumption“) ouvrait la voie à une condition romantique postmoderne („a postmodern romantic condition“). 27 De façon analogue, le narrateur du roman fait appel aux explications économiques pour comprendre les changements dans la vie affective. Mais contrairement à Illouz il va jusqu’à suggérer que l’émergence du modèle d’une „compétition narcissique“ (PE 64) effaça les possibilités d’amour au détriment de la sexualité. A l’aide de l’histoire individuelle de Bruno, qu’il décrit comme „représentatif de son époque“ (PE 63), le narrateur soumet la thèse que celui-ci appartient à une génération qui, élevée dans une situation financière stable et donc sans nécessité de vraie compétition économique, rapportait néanmoins le modèle de compétition sur le champ de la sexualité suivant les mêmes lois du marché: le but reste ici d’accumuler des capitaux, des expériences sexuelles. Dans ce contexte, il n’est plus question d’amour. Cette explication permet au narrateur d’insinuer un déterminisme auquel l’Homme ne pourra échapper qu’en créant une nouvelle société avec des nouvelles lois voire une société post-humaine. La connexion entre émotion et économie est un sujet récurrent dans les analyses sociologiques contemporaines, où elle est entre autres étudiée par Anthony Giddens et Luc Boltanski. 28 Ces analyses s’appuient à cette fin sur des textes littéraires comme documents. En tant que texte littéraire, Les particules élémentaires abordent le chemin inverse: ici, ce n’est pas la sociologie qui exploite la littérature comme une source pour une histoire des émotions, mais la littérature qui se sert des méthodes sociologiques pour discuter à la fois les possibilités de représentations des émotions et les limites d’une histoire culturelle des émotions. De nouveau, cette discussion se déroule au travers d’une opposition, qui cette fois-ci n’est pas d’ordre terminologique mais concerne la causalité. Vers la fin du 41 Dossier roman Bruno, désormais interné dans une clinique psychiatrique, se retourne contre la sociologie, dont il avait jusqu’à présent été le porte-parole. Dans une dernière rencontre avec son frère, qui les réunit autour de leur mère agonisante, Bruno proteste contre les réflexions de Michel sur la philosophie d’Auguste Comte: Tu me fais penser à ces sociologues qui s’imaginent que le culte de la jeunesse est une mode passagère née dans les années cinquante, ayant connu son apogée au cours des années quatre-vingt, etc. En réalité l’homme a toujours été terrorisé par la mort […]. „Si Christ n’est pas ressuscité“, dit saint Paul avec franchise, „alors notre foi est en vaine.“ Christ n’est pas ressuscité; il a perdu son combat contre la mort. (PE 258) Imprégné par l’expérience de la mort, le suicide de Christine l’ayant plongé dans une vie médicalisée, et dans l’attente de la fin, Bruno se tourne vers une vision anthropologique dont l’idée de la mort confronte l’homme à une peur qui fait depuis toujours partie de sa condition humaine. Sous cet angle, l’insistance de la sociologie sur le caractère historique du culte de la jeunesse passe à côté de cette compréhension et peut même être comprise comme une tentative de masquer la lutte éternelle de l’Homme contre la mort - lutte dont témoigne pour Bruno le christianisme, qui a développé une des anthropologies le plus anciennes. Ainsi, la relation entre savoir et émotion se trouve renversée. Dans la plus grande partie du récit, la sociologie est présentée comme un modèle d’explication des émotions voire comme un modèle scientifique qui explique leurs causes et leurs déroulements. A travers les propos de Bruno, le savoir et la recherche du savoir prennent leur source dans une émotion, notamment la peur de la mort. Cette peur devient comme une sorte de moteur de toutes les anthropologies qui tentent d’expliquer l’Homme. 29 Vers la fin du récit enchâssé, le thème de la mort domine la narration. Après la mort de leurs amantes, les deux frères se retrouvent pour enterrer leur mère. Mais au lieu de conclure par la mort, la narration conclut par une résurrection qui met en scène la téléologie du narrateur: Même si le Christ n’est pas ressuscité, l’homme le sera grâce à une connexion entre la littérature et les sciences qui se montre créatrice dans tous les sens du terme: la littérature crée une utopie, les sciences créent un nouvel homme, et cet homme sera un frère génétique du narrateur. IV. Les modèles littéraires Dans un premier temps, Bruno et Michel s’avèrent être des lecteurs assez différents: L’un emphatique (Bruno), l’autre distancié (Michel). La solitude et la honte que Bruno éprouve dans son adolescence lui sont difficiles à comprendre. Sans amis et presque sans contact avec ses parents, le jeune garçon est seul et sans mots face à son désarroi. A ce sujet, la lecture de Kafka est vécue comme une révélation qui lui fait comprendre son propre malaise: 42 Dossier Dès son premier séjour chez sa mère, Bruno se rendit compte qu’il ne serait jamais accepté par les hippies; il n’était pas, il ne serait jamais un bel animal. […]. Vers la même époque, il commença à lire Kafka. La première fois il ressentit une sensation de froid, de gel insidieux; quelques heures après avoir terminé Le Procès il se sentait encore engourdi, cotonneux. Il sut immédiatement que cet univers ralenti, marqué par la honte, où les êtres se croissent dans un vide sidéral, sans qu’aucun rapport entre eux n’apparaisse jamais possible, correspondait exactement à son univers mental. L’univers était lent et froid. (PE 60-61) Pour l’adolescent que Bruno fut à l’époque de la découverte de Kafka, la littérature fournit une représentation de la condition humaine qui résiste aux changements des temps. Ainsi, les humiliations que K., le protagoniste du Procès, doit subir dans un univers marqué par la bureaucratie et la dépersonnalisation, sont reflétées dans la froideur des relations humaines de la génération post-soixante-huit. Face aux codes comportementaux des hippies, Bruno se sent aussi impuissant et exclu que K. dans un système judicaire incompréhensible. La lecture a un effet fort sur lui: elle fournit une compréhension immédiate, ressenti même dans le corps qui s’engourdit, et elle s’avère être une lecture emphatique exemplaire. La représentation de la honte et de la peur dans Le Procès peut être décodée par Bruno, car elle puise dans une conception de la subjectivité moderne. Sa lecture correspond à un modèle traditionnel de la lecture comme communication intersubjective entre deux sujets qui, de cette façon, se servent du même langage. En revanche, Michel, qui dans son adolescence avait aussi cherché des réponses dans „différents romans tournant autour du thème de l’absurde, du désespoir existentiel“ (PE 121), n’arrive pas à s’identifier à ces textes: „cette littérature extrémiste ne l’avait que partiellement convaincu.“ (PE 121) Adulte, le biologiste ne voit aucune ressemblance entre le monde contemporain et les mondes littéraires: Mais il ne vivait pas dans un monde absurde: il vivait dans un monde mélodramatique composé de canons et de boudins, de mecs top et de blaireaux; c’était le monde dans lequel vivait Bruno. De son côté Michel vivait dans un monde précis, historiquement faible, mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales - le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 Suisses. (PE 122) Les vies quotidiennes de Bruno et Michel sont décrites selon des modèles narratifs qui ne ressemblent plus aux romans du début du 20 e siècle: mélodrame, événements télévisés, consommation et publicité. La notion d’absurde pourrait pourtant s’appliquer à des vies dénudées d’autre sens que la compétition narcissique (Bruno) ou la consommation (Michel). Mais ce terme semble démodé, même un peu trop grandiloquent pour décrire la vie des deux frères. L’incompréhension de Michel face à une littérature de l’absurde est signifiante pour mesurer l’écart qui sépare la culture de l’après-guerre et la culture d’aujourd’hui. La conception de l’absurde, terme clé de l’existentialisme et du théâtre de l’absurde, repose sur une confrontation douloureuse de l’homme avec le monde. Dans la littérature existentialiste, l’homme est marqué par l’expérience du ‘délais- 43 Dossier sement’ 30 - expérience qui lui est accessible à travers des émotions fortes comme la nausée. 31 Dans cette perspective, les émotions ont une valeur positive, car elles orientent l’homme dans sa quête du sens et lui permettent une prise phénoménologique sur le monde. En revanche, les textes de Beckett, dont Michel abandonne la lecture avant la fin, sont loin de croire à la conception d’un sujet libre et autonome comme le proclame Sartre. Tout au contraire, ils dépeignent la dissolution douloureuse de la subjectivité dans une écriture remettant en question toute possibilité de représentation cohérente. Michel, pour sa part, vit dans un monde qui se prête plus à la dépression qu’à la révolte et à la nausée. Et il cherche la réponse à ses problèmes dans des nouveaux modes narratifs d’inspiration scientifique. Le biologiste croit à la représentation abstraite de la réalité et comme le montrent ses recherches génétiques, il croit aussi que l’homme peut la changer de façon significative. Ainsi, il part d’une différente conception de la subjectivité et par ce biais d’un modèle différent de lecture. Pourtant, c’est bien autour d’une lecture commune, notamment de Brave New Word d’Aldous Huxley, que les deux frères développent leurs visions du monde et que la narration démontre le besoin de changer ce monde sur un modèle de science fiction. Lors d’une visite de Bruno chez Michel, le professeur de lettres propose une interprétation du roman de Huxley, qui va à contre-courant de l’opinion générale. Généralement le roman est lu comme une dystopie mettant en scène les dangers des développements scientifiques et culturels de son temps, car il décrit un monde futur en l’an 2540, où règne une culture de consommation et des loisirs, et où la sexualité ne sert plus à la procréation mais à la recréation. Bruno, cependant, lit le roman comme une utopie à laquelle le monde contemporain aspire et cherche à se rapprocher: La société décrite par Brave New World est une société heureuse, dont ont disparu la tragédie et les sentiments extrêmes. La liberté sexuelle y est totale, plus rien n’y fait obstacle à l’épanouissement et au plaisir. Il demeure de petits moments de dépression, de tristesse et de doute; mais ils sont facilement traités par voie médicamenteuse, la chimie des antidépresseurs et des anxiolytiques a fait des progrès considérables. „Avec un centicube, guéris dix sentiments.“ C’est exactement le monde auquel aujourd’hui nous aspirons, le monde dans lequel, aujourd’hui, nous souhaiterions vivre. (PE 156-157) Bonheur rime ici avec plaisir physique qui est la source des états émotionnels fiables. Tous sentiments forts, dits „extrêmes“, sont jugés dangereux et dès qu’une émotion déplaisante apparaît, un traitement médical aide à la faire disparaître. La formule de Brave New World suivant laquelle les sentiments constituent un obstacle au bonheur et sont perçus comme une maladie dont le patient doit guérir, est présentée par Bruno comme une formule de son époque. De cette perspective, il ne s’agit plus vraiment de comprendre les émotions, mais de les supprimer. De son point de vue scientifique, Michel souscrit à l’interprétation de son frère et constate que l’écrivain Aldous Huxley dépeint dans son roman ce que son frère Julien Huxley, un biologiste, propageait avant lui au niveau scientifique. 32 Mais 44 Dossier d’après Michel, le romancier anglais aurait fait une erreur dans son esquisse utopique en y sous-estimant les effets négatifs que la dissociation de la sexualité et de la procréation pouvait avoir dans une société qui n’a pas su surpasser l’individualisme. A ce sujet Michel avance: La compétition sexuelle […] n’a plus de raison d’être dans une société où la dissociation sexe-procréation est parfaitement réalisée; mais Huxley oublie de tenir compte de l’individualisme. Il n’a pas su comprendre que le sexe, une fois dissocié de la procréation, subsiste moins comme principe de plaisir que comme principe de différenciation narcissique […]. […] la mutation métaphysique opérée par la science moderne entraîne à sa suite l’individuation, la vanité, la haine et le désir. En soi le désir - contrairement au plaisir - est source de souffrance, de haine et de malheur. Cela, tous les philosophes - non seulement les bouddhistes, non seulement les chrétiens, mais tous les philosophes dignes de ce nom - l’ont su et enseigné. (PE 160-161) En s’appuyant sur une longue tradition de réflexion métaphysique occidentale et de l’Extrême-Orient, le biologiste pose une équation assez simple: si l’Homme est marqué par l’individualisme, il est voué à une vie qui sur le plan émotionnel est caractérisée par la haine, la souffrance et le malheur. La logique de l’argumentation insinue que pour avoir une vie affective stable, il faut trouver l’accès à un autre mode de vie et une autre condition humaine. Il faut surmonter ce qui hante l’Homme depuis des siècles: le désir, symbole d’un moi narcissique qu’il faut détrôner. Les thèses du biologiste sur le désir font allusion aux modèles anthropologiques du 17 e siècle (notamment les moralistes français) 33 jusqu’au 20 e siècle (la psychanalyse). Ses conclusions ne sont pourtant pas d’ordre métaphysique, mais d’ordre scientifique. D’après Michel, les sciences modernes ont déjà provoqué une „mutation métaphysique“, mais elles ont pris la mauvaise voie. Il ne peut pourtant pas être question d’un retour, mais plutôt d’une nouvelle direction. Dans ce but, la compréhension de l’interaction entre individualisme et désir d’une part, et de métaphysique et physique d’autre part, que Michel a obtenu à la fois de ses recherches scientifiques, de ces observations de la société et des conversations avec son frère, mène à une nouvelle définition de l’Homme. Mais c’est surtout le modèle de science fiction, présenté dans Brave New World, qui lui sert de modèle pour le projet d’une nouvelle société. La relation entre réalité et fiction se trouve renversée: là où le savoir culturel sur la condition humaine ne peut proposer aucune solution, la fiction prend sa place et devient le modèle central pour la transformation de la réalité. V. „illimité émotionnel“ La plus grande partie du récit enchâssé coïncide avec l’année sabbatique de Michel, qui a pris congé de ses recherches pour pouvoir réfléchir - période pendant laquelle il lit, observe les hommes et subit une dépression. Après la mort de son amie d’enfance, Annabelle, il reprend de nouveau son travail, cette fois en Irlande, 45 Dossier inspiré par ses observations et surtout par cette rencontre avec son ancienne amie. Le biologiste sort avec deux convictions de cette époque: le monde va mal et manque d’amour. Mais comme le montre l’exemple d’Annabelle, l’amour est possible. C’est dans cette voie qu’il oriente ses recherches, dont le but est résumé dans le titre de la troisième partie du roman: „illimité émotionnel.“ (PE 265). Après avoir terminé son travail, Michel envoie ses résultats au journal Nature et à l’Académie des Sciences à Paris et disparaît sans laisser de trace. Son protagoniste principal disparu, l’histoire fait un grand saut dans le temps pour arriver à l’année 2079. A cette époque, le narrateur peut retracer les recherches de Michel, qui furent réalisées á partir de l’an 2029 grâce à la promotion de Frédéric Hubczejak, biologiste de deuxième rang, mais „extraordinaire agitateur d’idées“ (PE 309- 310). Elles ont abouti à la suppression de l’Homme comme nous le connaissons au profit des post-humains avec des caractéristiques remarquables: ils ont tous le même code génétique, ils sont asexués et de plus immortels. Ils surpassent les hommes décrits dans Brave New World, qui visiblement était leur modèle littéraire: sans ce modèle, ils n’existeraient pas. Ainsi, dans l’épilogue les différents fils conducteurs de la narration se rejoignent: le dépassement du ‘moi’ et de l’individualité, le dépassement de la mort, et la création d’un nouvel homme d’après les indications de la science et de la science fiction. En même temps, l’épilogue marque un point culminant dans la confusion et manipulation des concepts et des codes. Si à première vue, la création des hommes génétiquement reproduits semble indiquer une hégémonie des sciences naturelles, ce n’est pourtant pas le cas. La méthode de recherche de Michel, qui l’a conduit à préparer les possibilités de la reproduction génétique, mérite l’attention, car elle est presque aussi remarquable que les nouveaux hommes. Michel s’est inspiré d’une part d’un modèle qui se base sur le dévouement et l’amour féminin illimité à travers Annabelle et d’autre part de la lecture du Book of Kells, décrit comme „manuscrit enluminé“ (PE 300), réalisé par des moines irlandais au septième siècle et constitué des trois évangiles et maintes illustrations et calligraphies ornementales. Selon Hubczejak cette lecture constitue pour Michel „un moment décisif de l’évolution de sa pensée“ (PE 300), et c’est grâce à la „contemplation prolongée de cet ouvrage“ (PE 300) qu’il est arrivé à formuler ses hypothèses scientifiques. Ainsi, la nouvelle réalité est basée sur trois modèles littéraires: une science fiction, un mythe romantique de la femme et une mystique. C’est inspiré par les formes ornementales et infinies des illustrations dans le Book of Kells, et en tant que philosophe que Michel prend la parole dans le texte „Méditation sur l’entrelacement“ (PE 301), publié à part des ses autres œuvres. Il y dresse un tableau mystique de l’amour: […] l’amant entend l’appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes; pardelà les montagnes et les océans, la mère entend l’appel de son enfant. L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. […] Il n’existe en effet qu’un entrelacement magnifique, immense et réciproque. (PE 302) 46 Dossier Cette représentation poétique de l’amour comme „pratique du bien“ et „entrelacement magnifique“ est très loin du ton neutre des descriptions sociologiques de „l’âge d’or du sentiment de l’amour“. Elle fait plutôt penser à la communication mystique, basée sur un pacte entre initiés, qui dépasse les significations habituelles des termes et les remplace par un savoir qui provient de l’illumination. 34 Les hommes de l’ère post-humaine portent ce pacte et ce savoir dans leurs gènes. Poésie et biologie se rejoignent quand la notion d’entrelacement est appliquée aux lois de liaison de la physique quantique. A première vue, le résultat est surtout de l’ordre scientifique: Michel peut „par le biais d’interprétations il est vrai un peu hasardeuses des postulats de la mécanique quantique, restaurer les conditions de possibilité de l’amour“ (PE 302). Mais de quel ordre est cet amour s’il résulte des expériences physiques? De nouveau, la stratégie narrative est basée sur une manipulation des notions. Les posthumains n’arrivent plus à comprendre les significations des termes „de liberté individuelle, de dignité humaine et de progrès“ tellement défendus par leur prédécesseurs, les hommes (PE 309). De même, face au nouveau „sens de la collectivité, de la permanence et du sacré“ (PE 314), concepts clés de l’idéologie des posthumains qui font allusion à leur identité génétique, le lecteur est obligé à revisiter sa compréhension de ces notions. 35 Le roman conclut ainsi par une mise à nu de toute conception de la réalité: si l’Homme se sert des termes d’amour, de fraternité et du sacré pour désigner et comprendre le monde dans lequel il vit, c’est lui-même qui fabrique ce monde et qui, par conséquent, peut le changer à son gré. Dans son Méditation, Michel écrit: „Au milieu de l’espace, espace humain, nous effectuons des mesures; par ces mesures nous créons l’espace […].“ (PE 301-302) En revanche, dans ses tentatives de changer le monde, l’Homme s’appuie sur des discours et des codes culturels qui façonnent son savoir et sa langue. Un tel constructivisme semble caractériser le roman, car même la société future des post-humains a recours à des modèles très anciens pour concevoir et pour désigner son nouveau monde. Leur conception de l’amour n’est pas basée sur des termes neurologiques, mais sur un idéalisme qui semble s’inspirer de Platon, d’un vieux concept de la bonté féminine, et du mysticisme du Book of Kells. Dans cette perspective, on pourrait avancer que malgré sa réputation de promouvoir les sciences naturelles, la narration insiste sur le pouvoir d’un savoir littéraire et culturel qui puise dans une longue tradition métaphysique. Ainsi, toute science est basée sur un savoir socioculturel et sur un travail d’interprétation. Cette position est promue entre autres par la philosophie contemporaine et par la recherche littéraire sur les émotions, qui avancent que l’attribution de certaines émotions à certains processus physiologiques et biologiques ne peut pas se passer des schémas d’interprétations culturellement fixés. Pour attribuer le rougissement au sentiment de honte, chaque chercheur, peu importe sa discipline, s’appuie sur une conception préalable de la honte. De cette manière, la ‘réalité’ décrite par les sciences naturelles doit se soumettre aux concepts culturels. 36 Si 47 Dossier nous interprétons la fin du roman et son insistance sur les modèles anthropologiques traditionnels dans cette lumière, l’écriture de Houellebecq reste fidèle à deux éléments majeurs de l’écriture réaliste: le travail sur le savoir littéraire et le travail sur la réalité. Malgré l’importance des sciences dans le roman, l’Homme est toujours fasciné par des mythes littéraires et par la quête de bonheur, même si les définitions de ces notions peuvent changer et provoquer ainsi le lecteur. Pour le narrateur des Particules élémentaires, le concept de l’individualité est une narration qu’il s’agit de démonter en faveur d’une autre, celle du „illimité émotionnel“. 1 Michel Houellebecq: Les particules élémentaires. Paris: Flammarion 2007, 302. 2 Sur la dépression chez le narrateur voir Thomas Hübener: Maladien für Millionen. Eine Studie zu Michel Houellebecqs Ausweitung der Kampfzone. Hannover: Wehrhan, 2007, 55-71. 3 Voir Michel Houellebecq: La carte et le territoire. Paris: Flammarion, 2010, 189, 196. Plateforme, centré autour de l’amour du couple Michel-Valérie, semble former une exception. Avec la mort brutale de Valérie, tuée dans un attentat islamiste, cet amour ne s’avère pourtant pas durable et Michel finit ses jours seul et triste. Au sujet de l’amour dans Plateforme voir Julia Pröll: Das Menschenbild im Werk Michel Houellebecqs. Die Möglichkeit existenzorientierten Schreibens nach Sartre und Camus. München: Meidenbauer, 2007, 410-428. 4 Michel Houellebecq: Les particules élémentaires. 7. Dans ce qui suit PE avec les numéros de page. 5 Ainsi le titre de l’introduction (10). Dans l’introduction à son étude, von Koppenfels cite un passage des Particules élémentaires (10). Martin von Koppenfels: Immune Erzähler. Flaubert und die Affektpolitik des modernen Romans. München: Wilhelm Fink, 2007. 6 Pour la position du narrateur vis-à-vis de l’histoire voir Rita Schober: „Weltsicht und Realismus in Michel Houellebecqs utopischem Roman Les Particules élémentaires“, dans: RZLG 25 (2001), 177-211, Jörn Steigerwald: „(Post-)Moralistisches Erzählen. Michel Houellebecqs Particules élémentaires“, dans: Lendemains 138/ 139 (2010), 191-208 et Agnieszka Komorowska, Jörn Steigerwald: „Schöne neue Menschen. Zu Michel Houellebecqs Particules élémentaires“, dans: Anna Sieben, Katja Sabisch-Fechtelpeter, Jürgen Straub: Menschen machen. Die hellen und die dunklen Seiten humanwissenschaftlicher Optimierungsprogramme. Bielefeld: Transcript (à paraître). 7 Voir Eric Fassin: „Le roman noir de la sexualité française“, dans: Critique 627-638 (2000), 604-616, Liesbeth Korthals Altes: „Persuasion et ambiguïté dans un roman à thèse postmoderne (Les particules élémentaires).“ In: Sabine van Wesemael (ed.): Michel Houellebecq. Amsterdam/ New York: Rodopi, 2004, 29-45. Constanze Alt: „Elementarteilchen“, dans: idem: Zeitdiagnosen im Roman der Gegenwart. Bret Easton Ellis American Psycho, Michel Houellebecqs Elementarteilchen und die deutsche Gegenwartsliteratur. Berlin: Trafo, 2009, 161-276. 8 Voir à ce sujet Doris Bachmann-Medick: Cultural turns. Neuorientierungen in den Kulturwissenschaften. Reinbek bei Hamburg: Rowohlt, 2006. 9 Voir pour une perspective sur ces approches: Rüdiger Campe: Affekt und Ausdruck. Zur Umwandlung der literarischen Rede im 17. und 18. Jahrhundert. Tübingen: Niemeyer 1990; Ullrich Port: Pathosformeln. Die Tragödie und die Geschichte exaltierter Affekte (1755-1888). München: Wilhelm Fink, 2005.