eJournals lendemains 34/133

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2009
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Le cas Mauclair

2009
Pierre Vaisse
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192 Pierre Vaisse Le cas Mauclair Copie de la lettre adressée le 28 septembre 1909 à Camille Mauclair. Un de nos délégués nous a signalé que, dans une lettre au Mercure de France, reproduite dans le fascicule de décembre 1908, vous aviez donné votre sentiment sur l’antisémitisme, que vous tenez pour „une manie absurde en son principe et répugnante en ses conséquences“, et vous avez bien voulu ajouter que „si vous étiez né juif, vous seriez trop fier de l’être…“. L’expression de ces sentiments vous honore, Monsieur. L’Action morale a été fondée pour contribuer à l’instauration d’un régime de panharmonie mondiale qui comporte au premier chef la suppression des sentiments d’hostilité des individus vis-à-vis les uns des autres. […] Dans sa dernière réunion, la Délégation de l’Europe Occidentale de l’Action morale a décidé de classer votre lettre dans les écrits de Bien Public et de vous envoyer cette lettre pour vous assurer de ses sentiments les meilleurs. Parue dans le Mercure de France du 16 octobre 1909, cette lettre renvoyait à celle, en date du 24 décembre 1908 (mais publiée dans le numéro du 16 janvier suivant) que Camille Mauclair avait adressée à Vallette, le rédacteur en chef de la revue, pour rectifier une notice biographique qui lui avait été consacrée dans le second volume des Poètes d’Aujourd’hui de Van Bever et Léautaud. Auteur de la notice, ce dernier présentait Mauclair comme un habile pasticheur ayant imité tour à tour Mallarmé, Maeterlinck, Rachilde, Barrès et Paul Adam. „D’origine sémitique, M. Camille Mauclair a le génie de sa race“, croyait-il devoir avancer comme explication; devant le démenti de l’intéressé, il écrivait dans son Journal, le 25 janvier 1909, qu’il avait toujours entendu dire que Mauclair était juif. 1 Dans le rectificatif qu’il fit parvenir à Vallette, celui-ci précisait que, Parisien, il avait été baptisé et fait sa première communion. Ses ascendants de Sarrebourg et Saverne avaient été „plutôt antisémites; en tout cas, plusieurs furent élevés dans des séminaires“. Mais, ajoutait-il, Je tiens l’antisémitisme pour une manie absurde en son principe et répugnante en ses conséquences. Quelques-uns de mes plus intimes amis sont israélites: leur générosité, leur droiture, leur délicatesse, leur dignité morale me touchent profondément. Si j’étais juif, je serais très [et non „trop“] fier de l’être. Mais le fait est que je ne le suis pas. C’est la scie du jour que de voir du sémitisme partout. * * * 193 4 novembre 1951: le Dr. Maurice Boigny, responsable des opérations d’épuration des collaborateurs, écrivait au secrétaire général de la Société des Gens de Lettres pour lui demander si Camille Mauclair avait „été jugé ou non, fusillé, exécuté sommairement, ou est mort en prison? ou chez lui? “ - à quoi le destinataire répondait qu’il croyait savoir „que M. Camille Mauclair est décédé avant de passer en jugement“. 2 De fait, l’écrivain était mort le 23 avril 1945 à son domicile parisien, avant que sa contribution à des organes de presse favorables à l’occupant ne l’ait conduit devant un tribunal ou même un peloton d’exécution. Membre de l’Association des Journalistes Antijuifs, il avait, de fait, publié des articles violemment antisémites dans Le Matin, La Gerbe et le Grand magazine illustré de la Race: Revivre. 3 * * * Dans son livre sur Les dreyfusards sous l’Occupation, Simon Epstein conteste ce qu’il appelle la thèse des deux France qui pose que les collaborateurs sont les héritiers des antidreyfusards (comme eux, ils sont antisémites et réactionnaires) tandis que les résistants sont des dreyfusards réincarnés (ils luttent pour les mêmes idéaux universels dont la France s’est toujours faite le champion). 4 Après examen d’un certain nombre de cas individuels, il en vient à conclure que les dreyfusards furent plus nombreux que les antidreyfusards parmi les collaborateurs. Sans parler des personnalités politiques ou des écrivains les plus connus, on peut mentionner comme exemples l’avocat et poète Jean Ajalbert, avocat des anarchistes et dreyfusard militant devenu sous l’occupation un chantre du pouvoir et un partisan de Doriot, ou le dessinateur Hermann Paul, collaborateur au début du siècle des Temps Nouveaux de Jean Grave avant d’exercer ses talents dans Je suis partout aux côtés de Brasillach et Rebatet. Simon Epstein (qui ne mentionne pas ce dernier exemple) cherche à donner du phénomène une explication qu’il discerne dans le pacifisme, qu’il fût de gauche, d’extrême gauche ou de droite, et surtout dans le pacifisme des anarchistes. 5 Anarchiste, Mauclair l’avait été, ainsi que dreyfusard. Avant de collaborer à L’Aurore, où Clémenceau l’avait fait entrer et dans laquelle il milita pour Dreyfus, il avait publié de violents articles dans des organes comme La Revue anarchiste ou L’Endehors de Zo d’Axa. Il n’est pas certain, malgré cela, que l’hypothèse avancée par Simon Epstein s’applique à son cas. En 1922, à cinquante ans, Mauclair (de son vrai nom Camille Faust) publiait sous le titre de Servitude et Grandeur Littéraires des souvenirs de la vie littéraire à Paris entre 1890 et 1900, quand, jeune encore, il fréquentait les milieux symbolistes. Bien que le livre, comme il prend soin de l’écrire, ne fût pas une autobiographie, il revient sur ses origines à propos de l’Affaire, développant ce qu’il avait esquissé dans le Mercure de France en 1909. Ses parents, Alsaciens de Saverne et 194 Phalsbourg, „haïssaient les juifs“, parce que certains d’entre eux (mais ils n’étaient pas les seuls, précise-t-il) pratiquaient le prêt usuraire dans les campagnes. 6 Leur „acharnement“ avait fait naître en lui „cette sympathie obscure qu’un cœur d’enfant éprouve toujours pour les parias“. Plus tard, il avait rencontré des Juifs qui avaient „compté parmi les êtres les plus intelligents, les plus droits, les plus braves et les meilleurs“ qu’il eût connus. „Quant à la question juive théorique, [il avait] conclu, après mûr examen, que l’antisémitisme était une erreur sociale souvent odieuse et toujours illogique, plus elle prétendait s’étayer sur l’histoire et la psychologie“. Toutefois, s’il pouvait se targuer d’avoir été „Dreyfusard de la première heure, par goût de la vérité“, 7 ce n’était pas par haine de l’antisémitisme, mais en raison de l’attitude des conseils de guerre. „L’exécution de Vaillant m’inclina à l’anarchisme, l’attitude des conseils de guerre au dreyfusisme“, écrivait-il un peu plus haut. 8 Si l’exécution de Vaillant restait à ses yeux, en 1922, „un crime social“, „la laide vengeance d’une collectivité bourgeoise ayant peur“, il portait cependant sur l’anarchisme fin-de-siècle un regard moins favorable: „On était anarchistes [sic] parce que cela avait de l’allure, du romanesque, que cette attitude convenait à notre situation d’écrivains honnis, et que l’étiquette couvrait tous nos motifs de mécontentement“. 9 Bientôt, se souvientil, les théories du „parti“ lui parurent „inanes“; „l’anarchisme s’avérait comme l’absurde et fugace amour de tête d’une jeunesse jetant sa gourme“. 10 Mais même au plus fort de sa phase anarchiste, ajoute-t-il, le rêve de „fraternité pacifiste universelle“ ne pouvait chasser de son cœur l’exécration des Allemands et le chauvinisme - sentiments explicables chez le fils d’Alsaciens émigrés à Paris à la suite de l’annexion de l’Alsace en 1871. 11 Ces sentiments lui venaient, sans aucun doute, de son origine alsacienne. La guerre allait les exacerber: en 1916, il publiait un essai intitulé Le Vertige allemand, histoire du crime délirant d’une race, étude „achevée en ce mois de mars 1916, où, devant Verdun, commença l’inéluctable châtiment de la Race maudite“ animée d’un rêve monstrueux de domination universelle. 12 Son indignation l’amenait à utiliser, pour démontrer le caractère belliqueux et l’orgueil fou des Allemands, des arguments philologiques pour le moins discutables: pour lui, le mot deutsch serait venu de Thor, le dieu de la guerre, et Goth de Gott! Si cette virulence s’explique en 1917, elle ne laisse pas présager son attitude pendant l’occupation. Elle est, de plus, paradoxale dans la mesure où Mauclair était nourri de culture germanique. Dans sa jeunesse, à une époque où le compositeur soulevait en France une vague d’hostilité nationaliste, il avait compté parmi les fervents admirateurs, pour ne pas dire adorateurs de Wagner, s’opposant lors des concerts organisés par Lamoureux aux trublions entraînés par Rochefort et Drumont. 13 Un tel culte, il est vrai, ne pouvait surprendre de la part d’un jeune poète qui se vouait au symbolisme et se voulait disciple de Mallarmé. Amateur passionné de musique, à laquelle il consacra plusieurs ouvrages, il fit paraître en 1906, dans une collection réputée, une étude sur Robert Schumann, qu’il dépeignait en conclusion comme „le maître incomparable du lied, et la réalisateur d’une musique de piano que personne n’a 195 égalée depuis“. 14 Mais son livre le plus significatif dans cette perspective est certainement la monographie très sérieusement documentée qu’il publia en 1930 sur celui qu’il tenait pour l’un des grands poètes lyriques du siècle avec Baudelaire et Poe: Heinrich Heine, „le plus grand lyrique de la langue allemande et un des plus merveilleux poètes de la tendresse que le monde ait jamais vu“. 15 Ces sentiments n’étaient pas nouveaux: en 1896, dans une étude sur Jules Laforgue dans laquelle il revenait à plusieurs reprises sur un autre poète allemand, Novalis, tenu pour un ancêtre de la poésie symboliste, il plaçait Heine aux côtés de l’auteur des Moralités légendaires, du Verlaine de Sagesse et du Rodin des ébauches, et l’évoquait en ces termes: Et Heine, musical et nonchalant, spirituel et désespérément amoureux, individualiste total, dissimule sous le scepticisme et l’élégance flâneuse du citadin et du voyageur le désorientement de sa grande âme hantée de la solitude et révolté de la sottise. 16 Un tel personnage ne pouvait qu’attirer le jeune anarchiste d’alors. En 1930, s’il porte sur le caractère et les palinodies de l’homme un jugement parfois sévère, le poète reste pour lui l’un des plus grands: Le Juif maudit a écrit en lettres ineffaçables les plus parfaits poèmes depuis ceux de Goethe, beaux d’une beauté formelle différente et équivalente, plus émus et plus humains. Les Français ne les lisent pas assez, et ont pour excuse leur ignorance de la langue […] Mais l’Allemagne sait: elle donnerait beaucoup pour qu’on oubliât le nom de Heine, qu’on attribuât à un anonyme impénétrable ces joyaux éblouissants. 17 Cet oubli volontaire, on le sait, allait se produire quelques années plus tard! Mauclair faisait allusion à la judaïté du poète, dont il tenait largement compte dans son livre et qu’il est difficile d’ignorer quand on entreprend de raconter sa vie; mais l’évidente sympathie qu’il éprouvait pour lui en dépit de ses faiblesses semble bien tenir à la condition de paria qui avait été celle de Heine dans la société allemande. * * * A la même époque, pourtant, Camille Mauclair publiait coup sur coup, en 1929 et 1930, deux volumes réunissant les articles qu’il avait fait paraître contre l’art moderne dans Figaro et dans L’Ami du peuple, deux organes de presse appartenant au célèbre parfumeur François Coty et qui en répandaient les idées d’extrême droite. 18 Il y dénonçait avec virulence l’évolution de la peinture depuis le début du siècle, condamnant pêle-mêle le fauvisme, l’expressionnisme, le cubisme et le surréalisme, et accusait de cette décadence, en dernier ressort, les marchands juifs allemands animés à la fois par le goût du lucre et le désir de porter atteinte à l’esprit latin. 19 On voit d’ordinaire dans ces pamphlets l’annonce de la propagande qui allait fleurir sous l’occupation, et, plus encore, de la politique artistique menée par le Troisième Reich. Trois ans plus tard, il réunissait dans un petit volume, L’architecture va-t-elle mourir? , des articles auparavant parus, pour la plupart, dans Figaro, dans lesquels il s’en prenait, cette fois-ci, à l’architecture du mouve- 196 ment moderne, plus particulièrement celle de Le Corbusier, qualifiée de „panbétonnisme“ et accusée de bolchévisme. 20 Il s’inspirait directement pour cela du pamphlet d’Alexander von Senger Le Cheval de Troie du bolchévisme, version française de Die Brandfackel Moskaus, paru la même année, en 1931. Son auteur, un architecte suisse alémanique qui en dédicaça la version allemande à Hitler, fit après 1933 carrière en Allemagne où il devint membre de la NSDAP. 21 Contrairement à ses livres sur Schumann, Heine, Baudelaire ou Edgar Poe, cette dernière brochure de Mauclair se fonde sur une connaissance pour le moins superficielle du sujet, au point de prendre l’ouvrage de Senger pour „l’une des sources les plus sérieuses de documentation“ sur l’architecture moderne. 22 Il est vrai qu’il n’était malheureusement pas le seul dans ce cas: 23 le lien entre l’extrême gauche et cette architecture que résumait le nom de Le Corbusier, son théoricien le plus connu, passait pour avéré auprès de nombreux esprits. Mauclair s’écarte cependant sur certains points de son modèle. Une allusion, la seule, à l’hitlérisme laisse penser qu’il n’approuvait pas les méthodes du nouveau régime. 24 Il ne reprend pas, de plus, l’idée d’un complot judéo-bolchéviste que Senger empruntait d’ailleurs à Mein Kampf, mais s’en tient à propos d’architecture au seul bolchévisme. La conception qu’il en a, par contre, s’apparente à celle de Senger et d’un courant populiste qui vint se fondre dans le national-socialisme: il le tient pour apparenté au grand capitalisme, international par nature, et en l’occurrence à la grande industrie du béton - de sorte que l’Amérique et l’Allemagne lui semblaient souffrir du même mal que la Russie. Politiquement, ce populisme éclate dans un passage où il dénonce les deux faits responsables de la déchéance française: la révocation de l’Edit de Nantes et „l’atroce et aveugle répression de la Commune par un régime qui n’avait encore de républicain que le nom“. 25 En matière d’architecture, la question sociale prenait la forme d’une lutte entre les artisans des métiers traditionnels du bâtiment et les grands trusts du béton qui les condamnaient à la famine. Mauclair, au demeurant, tient à souligner qu’il ne se nourrit pas de nostalgie et qu’il n’est pas hostile à toute modernité architecturale. Bien au contraire, il dénonce l’imitation des styles du passé et proclame son admiration pour Tony Garnier, Perret, Prost ou Laprade. 26 Il approuve l’utilisation de techniques nouvelles et de matériaux nouveaux pour les fonctions nouvelles: Les formules anciennes étaient devenues impuissantes à édifier les gares, les docks, les garages, les stades, les hangars d’aviation, les stands réclamés par l’industrie. On a trouvé pour tout cela des formules originales et efficaces, satisfaisant à ce qu’on appelle la beauté d’appropriation. On a été secondé par l’invention de matériaux jusqu’alors inconnus, se prêtant au raffinement comme à la témérité. J’ai plaisir à le dire. Je ne suis nullement ennemi d’un tel mouvement qui, en un pareil domaine, coïncide aux nécessités de l’évolution et sait les bien servir. 27 Ce contre quoi il s’élève, c’est l’application de ces formules à l’habitat, „la laideur agressive des termitières et machines à habiter“, „la tristesse des maisons cellulaires et désâmées, l’hérésie de la bâtisse internationale pour termites humains“. 28 197 La nostalgie qui l’habite, c’est celle de la maison, indissociable pour lui d’une région, d’un terroir ainsi que celle des métiers, des savoirs faire liés à sa construction et que „la pâte à crêpe“ internationale, le béton condamnait à disparaître. * * * A différentes reprises, Mauclair insiste sur l’identité du combat qu’il mène dans cet opuscule et de celui qui avait rempli, quelques années auparavant, les deux volumes de La Farce de l’art vivant. Qu’il s’agisse d’architecture ou de peinture, de fait, ce qu’il déplore et ce qui l’indigne dans les œuvres qu’il condamne, c’est ce qu’il interprète comme la perte d’une dimension humaine - une architecture réduisant l’homme au rang de termite et une peinture réduite à un jeu de lignes et de couleurs, sans sujet apparent, donc sans contenu spirituel. Comme l’historicisme en architecture, il refuse l’académisme des peintres qu’on appelle pompier, „les Detaille, Gérôme, Bouguereau, Cabanel, Flameng, Maignan, Ferrier, Lefebvre, Bonnat, Cormon et tant d’autres, qui […] ne sont aujourd’hui sauvés de la stupeur et de la risée que par le plus définitif oubli“. 29 Il admirait profondément les impressionnistes, auxquels il avait consacré une étude. 30 Sans doute écrivait-il en 1920 que „Besnard reste, depuis Puvis, le seul maître capable de composition et d’émotion de pensée que nous puissions nommer dans la terrible dégénérescence de la peinture actuelle“; 31 mais il tenait Maurice Denis, Vuillard, K.-X. Roussel, Desvallières, Marquet pour des „éléments de la pérennité d’une fière, saine et franche école française“, 32 et l’on constate avec amusement que parmi ses bêtes noires figuraient, à côté de Picasso, deux peintres qui se compromirent pendant l’occupation, Derain et Vlaminck, ce dernier accusé d’utiliser dans ses tableaux la même matière nauséabonde dont Bonnat passait pour avoir garni le fond de ses portraits. 33 Son incompréhension des tendances nouvelles remontait à 1906, lorsqu’à l’apparition du fauvisme, il avait dénoncé la „crise de la laideur en peinture“. 34 Curieusement, d’ailleurs, il portait alors sur Gauguin et sur Cézanne un jugement beaucoup plus réservé qu’en 1929, date à laquelle il avouait son admiration pour le premier et où il créditait le second d’une parfaite sincérité et de quelques belles réussites, même s’il continuait à le tenir pour un artiste maladroit qui avait été incapable de réaliser ce dont il rêvait. 35 En 1909, il croyait discerner les raisons de la crise dans „le dégoût de l’habileté et dans la foi en un retour à la primitivité“; 36 mais dès 1906, il mettait en avant un individualisme porté à l’absolu auquel avait fini par conduire la nécessaire révolte contre l’académisme, et l’exploitation de l’art par les marchands. Le rôle néfaste attribué aux marchands rejoint celui que Mauclair attribuait aux grandes entreprises du béton (le „béton-Moloch“) dans son pamphlet contre l’architecture moderne: pour elle comme pour la peinture, le mal venait selon lui de l’intrusion de l’argent dans l’univers de la création artistique, réduite à se soumettre à la loi du profit. Mauclair n’était pas le premier à dénoncer le rôle néfaste joué par 198 les marchands: la haine ou le mépris qu’ils inspirent trouve son origine dans la sacralisation de l’art à l’époque romantique. Mais ils offrent aussi un argument facile pour déconsidérer les tendances artistiques qu’on n’approuve pas en réduisant leur succès à une habile spéculation. Il avait été utilisé contre les impressionnistes; il le fut encore, il y a une trentaine d’années, pour discréditer l’intérêt nouveau porté aux peintres qu’on appelle pompiers. Cela dit, l’essor rapide du commerce d’art à la fin du XIX e siècle est un fait bien connu, et lorsqu’en 1930, Mauclair écrivait que „les marchands de tableaux, grâce à la vogue de l’exposition particulière, devenaient plus influents que les vieux jurys“, il ne fait qu’annoncer en quelques mots la célèbre thèse développée depuis lors par les White sur le passage du système académique à celui des marchands. 37 Avec les marchands accusés de soutenir une tendance jugée néfaste, les étrangers (à la nation ou à la région) constituent une autre cible pour les artistes de moindre talent et en mal de reconnaissance ou les critiques qui les soutiennent. Un célèbre exemple en est offert par le pamphlet du peintre Carl Vinnen Quousque tandem…? lancé, en 1911, contre l’achat de tableaux français par les musées allemands. En France, où la concurrence d’artistes étrangers était moins à craindre, mais où l’antisémitisme n’avait même pas eu besoin de l’affaire Dreyfus pour fleurir, c’est „l’invasion juive dans les beaux-arts“ que dénonçait en 1900 Paul de Cassagnac dans un article intitulé „L’Art juif“, et plus particulièrement l’action de Roger Marx, accusé d’avoir fait „de quelques salons de la Centennale des succursales de boutiques de la rue Laffitte“. 38 Quinze ans plus tard, au début de la guerre, le peintre lyonnais Tony Tollet (1857-1953) publiait un pamphlet au titre significatif: De l’influence de la corporation judéo-allemande des marchands de tableaux de Paris sur l’art français. 39 Que Mauclair se soit rallié à cette manière de voir en dépit de son hostilité à l’antisémitisme appelle une explication. Encore mal connue, son évolution intellectuelle est difficile à retracer. Christian Freigang, qui lui a consacré quelques pages dans son livre sur Perret et la révolution conservatrice, situe entre 1905 et 1910 sa conversion au nationalisme. 40 De fait, en 1909, évoquant „la fin du wagnérisme“ sans d’ailleurs renier son admiration pour la musique (sinon pour la philosophie) du maître de Bayreuth, il saluait l’effort des compositeurs français, les d’Indy, Debussy, Chausson, Fauré, qui avaient su se défendre d’une musique non française et renouer avec la tradition nationale. 41 Mais l’attachement à un esprit français n’implique pas encore la haine du Juif; il implique d’abord que l’on croie en l’existence d’un esprit national, ou d’un génie de la race - croyance presque unanimement acceptée à l’époque -, et de plus qu’on ressente le besoin de se situer dans sa tradition. Mauclair partageait avec beaucoup de ses contemporains, à l’étranger autant qu’en France, les convictions déterministes affirmées par Taine, qui n’étaient au demeurant que la mise en forme pseudo-scientifique de très anciens préjugés; il les défendait à une époque où elles étaient fréquemment dénoncées au nom de l’absolue transcendance de la création artistique. 42 On sait que Taine prétendait expliquer les productions artistiques par la race, le climat et le moment; mais, outre 199 que le climat (autrement dit les conditions géographiques) semble l’avoir emporté dans son esprit sur les deux autres facteurs, la notion de race restait chez lui pour le moins mal définie. Rares étaient d’ailleurs, à l’époque, ceux qui prétendaient lui donner un fondement biologique précis. Le terme était alors, et resta jusqu’à la seconde guerre mondiale d’un usage aussi courant que vague la réalité qu’il était censé désigner. C’est bien ainsi que Mauclair en use; c’est ainsi qu’il l’emploie dans Trois crises de l’art actuel, en 1906, où il parle, par exemple, d’une race américaine qui se serait constituée depuis la formation des Etats-Unis. 43 Aussi bien n’est-ce pas dans ces représentations courantes à l’époque, et qui n’impliquaient, du moins entre les populations européennes, ni jugement de valeur ni hiérarchie, qu’il faut rechercher la cause du revirement de Mauclair, mais bien dans l’évolution de l’art et dans la vie artistique. L’apparition du fauvisme, nous l’avons vu, avait été pour lui un choc, et il avait aussitôt établi un lien entre ce qu’il tenait pour une atteinte à la dignité de l’art et l’activité des marchands, mais sans plus préciser les termes de sa condamnation. C’est après la guerre que les marchands sont désignés comme juifs et comme allemands, tantôt sur le ton violent de la polémique, lorsqu’il mène une campagne de presse dans Figaro et L’Ami du peuple, tantôt sur le ton plus détaché. 44 De fait, les principaux marchands des peintres qu’il détestait venaient d’Allemagne, qu’il s’agît de Kahnweiler ou de Léonce Rosenberg, sans parler de Wilhelm Uhde qu’il prend à partie dans Les métèques contre l’Art français pour avoir fait l’éloge du rôle des Juifs dans la vie artistique et de quelques peintres d’origine juive. 45 L’évolution de Mauclair, sur ce point du moins, semble liée à l’antigermanisme virulent que provoqua chez lui la guerre. Aussi bien ne s’en prend-t-il pas à un art juif qui, pour lui, n’existait pas, persuadé qu’il était que si le peuple juif avait produit de grands philosophes, de grands poètes et de grands musiciens, son déracinement, son existence errante lui interdisait de créer un art plastique valable, un tel art ne pouvant exister qu’ancré dans un terroir. 46 Il abhorre par contre l’expressionnisme des artistes d’Europe centrale et orientale comme les peintres juifs dont Uhde avait fait l’éloge, mais aussi comme Corinth ou comme Franz Marc dont il avait pu voir un ensemble d’œuvres à la Biennale de Venise en 1928. Or cet art n’était pas pour lui le produit d’une spéculation commerciale, mais l’expression d’un certain esprit étranger à l’esprit latin. En encourageant ces dégénérescences étrangères que constituaient à ses yeux le fauvisme ou le surréalisme, les marchands allemands ne se livraient donc pas seulement à une spéculation éhontée: ils cherchaient aussi à corrompre l’esprit latin en l’infectant de germanité - et donc à continuer par d’autres moyens la lutte de l’Allemagne contre la France. Ainsi son antisémitisme apparaît-il comme un sous-produit de son antigermanisme. Il n’est d’ailleurs pas certain que sur ce point, son opinion se soit profondément modifiée pendant l’occupation: beaucoup de collaborateurs, en effet, ne le furent pas par sympathie particulière pour les Allemands, mais parce que la défaite leur offrait l’occasion, croyaient-ils, de mener à bien la révolution à laquelle ils aspiraient. 200 A cette époque, cependant, son antisémitisme dépassait largement le cadre du marché de l’art, alors qu’en 1928-1930, dans La Farce de l’art vivant, il se défendait encore de tout antisémitisme, insistant sur le fait qu’il ne s’en prenait qu’aux marchands de peinture: Je ne suis pas le seul catholique à juger que l’antisémitisme est, au double point de vue historique et religieux, une erreur et une injustice; j’ai de chers amis juifs, comme tout le monde dans la société actuelle, je n’ai nulle envie de recopier feu Drumont. 47 Malgré ces dénégations, toutefois, on distingue derrière l’image du marchand de tableaux celle du Juif gorgé d’or qu’avait contribué à propager la caricature tant dans des revues anarchistes comme L’Assiette au beurre que dans la presse nationaliste 48 - car on sait que depuis le célèbre ouvrage de Toussenel, Les Juifs rois de l’époque, paru en 1845, l’antisémitisme s’était, en France, répandu au moins autant dans les milieux de la gauche révolutionnaire que dans ceux de la droite la plus conservatrice. 49 * * * Il faut cependant remonter plus loin pour tenter de comprendre l’évolution de Mauclair. Malheureusement, s’il a fait l’objet d’un certain nombre d’études partielles, aucun ouvrage d’ensemble ne permet encore de bien cerner le personnage. Certains auteurs se sont attachés à l’écrivain: tel est le cas de Simonetta Valenti dans son livre sur l’„homme de lettres fin de siècle“. 50 D’autres ont étudié le critique littéraire, ou le critique d’art et d’architecture, quand ce n’est pas le critique musical: la diversité de son œuvre a conduit à une fragmentation de l’intérêt qu’on a pu lui porter. Combler cette lacune exigerait un gros volume et dépasserait de loin nos compétences. Pourtant, à regarder l’ensemble des publications de Mauclair, une évidence s’impose. S’il a commencé par s’employer comme critique dans des revues littéraires et artistiques, son ambition était de cultiver les genres littéraires par excellence, la poésie, qui jouissait à la fin du XIX e siècle d’un prestige qu’elle a bien perdu depuis lors, et le roman. Il se voulait le disciple et le continuateur de Mallarmé, qu’il présenta toujours comme son maître; mais ses poèmes ne jouirent jamais que d’une réputation pour le moins relative. Comme romancier, il cultiva un genre fort prisé à l’époque, celui de l’utopie sociale; mais là aussi, le succès ne répondit pas à son attente. De plus en plus, il s’orienta vers la publication d’ouvrages consacrés à l’histoire de l’art et à la musique ainsi qu’à des artistes, des compositeurs ou des poètes. Surtout, dans l’entre-deux-guerres, il en vint à multiplier les récits de voyages témoignant d’une vaste culture historique et artistique, dans lesquels les impressions et les méditations personnelles l’emportent largement sur la pure information. Sa personnalité se reflète également dans le choix des villes ou pays, tous situés sur le pourtour de la Méditerranée, du berceau de la culture classique et de la latinité. 201 Si l’on en croit Léautaud, Mauclair aurait été candidat au prix Goncourt, qu’il n’obtint pas. 51 L’Académie française lui en décerna un, tardivement, mais ne l’accueillit jamais en son sein. Le cour de sa carrière laisse l’impression d’une grand ambition déçue: s’il se tourna de plus en plus vers des genres tenus pour mineurs ou subalternes, c’est qu’il n’avait pu s’imposer, ni comme poète, ni comme romancier. A ce changement d’orientation en correspond un autre, d’ordre biographique, plus précisément datable, puisqu’il survient en 1898: il s’installe alors à Sannois, c’est-à-dire à la campagne. Dans une lettre à Mallarmé, il explique qu’il avait pris Paris en horreur, qu’il ne pouvait plus y travailler. Mais ce qu’il fuyait, ce n’était pas l’agitation d’une grande ville, c’était la vie parisienne, celle des salles de rédaction, des cercles littéraires, des théâtres comme celui de L’œuvre qu’il avait fondé avec Lugné-Poë: Maintenant, dans un jardin tranquille, ne lisant pas de journaux, ayant dit adieu à tous les potins, à tous les milieux littéraires, à tout ce que le parisianisme m’apportait d’agaçant, je réalise un rêve longtemps caressé, et je me dispose à faire des livres plus importants, si Dieu veut 52 Déçu, il a pris conscience que ce monde n’était pas le sien et de fait, à l’époque du symbolisme, les confrères bien intentionnés qui portent sur lui un jugement sévère semblent l’avoir tenu pour un parvenu essayant de s’introduire dans le sérail. 53 Une lettre qu’il adressa en 1893 (il avait vingt ans et demi) à Roger Marx pour solliciter son aide nous apporte des informations précieuses sur sa situation: 54 d’un milieu modeste, orphelin de père à dix ans, élevé par une mère dépourvue de fortune, mais qui lui avait payé ses études jusqu’au baccalauréat, il avait vivoté de sa plume sans pouvoir trouver d’emploi stable tant que sa situation militaire n’était pas réglée. 55 Réformé en raison d’une maladie de poitrine dont il avait failli mourir, il était prêt à accepter n’importe quel emploi qui lui permît de manger, pourvu qu’il ait le soir la possibilité de travailler aux livres qu’il méditait d’écrire. Si l’on en croit ce qu’il écrivait à Roger Marx, il fut donc condamné dès sa jeunesse à vivre de sa plume. Cette nécessité explique peut-être pourquoi il renonça, quelques années plus tard, à l’aléatoire carrière de poète ou de romancier pour des travaux plus rémunérateurs; elle explique sans doute qu’il se soit tourné plus tard vers ces récits de voyage dont il ne pouvait attendre une grande gloire littéraire, mais qui connaissaient une diffusion non négligeable. Il n’est pas impossible, enfin, que la campagne de presse menée contre l’art moderne en 1929-1930 dans Figaro et L’Ami du peuple ait eu pour origine, autant qu’une indignation sincère, l’attrait financier d’une commande, et que son activité journalistique sous l’occupation ait répondu, elle aussi, à la nécessité de gagner de quoi vivre avec le seul instrument dont il disposât, sa plume. Cette nécessité, il devait, consciemment ou inconsciemment, la supporter d’autant plus mal qu’il avait adopté dans sa jeunesse une conception idéale de l’art qu’il continua toute sa vie à défendre par ses violentes diatribes contre le rôle de 202 l’argent, contre la spéculation des marchands et le poids de l’industrie du béton. Sans doute l’exemple de Mallarmé n’était-il pas étranger à cet idéalisme, mais par delà l’auteur du Coup de dé…, c’est l’image romantique du poète comme prêtre et prophète, comme guide de l’humanité en marche que l’on retrouve chez lui et qui s’exprime avec une parfaite clarté, en 1901, dans un article sur „L’Art et le socialisme“: Les artistes, les écrivains, les idéologues actuels sentent bien que le socialisme est nécessaire, et ils l’envisagent avec sympathie et compassion, parce qu’il apporte la justice des [sic] pauvres; mais ils ne peuvent l’envisager autrement que comme le prélude, imparfait et transitoire, d’un état social plus élevé. […] Il leur manifeste une défiance rebutante, une incompréhension bizarre de leur grande et réelle utilité. 56 Une telle déclaration dément l’adieu qu’il passe pour avoir donné à l’idéal symboliste dans son roman Le Soleil des morts, rédigé en 1897 et publié l’année suivante, où il dénonce aussi bien l’impuissance de ceux qui forment l’élite - poètes, peintres ou compositeurs -, que l’échec de ceux qui ont abandonné l’idéal pour l’action, les anarchistes. La date de parution du livre coïncidant avec son installation à Sannois, on pourrait en conclure à un tournant décisif dans sa pensée comme dans sa vie. Ce serait toutefois commettre deux erreurs. L’une consiste à établir un lien nécessaire entre différents phénomènes parce que considérés comme progressistes: la poésie symboliste, l’anarchisme, le refus du nationalisme et de l’antisémitisme, alors que leurs rapports sont complexes et variables et qu’en particulier, comme on le sait, l’anarchisme n’excluait nullement l’antisémitisme. Celui-ci, que dénonçait Mauclair en 1909, il y aurait justement succombé en plusieurs passages de son roman, qu’il s’agisse du portrait au vitriol de Properce Defresne („né Isaac Goltz, poète parnassien“), c’est-à-dire Catulle Mendès, ou du tableau des vices de la société bourgeoise. 57 Par une ironie du sort, le principal défaut qu’il imputait à son Properce Defresne, ainsi d’ailleurs qu’aux membres de la famille Soldmann, fils de banquiers israélites subventionnant l’art d’élite (on pense à Ephrussi), défaut qui consistait à démarquer les vrais créateurs, était celui-là même qu’on lui reprochait dans certains milieux littéraires et que Léautaud attribuait au „génie de sa race“. 58 Il s’agissait donc d’un lieu commun répandu à l’époque. Quant à „la démocratie franc-maçonne, capitaliste et sémitique“ ou aux „députés“, aux „agioteurs“, aux „juifs“ crayonnés par le „dessinateur anarchiste“ Dessner (qui ressemble beaucoup à Forain), de telles attaques se retrouvaient alors dans tous les pamphlets lancés contre la société bourgeoise en général. 59 On pourrait même se demander si ces traits d’un antisémitisme bien banal à l’époque ne tiendraient pas aux sympathies qu’avait nourries un temps Mauclair pour l’anarchisme et s’il ne les aurait pas rejetés avec celui-ci au cours des années suivantes. Encore doit-on préciser qu’à aucun moment, le Juif n’apparaît dans Le Soleil des morts comme le responsable de la dégénérescence des races latines, pour reprendre la terminologie de l’auteur, et que c’est à l’Extrême Oriental, puis, peut-être, à l’Abyssin qu’elles devaient céder la place. 60 La vision de la société 203 française et européenne que propose le roman diffère donc fondamentalement de celle que soutenaient les antisémites qui voyaient dans le Juif le principal ennemi de la nation, à l’instar de ce Jean Baffier, sculpteur à Bourges, auteur d’un violent pamphlet contre Zola, et que Mauclair couvrait de son mépris. 61 Mais tous ces arguments n’ont de sens (et c’est là la seconde erreur dont il faut se garder) que si l’on prend au pied de la lettre tout ce que contient Le Soleil des morts comme s’il s’agissait, non d’une fiction littéraire, mais d’une pure confession de l’auteur. Outre les effets de style par trop voulus, ce mélange de souffle épique à la Zola et de préciosités à la Huysmans qui fait que le roman prend parfois l’allure d’un pastiche, Mauclair trace le tableau d’une société telle qu’elle se donnait à voir, ce qui ne correspond pas nécessairement à ses convictions intimes: c’est ainsi que „les députés, les agioteurs, les juifs“ résument l’humanité satirisée par Forain dont les opinions politiques et l’attitude pendant l’affaire Dreyfus ne sont que trop connues. Par ailleurs, la symétrie qu’il établit dans la construction du roman entre l’impuissance de l’élite et l’échec des anarchistes est, à y bien regarder, artificielle: à aucun moment ceux-ci, petit groupe d’agitateurs cyniques, ne semblent porteurs d’une alternative sérieuse, et si la misère des opprimés du capitalisme est décrite en des termes d’un réalisme insoutenable, aucun mot ne laisse supposer qu’ils pourraient sortir de l’abrutissement auquel les soumet l’oppression qu’ils subissent. C’est pourquoi l’insurrection se trouve fatalement promise à l’échec alors même que Mauclair s’appesantit avec un évident plaisir d’écrivain sur sa progression dans les différents quartiers de la capitale. Inversement, l’impuissance de l’élite tient du paradoxe dans la mesure où elle est liée à la décadence d’une société qui lui est hostile: l’élite, au fond, se condamne à cette impuissance pour autant qu’elle se compromet avec la bourgeoisie. Ce avec quoi prétend rompre Mauclair, c’est avec les oripeaux du symbolisme, avec les extravagances d’une mode à laquelle il n’avait lui-même que trop sacrifié; mais il restait fidèle à sa religion de l’art, à cette croyance dans la mission supérieure de l’artiste. Aussi la distinction entre les deux personnages d’Armel-Mallarmé, le grand poète, le pur et d’André de Neuze-Mauclair, son disciple un temps attiré par l’anarchie s’efface-telle à la fin du roman, les deux en venant à incarner deux aspirations contraires, deux moments dans l’existence de l’auteur qui rejette ses illusions anarchistes comme Armel refuse de se laisser accompagner par de Neuze et qui, comme Armel „descend“ seul, se retire loin du monde à Sannois. Mais si cette retraite lui permettait de rester fidèle à ses idéaux, à sa haute conception de l’art, à sa haine de la bourgeoisie et de son argent, elle permettait sans doute aussi à ses déceptions, à ses frustrations de s’aigrir, et il n’est pas de terreau plus fertile que de tels sentiments pour favoriser le développement de la xénophobie. 204 1 Paul Léautaud, Journal littéraire, vol. II (1907-1909), Paris, Mercure de France, 1955, p. 364. 2 Dans Simonetta Valenti, Camille Mauclair homme de lettres fin-de-siècle, Milano, Vita e Pensiero, 2003, p. 63, note 90. 3 D’après Philippe Oriol, dans le Dictionnaire Biographique de l’Affaire Dreyfus. 4 Simon Epstein, Les dreyfusards sous l’Occupation, Pairs, Albin Michel, 2001, p. 11. 5 Voir aussi Pascal Ory, Les collaborateurs 1940-1945, Paris, Seuil, 1976. 6 Camille Mauclair, Servitude et Grandeur Littéraires, Paris, Ollendorff, 1922, p. 128. 7 Ibid., p. 126. 8 Ibid., p. 112. 9 Ibid., p. 115. 10 Ibid., p. 117, 118. 11 Ibid., p. 115. 12 D’après le compte rendu d’Henri Albert publié dans le Mercure de France du 1 er mai 1917, p. 149-151. 13 Camille Mauclair, op. cit. à la note 6, p. 222-225. Sur Wagner et le wagnérisme, voir aussi id., Essais sur l’émotion musicale. I. La religion de la musique, Paris, Fischbacher, [1909], 13 ème éd., 1924, p. 237-260. 14 Camille Mauclair, Schumann, Paris, Henri Laurens, coll. „Les Musiciens célèbres“, s.d. [1906], p. 116. 15 Camille Mauclair, La vie humiliée de Henri Heine, Paris, Plon, 1930, p. 17. 16 Camille Mauclair, „Essai sur Jules Laforgue“, Mercure de France, 1 er article, février 1906, p. 168. 17 Op. cit. à la note 15, p. 300. 18 Camille Mauclair, La Farce de l’art vivant. Une campagne picturale 1928-1929, Paris, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 1929; id., La Farce de l’art vivant. Les métèques contre l’art français, ibid., 1930. Pendant les quelques années où il fut la propriété de François Coty, le journal Le Figaro prit le nom de Figaro. 19 Voir Laurence Bertrand Dorléac, Histoire de l’art. Paris 1940-1944. Ordre national, traditions et modernités, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986, p. 106-107; Romy Golan, Modernity and Nostalgia. Art and Politics in France between the wars, Yale University Press, 1995, p. 150-151. 20 Camille Mauclair, L’architecture v-t-elle mourir? , Paris, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 1933. 21 L’exemplaire dédicacé à Hitler („Adolf Hitler in Verehrung gewidmet 14.VII.31 A.v.Senger“ se trouve aujourd’hui à la Library of Congress, dans le fonds du Troisième Reich (voir http: / / openlibrary.org). Alexander von Senger fut nommé professeur à la Technische Universität de Munich. 22 Op. cit. à la note 20, p. 117. Mauclair fait un éloge détaillé du livre aux p. 59-61. 23 Sur le succès du livre de Senger en Suisse alémanique et romande, voir Jacques Gubler, Nationalisme et internationalisme dans l’architecture moderne de la Suisse, (Lausanne, L’Âge d’homme, 1975) 2 ème éd. Genève, Archigraphie, 1988, p. 189 sqq. Sur l’utilisation du livre par Louis Hautecoeur, voir Le Corbusier, Choix de lettres, sélection, introduction et notes par Jean Jenger, Bâle, Birkhäuser, 2001, lettre n° 141, à Louis Hatecoeur, p. 282-283. 24 Op. cit. à la note 20, p. 87: à propos du lien entre les architectes modernes et Moscou, il écrit: „Voilà des faits. On garde sur eux un silence prudent, auquel invite peut-être la façon dont, en ce moment, l’hitlérisme traite le communisme“. 205 25 Ibidem, p. 103. 26 Ibidem, p. 12, p. 48. 27 Ibidem, p. 17. 28 Ibidem, p. 112, 119. 29 Les métèques…, op. cit. à la note 18, p. 193. 30 Camille Mauclair, L’impressionnisme. Son histoire, son esthétique, ses maîtres, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, 1904. 31 Manuscrit autographe (coll. part.), accompagnant un exemplaire de son livre Albert Besnard, l’homme et l’œuvre, Paris, Delagrave, 1914. 32 Camille Mauclair, Un siècle de peinture française 1820-1920, Paris, Payot, 1930, p. 209. 33 Une campagne picturale…, op. cit. à la note 18, p. 163 (on connaît la chanson de rapins: „il aime la couleur caca/ Le père Bonnat…“). On trouve dans Les métèques…, op. cit. à la note 18, p. 141, un jugement plus circonstancié: „ses valeurs sont souvent fausses, ses éclairages sont presque toujours à contre-sens, et sa débauche de bleu de Prusse, ses effets fuligineux, son boursouflement qu’on vante comme une puissance, rappellent le romantisme par ses plus mauvais côtés“. 34 Camille Mauclair, „La crise de la laideur en peinture“, dans Trois crises de l’art actuel, Paris, Fasquelle, Bibliothèque Charpentier, 1906, p. 286-323. 35 Ibidem, p. 303-306 et Les métèques…, op. cit. à la note 18, p. 50-56 (sur Cézanne), p. 143 („de hautes personnalités comme Manet, Degas, Renoir et Gauguin“). 36 Camille Mauclair, „Le dilemme de la peinture“, dans La beauté des formes, Paris, Librairie universelle, 1909, p. 113. 37 Camille Mauclair, op. cit. à la note 32, p. 202. Sur l’hostilité aux marchands pendant le XIXe siècle, voir Romantisme, n°40 (1983), p. 77-83. 38 Cité par Catherine Méneux, „Politiques de Roger Marx“, dans le cat. de l’exposition Roger Marx, un critique aux côtés de Gallé, Monet, Rodin, Gauguin…, Ville de Nancy et Artlys, 2006, p. 29. 39 Voir Kenneth Silver, (Esprit de Corps. The Art of the Parisian Avant-Garde ande the First World War 1914-1925, Princeton University Press, 1989) trad. fr., Vers le retour à l’ordre. L’avant-garde parisienne et la première guerre mondiale 1914-1925, Paris, Flammarion, 1991, p. 4. 40 Christian Freigang, Auguste Perret, die Architekturdebatte und die „Konservative Revolution“ in Frankreich 1900-1930, München-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2003, p. 201- 202. 41 Camille Mauclair, La religion de la musique, Paris, Fischbacher (1909), éd. de 1924, p. 241 sqq. 42 Camille Mauclair, op, cit. à la note 36, p. 201-202 (repris dans la 2 ème éd., Pairs, Albin Michel, 1927, p. 107). 43 Camille Mauclair, „Miss Mary Cassatt“, op. cit. à la note 34, p. 122 („L’artiste américaine a gardé de sa race neuve…“). 44 Voir Camille Mauclair, L’âpre et splendide Espagne, Paris, Grasset, 1931, p. 248. 45 Wilhelm Uhde, Picasso et la tradition française. Notes sur la peinture actuelle, Paris, Editions des Quatre-chemins, 1928, p. 80-81: „Afin que la peinture européenne […] pût sortir de la tradition française […], il fallut avant tout la collaboration d’un élément d’importance capitale, car il tend à la diffusion des caractères européens généraux: j’ai nommé les Juifs. Autant il serait néfaste de les voir gouverner l’Europe, autant il serait fâcheux que leur influence fît défaut. […] Les Juifs sont le condiment qui procure au ragoût des peuples une saveur à peu près homogène. Dans l’histoire de la peinture moderne leur in- 206 fluence est extraordinaire, Plus des trois quarts de tous les marchands, critiques, collectionneurs, sont des juifs. Ce sont eux qui reconnurent en leur temps les grands valeurs, les défendirent, les rendirent célèbres. Alors qu’à peu d’exception près, les collectionneurs ariens ‘découvrirent’ les grands maîtres quand ceux-ci étaient depuis longtemps célèbres.“ 46 Op. cit. à la note 15, p. 183: „Heine était d’une race qui a donné au monde des poètes, des philosophes, des savants de premier ordre; mais on ne peut nommer aucun grand peintre, sculpteur ou musicien qui soient Juifs, et spécialement quant à la peinture et à la sculpture, il y faut le sentiment profond du terroir et de l’ordre national, chose que ne peut avoir, ni même acquérir à force d’ingéniosité intellectuelle, un peuple d’adaptés colonisant dans toutes les patries après avoir perdu la leur.“ Les deux volumes de La Farce de l’art vivant (op. cit. à la note 18) contiennent plusieurs affirmations semblables. 47 Les métèques…, op. cit. à la note 18, p. 107. Voir ibidem, p. 99, et Une campagne picturale…, op. cit. à la note 18, p. 199. 48 Voir p. ex. le n° 41 (11 janvier 1902) de L’Assiette au beurre sur „L’Argent“, dû à Kupka: le nez du personnage incarnant l’argent ne laisse aucun doute sur son appartenance. 49 Voir Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Gallimard, 1997. Si la thèse exposée par l’auteur sur l’origine française du fascisme a fait l’objet de nombreuses critiques, la documentation qu’il apporte sur l’antisémitisme dans les milieux de gauche, socialistes et anarchistes reste fondamentale. 50 Voir supra, note 2. 51 Op. cit. à la note 1, p. 365 (29 janvier 1909): Mauclair aurait écrit à Mirbeau en faisant valoir, comme son meilleur titre à l’obtention du prix, qu’il avait été dreyfusard. 52 Lettre à Mallarmé du 20 juin 1898, dans Stéphane Mallarmé, Correspondance, éd. Mondor-Austin, vol. X, Paris, Gallimard, 1984, p. 219. 53 Voir p. ex. le propos de Rémy de Gourmont rapporté par Léautaud, op. cit. à la note 1, vol. I, p. 260 (29 janvier 1906). 54 Lettre conservée dans le fonds Roger Marx à l’Institut national d’histoire de l’art. Encore inédite, elle a été reproduite parmi les annexes dans la thèse, malheureusement non publiée, de Catherine Méneux sur Roger Marx (1859-1913), critique d’art (Université de Paris IV, 2007). Je remercie très vivement Catherine Méneux d’avoir bien voulu me communiquer la version numérique du texte de sa thèse. 55 Après le baccalauréat, il avait suivi en auditeur libre des cours à la Sorbonne et avait commencé en 1891 à écrire des critiques d’art pour La Revue indépendante. 56 La Revue, 15 avril 1901, p. 130, cité par Simonetta Valenti, op. cit. à la note 2, p. 48. 57 Voir Le Soleil des morts, dans (Guy Ducrey, éd.) Romans fin-de-siècle 1890-1900, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 883-884 et p. 933 sqq., ainsi que l’introduction de Guy Ducrey au roman, en particulier p. 860 sqq. 58 Dans Ad. Van Bever et Paul Léautaud, Poètes d’Aujourd’hui, Paris, Mercure de France, vol.2, 1908, p. 1. Voir également Paul Léautaud, Journal littéraire, Paris, Mercure de France, vol. I, 1954, p. 260 (29 janvier 1906), qui cite à propos de Mauclair le mot de Rachilde: „Il y en a qui imitent avant“. Sur la famille Soldmann dans Le Soleil des morts, voir le volume cité à la note précédente, p. 939-940. 59 Ibidem, p. 935 et 938. 60 Ibidem, p. 940. 61 Voir Jean Baffier, Les marges d’un cahier d’ouvrier. Objections sur la médaille à Monsieur Zola offerte à propos de l’affaire Dreyfus, Paris, s.d. [1898] (consultable en ligne sur le 207 site de la BNF). Sur Baffier, voir Neil Mc William, Monumental Intolerance. Jean Baffier, A Nationalist Sculptor in Nineteenth-Century France, Penn State University Press, 2000. Mauclair s’est exprimé sur l’artiste dans Trois crises…, op. cit. à la note 34, p. 167. Post-scriptum: cet article était entièrement rédigé lorsque j’ai pu prendre connaissance de l’étude de Romy Golan „From Fin de Siècle to Vichy: The Cultural Hygienics of Camille (Faust) Mauclair“, publié dans un recueil collectif édité par Linda Nochlin et Tamar Garb, The Jew in the Text. Modernity and the Construction of Identity (Londres, Thames & Hudson, 1995, p. 156-173), ouvrage malheureusement peu répandu dans les bibliothèques publiques de Suisse et de France. Elle ne contient toutefois aucun élément qui m’eût conduit à modifier mon texte. Sans parler d’affirmations infondées ou contestables comme on n’en trouve que trop sous la plume d’auteurs américains soucieux de démontrer leur thèse, Romy Golan croit Mauclair issu d’une vieille famille parisienne, probablement de la haute bourgeoisie (note 4, p. 318), ce qui fausse quelque peu l’idée qu’on peut se faire du personnage. Par ailleurs, plus d’un tiers de l’article est consacré à trois autres critiques, Louis Vauxcelles (né Louis Meyer), Waldemar George (né Georges Jarocinsky, fils d’un banquier juif de Lodz) et Adolphe Basler, Autrichien d’origine juive, que l’auteur, qui renvoie au livre de Sander Gilman Jewish Self-Hatred: Antisemitism and the Hidden Language of the Jews, accuse de reprendre à leur compte des clichés antisémites par volonté d’assimilation. Ce développement n’offre en apparence aucun rapport avec le parcours de Camille Mauclair; mais l’auteur le justifie (p. 171) par le fait que les textes de ces trois critiques ne se distingueraient pas des siens, sinon par cette circonstance accessoire que Mauclair, lui, publiait dans des journaux à grand tirage. L’argument paraît un peu mince pour justifier ce qui semble n’être qu’une pure digression sans rapport avec le sujet de l’étude. Mais si on la rapproche du fait que Romy Golan a pris le soin pour le moins inhabituel d’indiquer dans le titre de son article le patronyme de Mauclair, patronyme à consonance germanique, on peut se demander si elle ne suppose pas in petto, ou si elle ne veut pas laisser entendre que celui-ci serait issu d’une famille d’israélites, soit que ses parents se fussent convertis ou qu’il se fût converti lui-même au catholicisme, comme son ami Marcel Schwob (voir p. 160), et qu’il aurait donc, comme Vauxcelles, George ou Basler, trahi ses origines par volonté d’assimilation.