eJournals lendemains 34/133

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2009
34133

De la nuit, de la mort et de l’amour

2009
Alain Montandon
ldm341330140
140 Alain Montandon De la nuit, de la mort et de l’amour Un florilège baroque A l’époque baroque la nuit reste de manière générale une source d’inquiétude et de terreur. Les techniques d’éclairage n’ont fait quasiment aucun progrès depuis l’Antiquité et ce jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Dès la tombée de la nuit les villes étaient fermées, les maisons bouclées et ceux qui se promenaient la nuit - ce qui était déjà suspect - devaient être porteurs de flambeau, moins pour s’éclairer que pour se signaler. Si la lumière était associée au Beau, au Vrai et au Bien la nuit était le règne du chaos, du Mal, du diable. On entrait dans un monde peuplé de fantômes et de démons, un monde où règnent peurs et angoisses, l’espace des rêves et des cauchemars. Aussi la nuit apparaissait-elle d’abord au mieux comme un désert, au pire comme un abîme et elle inspirait plus de répulsion que d’attirance. Or c’est justement cet aspect négatif que les poètes que nous allons évoquer privilégient. En raison de son caractère désolé et lugubre, la nuit est le lieu propice à accueillir les plaintes désolés des amants malheureux. Je dis „lieu“, parce qu’elle est, dans ce théâtre de l’amour, un espace, une scène pour „donner place“ à la voix de la mélancolie. Or que la nuit et le silence Donnent place à la violence Des tristes accents de ma voix, Sortez, mes plaintes désolées […] La nuit est un lieu pour parler de l’amour, pour y donner une voix qui est d’abord solitaire et exilée, une plainte langoureuse: Croyez qu’Amour me fait parler, Je ne mens point de mon martyre, Car si la douleur m’en fait dire, Le respect m’en fait bien céler1 Si la nuit est vécue dans l’ensemble comme une saison barbare, la poésie amoureuse de la Renaissance lui a cependant accordé une grande importance. Le pétrarquisme et le néopétrarquisme ne se sont pas privés de l’invoquer tour à tour, mais avec, semble-t-il, toujours plus de force, de vigueur et de contrastes vers la fin du siècle. Poésie baroque (ainsi la qualifie Gisèle Mathieu-Castellani), poésie maniériste (ainsi la qualifie Marcel Raymond) pour citer les plus grands spécialistes, cette poésie se distingue par son pétrarquisme finissant tout en s’éloignant de 141 la tradition ronsardienne, mais surtout elle se distingue par les variations qu’elle apporte aux schémas hérités qui, d’une part, continuent de fonctionner et qui, d’autre part, sont aussi altérés. La vision néopétrarquiste de l’amour devient une vision noire, tourmentée. L’amour est une passion pleine de douleurs, de larmes et de souffrances, appelant non seulement les antithèses du doux-amer, du fiel confondu avec le miel conforme au schéma pétrarquiste, mais également de multiples oxymores pour qualifier non sans un certain masochisme ces cruelles délices. Le dérèglement, la fureur, les obsessions de la chair, le sentiment de l’inconstance, de la rupture, de la précarité, du vertige d’un monde perdant ses repères ont amené M. Raymond à parler d’une conscience tragique du monde dans lequel s’affirme un désir de mort. 2 Ainsi un François Tristan L’Hermite peut-il écrire que „L’Amour s’est déguisé sous l’habit de la Mort“. 3 Aussi la nuit est-elle un moment privilégié: un espace de mort, évoquant cimetière, tombeaux et poursuivant de son funèbre cortège un cœur mort de mille morts. „Des obscures nuits l’horreur épouvantable“ chantées par un Béroalde, se répand une tristesse qui s’oppose au clair jour. Les effroyables ténèbres que l’on fuyait sont désormais „recherchées et célébrées parce qu’elles stimulent mieux que la douteuse clarté du jour, une sensibilité qui aime à être excitée par le contact avec l’étrange. La nuit parle de mort, d’anéantissement, mais d’une mort souhaitée, d’un anéantissement désirable, et sa présence au cœur du texte baroque est l’indice d’un refus du jour et de la vie“. 4 Nulle mieux que Louise Labé n’exprime la plainte du désir sous le voile du nocturne: „ô noires nuits vainement attendues“ (sonnet II), 5 mais aussi la souffrance inhérente aux heures nocturnes, car tant que dure la nuit un long supplice et un oppressant chagrin lui fait crier sa „souffrance toute la nuit“. La nuit sombre qui vient noircir l’âme de songes funestes. Cette nuit en dormant d’un somme inquiété J’ai toujours combattu de tristes rêveries, La clarté d’un tison dans une obscurité M’a fait à l’impourvue en paraître des Furies. […] Songe, Phantosme affreux, noir enemy du iour Parle moy si tu veux de la fin de ma vie Mais ne m’annonce point la fin de son amour.6 On a donc un double mouvement, très caractéristique du baroque, de répulsion et d’attraction, de même que l’espace nocturne favorise la fuite du monde (Weltflucht) sans cependant en abandonner la quête et le désir. Il y a sans doute dans le mouvement d’une exacerbation de la passion qui se fait plus violente, plus rageuse, plus doloriste une abstraction plus forte: il ne s’agit plus de décrire un locus amoenus, mais d’évoquer un paysage abstrait et plus irréel en ce sens que jour et nuit s’opposant avec une telle démesure finissent par s’inverser, le jour finissant par devenir ténébreux et la nuit lumineuse. Ce n’est plus le jour qui rend l’amante 142 belle, mais ce sont les couleurs de la nuit. L’aimée n’est plus lumière d’un soleil transcendant, mais porte en elle tous les feux de la nuit. Sommeil et songe L’amant tourmenté des douleurs de l’amour cherche la nuit à apaiser sa souffrance en trouvant refuge dans le sommeil que la nuit apporte. Nuit fille de la terre, amène tes flambeaux, Et ton silence coi, et des hauts monts descendre Fais tes brouillards nuiteux pour ici les étendre Et couvrir l’horizon de tes sombres rideaux, Afin que le Sommeil des stygieuses eaux Vienne arrouser mon chef, et sur mon corps répandre Le jus du noir pavot pour m’aider et défendre Contre amour inventeur de martyres nouveaux.7 Des vertus curatives du sommeil, nos poètes les ont lus moultes fois, chez Anacréon dans la traduction de R. Belleau où celui-ci s’adressait au doux sommeil pourvoyeur de songes délicieux, Rémy Belleau qui dans Première Journée de la Bergerie, reprend le thème (avec des emprunts au Tasse: „Viens ô dieu du sommeil! “), chez Ovide qui dans les Métamorphoses (XI, 623) appelle „Somne, quies rerum, placidissime, somne, deorum…“: „Sommeil, repos de la nature, ô toi le plus paisible des dieux! paix de l’âme, remède des soucis; toi qui viens rafraîchir le corps fatigué des travaux du jour, et renouveler les forces pour les travaux du lendemain, commande aux Songes, qui savent imiter la forme des mortels, de visiter, dans Trachine, Alcyone, sous les traits de son époux; qu’ils présentent à ses yeux son corps jouet des vagues: c’est l’ordre de Junon». Il y a également toute une tradition dans la littérature médiévale, mais aussi chez les néolatins, comme Navagero (Lusus 20, „Beate somne…“), Jean Segond (Elegiae I, 10, Somniium), Théodore de Bèze, Michel Marulle qui dans Ad Somnum écrit: Somne, pax animi quiesque lasso, Curarum fuga, Somne saevientium… Quant aux Italiens, nul n’oublie certains sonnets de Bembo (sonnet LXXXVIII „Sogno, che dolcemente… et les sonnets LXXXIX, XC) et Sannazar et son si célèbre sonnet (Rime II, sonnet LI) publié à Venise en 1556: Ahi letizia fugace, ahi sonno lieve, Che mi dai gioia e pena in un momento: Come le mie speranza hai sparte al vento, E fatto ognio mia gloria al sol di neve! […] 143 Felice Endimion, che la sua Diva Sognando si gran tempo in braccio tenne traduit par Magny dans les Amours (XVIII) Songe fuyard, vainement nonpareil En un instant me donnant peine et joie, Tout mon espoir par toi court et ondoie Et tout mon heur tu fais neige au soleil. Que me cause ce tant triste réveil? Qui me ravit ma bienheureuse proie? […] Heureux celui qui sa maitresse baise Entre ses bras, la tenant à son aise, Par si long temps, songeant profondément. Jamyn lui aussi a repris et adapté Sannazar Somme léger, image déceptive Qui m’es un gain et perte en un moment, Comme tu fais écouler promptement En t’écoulant, ma joie fugitive. De tous amans nul qui au monde vive Ne recevrait plus de contentement Que j’en reçoy, si mon bien seulement Ne s’envolait d’une aile trop hâtive. Endymion8 fut heureux un long temps De prendre en songe infinis passetemps Pensant tenir sa luisante déesse. Je te demande en pareille langueur Un pareil songe et pareille douceur: L’ombre du bien n’est pas grande largesse.9 Ce même somme de Sannazar avait peut-être été le point de départ de Baïf dans un sonnet à Méline (Amours de Méline I, XV) O nuit plaisante! ô plaisant et doux songe Qui tant me fait gouter plaisentement, Le cher guerdon, de sui ardemment L’ardent désir des si long temps me ronge […] Combien du vray dois-je espérer de joie? [Qel sarebbe ora averla vera e viva? ] Il est notable que tous ces poètes ne cessent de reprendre leurs modèles, introduisant variations, plagiats, modulations, imitations, adaptations, l’intérêt étant moins l’originalité que la façon de trouver et donner la meilleure forme d’expression à un 144 contenu connu et reconnu. Ainsi Baïf dans les Amours de Francine (II, CI) transpose quant à lui un sonnet de Bembo. 10 Tout comme Du Bellay dans L’Olive XIV Le fort sommeil, que celeste on doibt croyre, Plus doulx que miel, couloit aux yeulx lassez, Lors que d’amour les plaisirs amassez Entrent en moy par la porte d’ivoyre.11 J’avoy’ lié ce col de marbre: voyre Ce sein d’albastre, en mes bras enlassez Non moins qu’on void les ormes embrassez Du sep lascif, au fecond bord de Loyre. Amour avoit en mes lasses mouëlles Dardé le traict de ses flammes cruelles, Et l’ame erroit par ces levres de roses, Preste d’aller au fleuve oblivieux, Quand le reveil de mon ayse envieux Du doulx sommeil a les portes decloses. Ces invocations au sommeil sont légion. Jean Godard invoque le „somme doux, somme ami de nature, heur des mortels qui les maux adoucis, Somme bénin qui charmes les soucis“, 12 Desportes le „songe heureux et doux“, 13 le „songe, ange divin“, 14 Tristan le „divin sommeil [qui] durant cette douceur livre ma vie au pouvoir de ta sœur“. Pontus de Tyard dans un sonnet de 1573 résume bien l’attente générale lorsqu’il appelle ce père du doux repos qui, lors que „la nuit, d’une grande ombre obscure,/ Fait à cet air serein humide couverture“ doit chasser cette insomnie qui lui fait sentir la peine qu’il endure: Viens, Sommeil désiré, m’environner la tête, Car, d’un voeu non menteur, un bouquet je t’apprête […] Viens, Sommeil désiré et dans mes yeux te plonge.15 ou encore Flaminio de Birague 16 qui dans un sonnet traduisant librement Sannazar 17 évoque celui qui éloigne les soucis ennuyeux causé par l’enfant de Cyprine. 18 Le dernier tercet est souvent repris dans son fond, mais aussi dans sa forme comme on le voit chez Baïf (Amours de Francine, II, sonnet 99: „O doux songe amoureux…“). Le plus célèbre est sans doute le „Vœu au somme“ de Ronsard (Odes, IV, viii): Somme, le repos du monde, Si d’un pavot plein de l’onde Du grand fleuve oblivieux Tu veus arrouser mes yeux, Tellement que je reçoive Ton doux present, qui deçoive Le long sejour de la nuit, 145 Qui trop lente pour moi fuit […] A grand tort Vergile nomme Frere de la mort, le Somme, Qui charme tous nos ennuis Et la paresse des nuis Voire que nature estime Comme son fils légitime. […] Vien donc sommeil, & distille Dans mes yeus ton onde utile Et tu auras en pur don Un beau tableau pour guerdon. Le Sommeil 19 est présenté comme une divinité allégorique qui descend du haut du ciel pour couler sur les yeux de l’amant malheureux. Il est fils de la Nuit, frère jumeau de la Mort et père des Songes. L’art romain, on le sait, le représentait comme un éphèbe, presque un enfant, planant au-dessus du sol, tenant d’une main une tige de pavots, de l’autre une urne renversée d’où coule un liquide soporifique souvent comparé au miel. Virgile l’évoque descendant tout léger des astres de l’éther. 20 Le sommeil ne procure pas seulement à l’amant l’apaisement souhaite. Siméon-Guillaume de La Roque lui demande de fermer également les paupières de sa belle afin que l’ami du silence, l’enchanteur agréable lui fasse oublier la colère éprouvée envers son amant: Sommeil, fils de la Nuit, doux repos de notre âme, Qui fait ma belle Nymphe en son lit reposer, Puisque ton charme peut son esprit amuser, Plonge dans l’eau d’oubli le courroux qui l’enflamme. […] Hélas! tiens aussi fort sa paupière pressée Que tu fis l’autre fois celle d’Endymion, Et nous serons tous deux, par cette invention, Moi beaucoup plus content, elle moins offensée“ 21 Contre la cruauté et la fierté de celle-ci, il demande au doux sommeil enchanteur de fermer sa paupière 22 afin que les eaux du sommeil apportent la paix. Ce à quoi Maurice Scève dans plusieurs sonnets répond en écho lorsqu’il peint l’embrunissement des heures ténébreuses avec la pacification de la terre apportée par Somnus. 23 Ce sommeil est semblable à la mort, ce que Desportes suggère: Apporte, ô douce nuit! un sommeil à ma vie, Qui de fers si pesants pour jamais la délie Et d’un voile éternel mes yeux tiennent fermés24 et que Scève confirme Le doux sommeil de ses tacites eaux D’oblivion m’arousa tellement, 146 que de la mère, et du fils les flambeaux je me sentais éteints totalement […]25 Le „paisible fils de la Nuit solitaire“, 26 le pesant sommeil „seul oubly de nos peines“ 27 tient les corps engourdis et l’humeur paresseuse. „Ô doux sommeil, ô nuit à moi heureuse! Plaisant repos, plein de tranquillité“ (Louise Labé, Sonnet IX) Ô doux sommeil, ô nuit heureuse à moi! Plaisant repos, plein de tranquillité, Continuez toutes les nuits mon songe; Et si jamais ma pauvre âme amoureuse Ne doit avoir de bien en vérité Faites au moins qu’elle en ait en mensonge . 28 L’invocation au sommeil ne va pas le plus souvent sans appeler le songe qui apporte la vision bienheureuse de l’aimée et le rêve d’un amour enfin exaucé. Félix Juvenel de Carlincas: Quand le sommeil sortant de sa grotte profonde Amena dans mon lit l’objet de mon amour Ronsard déjà (Second livre des amours, sonnet XXIII) pensait que Morphée envoyait à l’amant un songe pour apaiser son amertume, pour d’autres il s’agit d’Amour lui-même: Amour pour éprouver ma fidèle constance D’un songe controuvé, l’espace d’une nuit, Charma de mes esprits la débile espérance…29 C’est pour le poète l’occasion d’une part de dresser un portrait des plus flatteurs de son amante et de décrire en détail son idéale beauté. C’est d’autre part la possibilité d’exaucer en rêve le désir d’amour et pour un Pierre de Brach de la presser „nu à nu“ entre ses bras, 30 car comme le dit Urbain Chevreau „Souffrez si je ne puis la baiser quand je veille/ Qu’au moins je la baise en dormant“. 31 Aussi les beaux et chastes yeux, le large front d’ivoire, les sages discours, la mignarde tresse, la délicate main, le poil d’or, tout est prétexte à exalter les beautés de la Dame dans une vision que le rêve rend tout à loisir. Songe tandis que l’Aube est attendue Viens sur mon lit doucement te couler Et ne me peins ni fantômes en l’air Ni cerf volant ni chimère cornue Peins-moi plutôt celle Idée connue De la Maîtresse et fais-la égaler A elle-même en douceur de parler 147 Et me la mets devant moi toute nue Fais que nos feux nous puissions apaiser […] Et charme-moi d’un tel contentement Qu’à mon réveil je crois fermement Avoir joui de sa grâce farouche.32 Je songeais cette nuit que nue entre deux draps Je goûtais les plaisirs qu’on goûte entre vos bras Votre humeur me semblait amoureuse enjouée Et ne connus jamais de nouvelle Epousée Qui se prît mieux que vous à semblables ébats33 Le rêve de mille baisers et de maintes caresses font goûter des plaisirs et des douceurs „dont le seul souvenir peut alléger la peine“. 34 Ainsi Joachim Bernier de la Brousse: O Songe doux ô fantôme croyable Qui m’entretiens en l’amoureux plaisir Entre mes bras Hélène mon désir Je te tenais cette nuit favorable Je suçotais ta bouche désirable Des Dieux du ciel Je touchais à loisir Ton blanc téton et savais bien choisir Sur ton beau corps un bien plus agréable35 C’est ainsi que Philippe Habert peut dire: „Le Frère de la Mort m’a redonné la vie“ et de s’enchanter des douceurs goûtées la nuit. 36 Et Pierre de Marbeuf d’ajouter: Sommeil l’on vous a cru le frère de la mort Mais puisque vos faveurs m’ont fait baiser Silvie Je vous crois bien plutôt le père de ma vie Théophile de Viau condamne l’image fallacieuse donnée par les poètes au „Ministre du repos, sommeil, père des songes“ 37 qui fait de lui une image de la mort: Faut-il confesser qu’en l’aise où tu nous plonges Nos esprits sont ravis par un si doux transport Qu’au lieu de raccourcir à la fureur du sort Les plaisirs de nos jours, sommeil, tu les allonges? Isaac Habert en s’exclamant „Mon dieu! que de plaisir il y a de songer! “ demande à la noire nuit de s’allonger pour augmenter une si grande liesse et reprend le topos de l’Aurore à qui l’on demande de rester auprès de la couche de Tithon, son vieillard époux. Cette haine de l’aurore 38 qui vient mettre un terme aux plaisirs et aux jeux de la nuit est sans cesse repris, par Pierre de Deimier par exemple: 148 Ah que tu es heureux doux berger de Latmie Que Diane te baise en ton tendre sommeil Mais que tu dois haïr l’Aurore et le réveil Qui te lèvent des bras d’une si douce amie39 ou Guillaume Colletet: Mais comme ces douceurs me chatouillaient encore Je sentis sur mes yeux un rayon de l’Aurore Qui tua mes plaisirs et fis naître le jour40 ou encore Claude Expilly de la Poepe: Au fort de ces ébats un envieux réveil Vint rompre ce doux songe au lever du Soleil41 L’évocation des plaisirs de l’amour sont alors précis et l’illusion du songe est jugée préférable à tout le reste. Ainsi Isaac Habert ajoute dans le sonnet mentionné: Flanc à flanc, bras à bras, sein à sein, bouche à bouche, Mollement étendu dessus ta molle couche, Dormant, il me semblait ton ventre rond presser. Songe, ton faux me plaît, et ta douce mensonge, Mais je voudrais trois mois songer ce même songe, Et puis après, veillant, ma maîtresse embrasser...42 et il renchérit dans un autre sonnet: Que d’amour, que d’appas, que de douces blandices, Que de ris, que d’ébats, que de molles délices, Que de naissantes morts, que de jeux amoureux! Que de baisers confits en sucre, en ambroisie! De ces plaisirs, dormant, j’avais l’âme saisie. Fut-il jamais en songe un amant si heureux! Habert voudrait que toute sa vie ne fut qu’un songe, effaçant le frontière entre rêve et réalité, tout comme Pontoux, que cite Gisèle Mathieu, qui privilégie la douceur du songe: Je sens la nuit une félicité Le jour m’est mal et bien l’obscurité, Où sommeillant en joye je me plonge La lune m’aide et me nuit le soleil…43 Le sommeil n’est plus simplement l’oubli des tracas du jour et de l’indifférence de la femme aimée, c’est un moyen - quasiment physiologique - de donner libre 149 cours à sa passion et de la contenter. Pour Théophile de Viau, ce „petit moment“ du songe Amour lui permet d’entretenir ses sens et de tenir dans son lit „Elise toute nue“. 44 Nombreux sont ainsi les exemples de Pierre de Cornu à Jean de la Jessée qui chante le songe consolateur qui est un songe érotique. Théophile de Viau fait aussi parler la femme et sait que le sommeil nocturne laisse s’exprimer les désirs les plus cachés Tous les secrets d’amour que le sommeil exprime, Mon âme les ressent; Et le matin je pense avoir commis un crime Dans mon lit innocent. De honte à mon réveil, je suis toute confuse, Et, d’un oeil tout fâché, Je vois dans mon miroir la rougeur qui m’accuse D’avoir fait un péché. […] Je prie tous les dieux De maltraiter Morphée à cause que ses charmes Ont abusé mes yeux.45 Cependant les poètes mettent également l’accent sur le contraste entre la réalité décevante et les rigueurs de l’aimée, inébranlable le jour et les libertés accordées nuitamment. Si la sensualité du rêve fait l’objet de maintes descriptions assez réalistes et libertines, plus dur est alors le réveil: le jour fait fuir les bienheureux fantômes de la nuit et le rêveur se retrouve solitaire sur sa couche, irrité de la tromperie du songe et des illusions qu’il avait fait naître. Ces „vains fantômes d’amour“, ces „vains plaisirs“, 46 ces „charmes imaginaires“, ces „faux bonheur“ ne sont que des misères pour la plupart qui mettent avec douleur l’accent sur la déception du réveil. Evoquant les „vaines douceurs“ 47 créées par ce „frêle démon“ qu’est le morne prince des songes, Tristan fait rimer une fois de plus songe avec mensonge. Le thème du bien fugace est populaire depuis longtemps et le Roland furieux de l’Arioste en témoigne (Orlando furiosi XXXIII str. 62-65): 48 En ce moment le sommeil la fuit et elle ne voit plus que Roger qui disparaît avec son rêve. La damoiselle recommence alors à pleurer et se parle ainsi à elle-même: C’est un vain songe qui est venu me procurer ce plaisir, et c’est, hélas! la réalité qui me torture pendant que je veille. Le songe a été prompt à s’enfuir, mais ce n’est point un songe que mon âpre et cruel martyre. Pourquoi, éveillée, n’entends-je plus, ne vois-je plus ce qu’endormie, ma pensée semblait entendre et voir? pourquoi mes yeux, quand ils sont clos, voient-ils le bien, et voient-ils le mal quand ils sont ouverts? Le doux sommeil m’a fait espérer la paix; mais la veille amère me replonge dans la guerre. Le doux sommeil a été menteur, mais, hélas! la veille amère ne me trompe point. Si le vrai me pèse et si le faux me plaît, que jamais plus je n’entende ou ne voie la vérité sur la terre. Si le sommeil me donne la joie, si la veille m’apporte la souffrance, puissé-je dormir sans me réveiller jamais! 150 […] je me sens mourir quand je veille, et je me sens vivre quand je dors. Mais si un sommeil de cette nature ressemble à la mort, viens sur l’heure, ô Mort, me clore les yeux! Il s’agit là d’un modèle que les poètes ont fort présent à l’esprit. Solitude Le poète en quête d’ombre pour y sentir plus fortement sa vie évoque dans la solitude qui est la sienne les oiseaux nocturnes qui lui ressemblent: Tous ces oiseaux qui sous la nuit obscure D’un triste vol se plaignent lentement Ne sont témoins du doux commencement De mon amour sainte, loyale et pure. (Flaminio de Birague)49 En développant l’antique topos de la sympathie de la nature aux souffrances de l’amant, thème qui est à l’origine de nombreuses complaintes funèbres, 50 le poète se livre aux affres de la disperata, de cette désespérance qui trouve en la nuit l’écho favorable à son humeur d’amant affligé. „Hôte mélancolique des Tombeaux et des croix“, il se plait à errer dans l’obscurité des forêts, haïssant la lumière. 51 Les oiseaux nocturnes apparaissent alors comme des doubles partageant les mêmes souffrances que l’amant. Ainsi à la fin de l’Hyppolite de R. Garnier: Je veux choisir un lieu commode à mon tourment Où le mortel hibou lamente incessamment. Le corbeau comme le hibou, ces „augures d’Atropos“ (La Roque, Phyllis, s. 14) sont depuis l’Antiquité connus pour être des oiseaux funestes. Birague: „Je fuis comme un hibou la lumière des cieux“ 52 et Belleau d’évoquer „les tristes oiseaux/ dont le vol gauche & lent, & les divins murmures/ Ne portent aux humains que sinistres augures.“ 53 Reprenant le thème bien connu d’Ovide „Quis fuit ille dies, quo tristia semper amant/ Omina non albae concinuistis aves? “ (Quel était le jour où vous avez, oiseaux de mauvais augure,/ Chanté en chœur de tristes présages pour celui qui aime toujours? “). 54 Fin de l’amour, synonyme de ce trépas évoqué par Birague: „Le soir dessous mon toit, les funèbres oiseaux/ Annoncent mon trépas…“ 55 Le poète quand vient la nuit à pas lents se retire en pleurant. 56 Pétrarque évoquait aussi la prédiction funeste de l’oiseau nocturne (Pétrarque, Canz. s. 210). 57 Mais La Roque pense moins à Pétrarque qu’à la plainte de Sincero dans l’Arcadie de Sannazar (VII, 52): Come notturno ucel nemico sole, lasso, vi io per luoghi oscuri e foschi, 151 mentre scorgo il dì chiaro in su la terra; poi quando al mondo sopravien la sera, non com’altri animai m’acqueta il sonno, ma allor mi desto a pianger per le piagge. lorsqu’il écrit son fameux sonnet 58 qui semble préfiguré la désespérance romantique d’un Nerval écrivant son El Desdichado: „Je suis le ténébreux, - le veuf, - l’inconsolé, / Le prince d’Aquitaine à la tour abolie: / Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé/ Porte le soleil noir de la Mélancolie.“ Je suis le triste oiseau de la nuit solitaire Je suis le triste oiseau de la nuit solitaire, Qui fuit sa même espèce et la clarté du jour, De nouveau transformé par la rigueur d’Amour, Pour annoncer l’augure au malheureux vulgaire. J’apprends à ces rochers mon tourment ordinaire, Ces rochers plus secrets où je fais mon séjour. Quand j’achève ma plainte, Echo parle à son tour, Tant que le jour survient qui soudain me fait taire. Depuis que j’eus perdu mon soleil radieux, Un voile obscur et noir me vint bander les yeux, Me dérobant l’espoir qui maintenait ma vie. J’étais jadis un aigle auprès de sa clarté, Telle forme à l’instant du sort me fut ravie, Je vivais de lumière, ore d’obscurité. La Roque, en s’identifiant - non pas à un, mais à „le“ - triste oiseau, devient allégorie de lui-même, de sa solitude absolue, de ce vide creusé par l’absence, lui, privé de son humanité, devenu - comme le sera bien plus tard le Corbeau d’Edgar Allan Poe - le symbole d’une cruelle fatalité, condamné à parler sans être entendu, seul vivant parmi les rochers et dont le son de sa voix repris par l’écho devient fantôme de lui-même, tourmenté par le souvenir de son existence antérieure, de sa puissance, de la lumière et d’une liberté à jamais perdue. Il y a bien une sorte de romantisme noir dans ce baroque ténébreux chez celui qui erre dans la nuit: Je suis jà ombre blême Orphelin de mes sens Errant idole affreux Dans l’Orque ténébreux L’amour rebelle crée le désert, la solitude et la souffrance de celui qui cherche les ténèbres, les antres et les bois dont les accents funèbres répondent à sa voix. Mais si les ombres sont complices de la douleur amoureuse, la nuit recherchée apparaît complaisante et un refuge heureux pour le tourment. Il se produit un para- 152 doxal renversement qui veut que la nuit en accueillant le désir des ténèbres soit pour l’amant une lumière. Comme l’a bien vu Gisèle Mathieu, „la clarté éblouissante de la nuit est préférée à l’obscurité angoissante du jour“. „Le jour serein m’est une obscure nuit,/ Lors que je perds le Soleil qui m’enflamme“ écrit La Jessée. 59 Si la nuit est un espace d’angoisse, de frayeur, image d’une mort que l’absence de réciprocité amoureuse entraîne, elle devient aussi le chemin d’une volupté masochiste: Déjà plus à mes yeux nulle clarté ne luit, Vif j’adore l’horreur d’une éternelle nuit, Tout ce qui peut aider m’est mortel et contraire, Je ne puis concevoir que plaisir à me déplaire.60 Cette course au „mal volontaire“, 61 l’espoir étant devenu un „monstre odieux“, le jour importun et ennuyeux conduit au hâvre du silence nocturne, à ce „théâtre idéal où se joue la douleur“. 62 Il y a une véritable mise en scène du désespoir d’amour avec un décor obligé. Du coup le Soleil qui avait été le modèle même de la beauté, de la lumière des yeux de l’aimée, 63 du désir et de l’amour se voit éloigné avec mépris, voire même avec une forte répulsion. 64 Le Soleil est par trop sombre, et trop peu chauds sont ses rayons „pour de mon ame chasser l’ombre, et faire fondre ses glaçons“ 65 Aussi „pour fuir du soleil la lumière“, 66 l’amant trouve-til refuge dans l’ombre, où l’attend une autre lumière. Mais toujours cette Nuit a de nouveaux appas Et plus notre Œil s’attache à contempler ses ombres Plus il voit de clartés qu’il ne découvrait pas.67 Au soleil diurne vient s’opposer un soleil nocturne qui anticipe à bien des égards l’image du soleil noir. Georges de Scudéry parle ainsi de l’“aimable noirceur“ de ces „beaux et sombres Soleils“ que sont les yeux de la Dame. Et le jeu des oxymores ne s’embarrasse point de la palette du peintre qui peignant avec du charbon peut suggérer que la lumière serait noire: Astre dont la noirceur semble former la gloire Et qui fais ton éclat de ton obscurité Tu montres bien que la Beauté Charme en Ebène aussi bien qu’en Ivoire Le pinceau de Beaubrun….68 La nuit ténébreuse devient le jour. Elle a „beaucoup moins de noirceur qu’elle n’a de clarté“ 69 Elle est la nuit à la luisante clarté. 70 Du Bois-Hus dans „La nuit des nuits et le jour des jours“ (Paris, 1641) ne se lasse pas de faire la nuit plus éclatante que le jour. La nuit est amoureuse, elle est l’amour même: „Les torches qu’elle allume en la place du jour / Plus belles que l’aurore / Lui couronnent le front de lumières d’amour“. La nuit allume dans les cieux mille nouvelles étoiles, qui 153 sont de nouveaux yeux pour mieux voir son amant. Ainsi les étoiles sont-elles les yeux de l’amour. Ces lumières de la nuit sont admirablement décrites par La Roque dans une ode à la nuit qui pourrait préfigurer les Hymnes à la nuit d’un Novalis ou de bien d’autres encore. Ode à la nuit Ô Nuit plaisante et sereine, Viens découvrir à nos yeux Ton beau char qui se pourmène Par les campagnes des cieux. Sors de ta caverne obscure Dans le saphir éclatant, Pendant qu’en cette verdure Je vais ton los racontant. Rallume ta clarté sainte, Que le grand Soleil jaloux Avait par sa flamme éteinte, Passant à midi sur nous, Fais voir ta beauté céleste, Digne d’offrande et d’autels, Et par qui se manifeste Le Ciel aux yeux des mortels. Or j’aperçois que ton voile S’étend dessus l’Orient, Méme la première étoile Nous montre son oeil riant, Les monts, les bois, les vallées. Commencent à s’ombrager, Pendant qu’aux ondes salées Le soleil se va plonger. Nuit qui pour mon bien retourne, Ministre de nos plaisirs, Ô belle Nuit où séjourne Le sujet de nos désirs, Arrête un peu ton voyage, Tant que celle que je veux Me montre sous ton ombrage Le paradis amoureux. Ô Nuit à jamais utile, Nuit douce et pleine d’appâs, Sans toi tout serait stérile, Et sécherait ici-bas, Ô Nuit seul repos du monde, Miroir des feux de là-haut, Qui rends la terre féconde Avec l’humide et le chaud, Ô Nuit qu’au jour je préfère Par qui notre entendement Connut la céleste sphère, Son cours et son mouvement, Et par la règle commune, Tu nous fais voir maintes fois Le trépas et la fortune Des laboureurs et des rois. Nuit agréable et plaisante, Douce nourrice d’Amour, Que j’adore et que je vante Plus que les rayons du jour, Dans ton azur solitaire Se modèrent nos langueurs, Te rendant la secrétaire Des passions de nos coeurs. [...] Pourtant force est de constater que la nuit en sa cécité profonde est fondamentalement ambivalente et qu’il est difficile, dans ce monde baroque dominé par l’inconstance et le vertige, de distinguer le jour de la nuit, qui ne cessent d’alterner et d’être renvoyés dos à dos. Monde de confusion où eros et thanatos chantent un chant amébée. Souvent prise de manière métaphorique, la nuit est l’amour, elle est femme et lorsque Tristan chante la nuit, Que vous avez d’apas, belle Nuit animée! Que vous nous apportez de merveille et d’amour; Il faut bien confesser que vous êtes formée Pour donner de l’envie et de la honte au jour. 154 il s’agit en fait de l’image d’une femme, celle d’une veuve en habit noir dont la sombre beauté éblouit („La flamme éclate moins à travers la fumée, / Que ne font vos beaux yeux sous un si sombre atour“) et qui réunit en une même image amour et mort: Car vous voyant si belle, on pense à votre abord Que par quelque gageure où Venus s’intéresse, L’Amour s’est déguisé sous l’habit de la Mort.71 Ministre des plaisirs Si la nuit peut être l’absence de la lumière de l’aimée; si le jour est la trop cruelle visibilité de son indifférence, si la clarté des yeux est une lumière nocturne supérieure à celle du jour, il faut bien convenir que la nuit n’est pas seulement un refuge pour la douleur, mais aussi la complice des amants, mère des plaisirs, cache secrète des étreintes, cette „nuit aux amants favorables“ ainsi que l’écrit Jehan Grisel. 72 O Nuit heureuse Nuit ô Nuit plus agréable Que l’ardente lueur d’un jour mieux éclairé, Qui me fus à mon gré d’autant plus favorable Que moins - heureuse Nuit - je l’avais espéré, Fallait cependant que par ta jalousie Nous fussions si matin importunez du jour? 73 Il y a un véritable désir de crépuscule. Aussi la tombée du jour est-il un moment exaltant, une invitation à pénétrer les mystères de la nuit, une promesse de l’accomplissement du désir. La poésie baroque multiplie une pastorale crépusculaire en décrivant la campagne s’embrunissant, reprenant ainsi la fin de la première églogue de Virgile qui avait initié la thème. Si le thème prend parfois des allures désespérés, „Désespoir“ étant le titre du poème de Marbeuf: „Aussitôt que je vois l’ombre / Il me semble que je vois l’ombre / De ma belle qui me poursuit“, 74 la nuit est également non seulement favorable aux amants, mais elle embellit leurs amours, transforme l’insomnie en délices, l’obscurité en lumière. La nuit rend les femmes plus belles, les cœurs plus ardents, les feux plus lumineux. Pour reprendre Tristan, qui identifie la femme à la nuit et à l’amour, l’amant peut s’écrier: „Que vous avez d’apas, belle Nuit animée! Que vous nous apportez de merveille et d’amour“. 75 O douce nuit, ô Nuit plus amoureuse, Plus claire & belle, & à moy plus heureuse Que le beau jour, & plus chère cent fois, D’autant que moins, ô Nuit, je t’espérais. Et vous, du ciel étoiles bien apprises 155 A secourir les secrètes emprises De mon amour, vous cachant dans les vœux Pour n’offenser l’ombre amy de mes yeux. Et toi ô sommeil secourable, Favorable, Qui laissas deux amants seulets, Eveillez76 Les plaisirs amoureux sont décrits en abondance, la main qui tâtonne la cuisse, le tétin pommelu, la langue errante, les baisers et ces embrassements qui font tomber les amants sous l’ardeur languissante (pour reprendre quelques images de l’Hymne à la Nuit de Ronsard). Si la nuit sépare les amants, elle est plus souvent encore le moment de se retrouver, avec cependant de dramatiques conséquences dues à l’obscurité. Héro et Léandre, Pyrame et Thisbé se rencontrent lors d’une „Belle nuict qui me tends tes ombrageuses toilles“ (Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé, v. 951), mais l’on sait également les confusions tragiques que favorise l’obscurité. Il y a donc la nuit qui sépare et la nuit qui unit. La muette nuit à la robe embrunie voile de son manteau l’amant qui se rend auprès de l’aimée. Elle couvre de son obscurité le secret des amants, car comme le fin larron cèle ses larcins le bon amant tient la chose secrète. 77 Ronsard, s’inspirant de Giovanni Pontano, évoque lui aussi la nuit des amours, ministre fidèle qui accompagne secrètement „l’impatient ami de l’heure accoutumée“ dans son Hymne à la nuit. 78 Cette nuit amoureuse, secourant les secrètes entreprises, 79 ne doit point trop donner de sa lumière. C’est là ce contre quoi s’emporte Desportes dans son célèbre poème Contre une nuit trop claire composé en 1565, inspiré d’une pièce l’Arioste, qui fut également imitée par Melin de Saint-Gervais et Remi Belleau. Dès sa parution en 1573, le poème fut maintes fois imité et mis plusieurs fois en musique par Chardavoine (1576) et D. le Blanc (1577). Desportes s’indigne de ce que la „jalouse Nuit“ enflamme le ciel d’une nouvelle clarté si contraire à sa félicité. 80 Au lieu de mettre son noir bandeau la nuit est de mille feux étoilés et la lune éclaire là où elle devrait s’effacer. Le poète fait appel à de mythologiques souvenirs d’amour Et toi, sœur d’Apollon, vagabonde courrière, Qui pour me découvrir flambes si clairement, Allumes-tu la nuit d’aussi grande lumière, Quand sans bruit tu descends pour baiser ton amant? Hélas! s’il t’en souvient, amoureuse déesse, Et si quelque douceur se cueille en le baisant, Maintenant que je sors pour baiser ma maîtresse, Que l’argent de ton front ne soit pas si luisant. Mais la fable a menti et l’histoire est menteuse de celle dont il dénonce la froide humidité. 156 Si tu avais aimé, comme on nous fait entendre, Les beaux yeux d’un berger, de long sommeil touchés, Durant tes chauds désirs tu aurais pu apprendre Que les larcins d’amour veulent être cachés. Le poète évoque alors tous les obstacles qu’une trop grande luminosité nocturne font naître à l’encontre de son désir d’amour: les gens qui dans la rue, au lieu d’aller dormir, s’attardent à causer en le condamnant à aller et venir, tournant ses yeux vers le lieu désiré, mais ne pouvant avancer, la rue étant pleine d’importuns qui le voient et qui l’empêchent d’approcher de l’huis désiré sans être découvert. Je voudrais être roi pour faire une ordonnance Que chacun dût la nuit au logis se tenir, Sans plus les amoureux auraient toute licence; Si quelque autre faillait, je le ferais punir. La quête de l’amante de nuit peut prendre des aspects comiques tel ce poème dans lequel l’amoureux erre dans l’obscurité (Tout au rebours de Cupidon,/ J’ai les yeux et non le brandon/ Et lui le brandon sans la vue) et il aimerait que Cupidon lui serve de lanterne, non pour contempler la beauté, mais pour éviter les gouttières: Quel malheur c’est de ne voir goutte, Et falloir chercher son chemin, En tâtant les murs de sa main Au-dessous d’un toit qui dégoutte.81 L’image de l’amant (transi au propre et au figuré) devant la porte de sa belle est un thème nocturne que l’on trouve chez Ronsard, Saint-Gelais, Du Bellay, Grévin, Jacques Constans, mais il était déjà chez Horace 82 comme chez Ovide. 83 Il est chez Tristan un petit poème fort amusant qui témoigne des difficultés et des complaisances des visites nocturnes: Epitaphe d’un petit chien Ci git un chien qui par nature Savait discerner sagement Durant la Nuit la plus obscure Le Voleur d’avecque l’Amant. Sa discrète fidélité Fit qu’avec beaucoup de tendresse A sa mort il fut regretté Par son Maitre et par sa Maitresse.84 1 La Roque, „Or que la nuit et le silence“ (cité dans Gisèle Mathieu-Castellani, Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque, p. 279). 157 2 „La nuit est très fortement liée, dans la sensibilité baroque, non pas seulement à l’idée de la mort, mais aussi à l’attirance de la mort: elle appelle la mort, elle la manifeste, elle suscite un cortège de rêveries sur la mort“ (G. Mathieu, Les thèmes amoureux dans la poésie française 1570-1600, Lille III, p. 412). 3 Tristan (cité dans l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset, A. Colin, 1968, tome 2, p. 61). Il est vrai, il s’agit ici de l’évocation d’une belle veuve dont l’image unit la couleur noire à celle de l’amour („La flamme éclate moins à travers la fumée,/ Que en font vos beaux yeux sous un si sombre atour“). 4 Gisèle Mathieu-Castellani, Eros baroque. Anthologie thématique de la poésie amoureuse, Nizet, 1986, p. 33-34. 5 Qui reprend d’ailleurs textuellement le sonnet LV d’Olivier de Magny dans Les Souspirs. 6 Les Amours de feu Mr Tristan et autres pièces curieuses, Paris, 1662, p.37 (Les songes funestes, sonnet). 7 „Nuit fille de la terre, amène tes flambeaux“ (Isaac Habert). 8 Apollodore, Bibliothèque, I, VII, 5: „Sa beauté était prodigieuse, et Séléné tomba amoureuse de lui [Endymion]. Zeus lui accorda de choisir ce qu’il voulait, et Endymion choisit de dormir toujours, en restant immortel et éternellement jeune.“ 9 Jamyn, Œuvres Poétiques, tome 2, livre IV, XCIII. 10 Sogno, che dolcemente m’hai furato A morte, e del mio mal posto in oblio, Da qual porta del ciel cortese e pio Scendesti a rallegrar un dolorato? (Gli Aoslani e le Rime. sonnet LXXIII (XCVIII). 11 La porte d’ivoire chez Homère (Virgile) livre passage aux songes trompeurs. Voir Odyssée, XIX (v. 550 562): „Etranger, certes, les songes sont difficiles à expliquer, et tous ne s’accomplissent point pour les hommes. Les songes sortent par deux portes, l’une de corne et l’autre d’ivoire. Ceux qui sortent de l’ivoire bien travaillé trompent par de vaines paroles qui ne s’accomplissent pas; mais ceux qui sortent par la porte de corne polie disent la vérité aux hommes qui les voient.“ Thème repris chez Virgile dans l’Enéide, VI, 893-896: On trouve en ces confins les deux portes du Somme, Par où le songe passe allant au lit de l’homme: L’une est de corne trouble, et l’autre luit aux yeux, Construite dextrement d’ivoire spécieux. Le songe véritable ouvrant ses ailes sombres, Sort de celle de corne inspiré par les Ombres, L’essaim des songes faux, par les Mânes instruit, Gagne celle d’ivoire, affublé de la nuit. 12 Jean Godard (cité dans l’anthologie de Gisèle Mathieu-Castellani, Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque, p. 203). 13 Desportes (Les Amours de Diane, Premier livre, XLIV). 14 Ibid. Les Amours de Diane, II, son. VII. 15 Pontus de Tyard (Nouvelles œuvres poétiques, son. VI). 16 Flaminio de Birague, Les premières œuvres poétiques, Droz, 1998, p.174 (sonnet LXVII). 17 O Sonno, o requie e triega degli affanni, che acqeuti e plachi i miseri mortali, da qual parte del ciel movendo l’ali venisti a consolare i nostri danni? que Birague traduit ainsi: 158 O Somme, ô doux repos et trève de nos peines Qui charmes les ennuis et travaux des humains De quel lieu partis-tu des astres plus hautains Pour venir enchanter mes douleurs inhumaines? 18 Vrayment c’est à bon droit, ô somme gracieux Qu’on t’appelle charmeur des ennuis soucieux Que cause dans nos cœurs l’enfaçon de Cyprine“ 19 Voir Homère, Iliade, 14, 231 et suiv.; Ovide, Métamorphoses, 11, 581-748. 20 Virgile, Enéide, V, 838-839. Et déjà la Nuit humide avait presque atteint la borne médiane du ciel; les matelots, couchés sous leurs rames, sur les dures banquettes, laissaient se détendre leurs membres dans un paisible repos, quand le Sommeil, tout léger, se laissant glisser des astres de l’éther, écarta l’air ténébreux, repoussant les ombres. 21 Siméon-Guillaume de La Roque, Stances au Sommeil, p. 169. 22 Siméon-Guillaume de La Roque, s. LXIV. 23 Délie, CXXVI (Paris, 1961, p. 93). 24 Desportes,Cléonice, p. 75. 25 Délie, CXLVII (Scève, op. cit., p. 109). 26 Desportes, Amours d’Hippolyte, p. 75. 27 Les Amours de Pirame et Tisbée (La Roque). 28 une autre version indique: Ô doux sommeil, ô nuit heureuse pour moi! Plaisant repos, plein de tranquillité, Continuez toutes les nuits mon songe; Et si jamais ma pauvre âme amoureuse Ne doit connaître le bonheur dans la vraie vie, Faites au moins qu’elle en ait l’illusion. 29 Pierre de Cornu, Premier Livre des Amours, LXIII, p. 47 (cité par Gisèle Mathieu, Les thèmes amoureux dans la poésie française, op. cit., p. 81 - qui cite la suite du poème où l’amant se voit trompé par l’image d’une vieille édentée et chauve). 30 Pierre de Brach, Œuvres poétiques, Paris, 1861, XXVII, p. 59. 31 Urbain Chevreau, Poésies, Paris, 1656. 32 Pierre Le Loyer, Œuvres et mélanges poétiques, Paris, 1579, p. lx. 33 Auteur anonyme, Nouveaux recueil de divers rondeaux, Paris, 1650, II, p. 20 (cité par Albert-Marie Schmidt, L’Amour noir, Slatkine, Genève, 1982, p. 113). 34 Anonyme, Poésies choisies, Paris, 1660, p. 68. 35 Joachim Bernier de la Brousse, Les œuvres poétiques, Poitiers, 1618, p. 15. 36 J’ai cette nuit goûté les plus douces douceurs Du breuvage des dieux, de la manne prisée, Du miel, du sucredoux, de la douce rosée. Isaac Habert, Œuvres poétiques (1582), XVIII, p. 26. 37 „Ministre du repos, sommeil, père des songes, Pourquoi t’a-t-on nommé l’image de la mort? Que ces faiseurs de vers t’ont jadis fait de tort De le persuader avecque leurs mensonges. (Les Œuvres de Théophile de Viau, Paris, 1631 (cité dans Trésor de la poésie baroque et précieuse, éd. André Blanchard, Seghers, Paris, 1969, p. 116). 159 38 Desportes, poète de cour, flatte le deuil d’Henri III qui perdit ses mignons en avril 1758, tués en duel. Il renverse dans son élégie les valeurs traditionnelles, faisant de la nuit un moment paisible, de sécurité, de repos alors que l’Aurore est présentée sans ses tresses de roses ni parure d’aucune sorte, mais comme une figure de deuil - image du duel au petit matin. (Desportes, Elégies, éd. V.E. Graham, Droz, 1961, p. 215-216). La nuit préservait l’amour, le petit jour est pourvoyeur de mort. 39 Pierre de Deimier, Les premières œuvres, Lyon, 1600, p. 141. 40 Guillaume Colletet, Poésies diverses, Paris, 1656, p. 349. 41 Claude Expilly de la Poepe, Les Poèmes, Grenoble, 1624, p. 86. 42 Isaac Habert, „Mon dieu! que de plaisir il y a de songer! “ (cité dans Gisèle Mathieu- Castellani, Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque, p. 230). 43 Claude de Pontoux, Les Œuvres, Lyon, 1578, XCII, p. 61 (cité par Gisèle Mathieu, Les thèmes amoureux dans la poésie française, op. cit., p. 158). 44 Les Œuvres de Théophile de Viau, 1631, op. cit., p. 116. 45 Théophile de Viau, XXIV. Pour Mademoiselle D. M. Stances. 46 Les Amours de Feu Mr Tristan et autres pièces curieuses, Paris, MDCLXII, p. 102-105. 47 Les Amours de feu Mr Tristan, op. cit., p. 33. 48 Voir aussi par exemple Tebaldeo, L’Opere d’Amore. son. XXIV. 49 Les clairs ruisseaux, les bois et la verdure Des prés fleuris d’un beau bigarrement Sont seuls témoins du bien et du tourment Que pour aimer également j’endure. La nuit n’eût su dans son sein recéler Mon feu luisant, qui peut étinceler Parmi les cieux, aux enfers et sous l’onde. Mon amour passe au travers de la nuit, Et plein d’un feu qui bluettant s’enfuit, Aide au soleil à redorer le monde. 50 On peut citer Bion (Chant funèbre en l’honneur d’Adonis), Marot (Chant funèbre en l’honneur de Bion), Belleau (Complainte sur la mort de Joachim Du Bellay), etc. 51 Flaminio de Birague, Les premières œuvres poétiques, Droz, 1998, Ode, p. 90. 52 Flaminio de Birague, op. cit., s. CXXXV p. 330. 53 Belleau, Eclogue sur la guerison d’Amour (éd. Marty-Laveaux, tome 2, p. 49-50). 54 Ovide, Amours, II, XII (Ovide, Ecrits érotiques, Thesaurus Actes Sud, 2003, p. 149). 55 Flaminio de Birague, op. cit" s. XXX (p. 86). 56 Flaminio de Birague, op. cit" s. CXXXV p. 330. 57 Non da l’ ispano Ibero a l’ indo Idaspe ricercando del mar ogni pendice, né dal lito vermiglio a l’onde caspe, né ‘n ciel né ‘n terra è piú d’ una fenice. Qual destro corvo o qual manca cornice canti ‘l mio fato, o qual Parca l’ innaspe? ché sol trovo Pietà sorda com’aspe, misero, onde sperava esser felice! Ch’ i’ non vo’ dir di lei; ma chi la scorge, 160 tutto ‘l cor di dolcezza e d’ amor gl’ empie: tanto n’ à seco, e tant’ altrui ne porge; e, per far mie dolcezze amare ed empie, o s’ infinge o non cura o non s’ accorge del fiorir queste inanzi tempo tempie. (Pétrarque, sonnet CCX) 58 Voir le commentaire de Jacqueline Van Baelen, „Je suis le triste Oyseau de la nuict solitaire“ in L’Esprit Créateur, Winter 1980, vol. XX, n°4, p. 40-43. 59 La Jessée, Les Premières Œuvres françaises, 1583, p. 1064. 60 Nuysement, Œuvres poétiques, p. 58 (cité par G. Mathieu, Les thèmes amoureux dans la poésie française, op. cit., p. 354). 61 La Roque, „Or que la nuit et le silence“ (cité dans Gisèle Mathieu-Castellani, Anthologie de la poésie amoureuse de l’âge baroque, p. 279). 62 G. Mathieu, Les thèmes amoureux dans la poésie française, op. cit., p. 411. 63 Ces „clairs soleils“ chantés par Pierre de Deimier (Les Prem. Œuvres, Lyon, 1600, p. 34) ou Isaac Habert: „Les beaux yeux, mes soleils, sont le jour de mon âme“ (Le Premier Livre des Amours de Diane, sonnet XIII). 64 Ainsi la lumière du jour est-elle ténébreuse: „les jours les plus luisants me sont obscures nuits“ (Bertaut, Œuvres, p. 318) ou encore „les jours luisants sont des nuicts sombres“ (Sponde, Poésies, Genève, 1949, p. 202). 65 Godard Jean, Les Loisirs, Ode XI. 66 Jacques de Constans, Les Constantes amours, Droz, p. 65. 67 Charles de Vion Dalibray, Les Œuvres poétiques, Paris, 1653. 68 Urbain Chevreau, Poésies, Paris 1656. 69 Du Bois-Hus, „La nuit des nuits et le jour des jours“ (Paris, 1641) (cité dans Trésor de la poésie baroque et précieuse, éd. André Blanchard, Seghers, Paris, 1969, p. 148). 70 „Clair flambeau de la nuit, dont la face argentée / Ne s’est veue jamais des amants souhaitée …“ (Isaac du Ryer, Le Temps perdu, 1610, Stances, p. 41). 71 Tristan (cité dans l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset, A. Colin, 1968, tome 2, p. 61) 72 Jehan Grisel, Les Premières œuvres poétiques, Rouen, 1500, p. 64. 73 Gilles Durant, Imitations…, avec autres gaietés amoureuses, A une bonne Nuit, 1587, p. 133. 74 Pierre de Marbeuf, „Desespoir“ in Recueil des vers, 1628, p. 122. 75 Tristan (cité dans l’Anthologie de la poésie baroque française de Jean Rousset, A. Colin, 1968, tome 2, p. 61). 76 Rémy Belleau, Oeuvres Complètes, Paris, 1867, tome 1, p. 107. 77 Jean Godard, Les Principes de la Flore, Paris, 1587. 78 Ronsard, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 2, p. 646. 79 Rémy Belleau, op. cit., tome 1, p. 107. 80 La même opposition contre une nuit trop claire se retrouve, mais dans un sens fort différent chez Baudelaire qui évoque dans le poème „Obsession“ des Fleurs du mal le plaisir d’une nuit sans étoiles, car ce qu’il cherche, c’est „le vide, et le noir, et le nu! “. Comme tu me plairais, ô nuit! sans ces étoiles Dont la lumière parle un langage connu! Car je cherche le vide, et le noir, et le nu! Refusant et repoussant ces „chastes étoiles“ qu’il évoque dans „Sépulture“ (LXX), c’està-dire la lumière spirituelle qui s’oppose aux ténèbres de la matière, ce témoignage de pérennité, de constance et d’immortalité, le poète voudrait se libérer de l’obsession de ce 161 conditionnement culturel, envahissant et opprimant. (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, „Obsession“, pièce LXXIX) 81 Recueil Sercy, 1 ère partie, 1653 cité dans Trésor de la poésie baroque et précieuse, éd. André Blanchard, Seghers, Paris, 1969, p. 246-247. 82 Horace, Odes, III, 10. 83 Ovide, Amours, I, VI: „Portier, toi que chargent, ô indignité! de lourdes chaînes, fais rouler sur ses gonds cette porte rebelle. Ce que je te demande est peu de chose: entr’ouvre-la seulement, et que cette demi-ouverture me permette de me glisser de côté; un long amour m’a assez aminci la taille, et a rendu mes membres assez maigres pour qu’ils puissent y passer; c’est lui qui m’apprend à m’insinuer sans bruit au milieu, des gardes, c’est lui qui guide et protège mes pas. Autrefois je redoutais la nuit et ses vains fantômes; je m’étonnais qu’on pût marcher au milieu des ténèbres; alors Cupidon se prit à rire avec sa tendre mère, assez haut pour se faire entendre de moi; puis il me dit tout bas: "Toi aussi tu deviendras brave." L’Amour vint me surprendre bientôt, et maintenant je ne crains ni les ombres qui voltigent dans la nuit ni la main meurtrière armée contre moi. Je ne redoute que ton extrême lenteur; c’est toi seul que je veux attendrir; dans ta main est la foudre qui peut me perdre. Regarde, fais disparaître un instant cette cruelle barrière, et tu verras comme cette porte est mouillée de mes larmes. C’est moi, tu le sais, qui, au moment où des coups allaient pleuvoir sur tes épaules nues, intercédai pour toi auprès de ta maîtresse; les prières qui eurent autrefois tant de pouvoir pour toi, aujourd’hui, ô ingratitude! ne peuvent-elles donc rien pour moi? Paie-moi du service que je t’ai rendu; voici l’occasion d’être aussi reconnaissant que tu le désires. La nuit s’écoule, fais glisser les verrous, fais-les glisser, et puisses-tu, à ce prix, être pour toujours affranchi de ta chaîne, et ne plus jamais boire l’eau des esclaves.“ 84 Les Amours de Feu Tristan et autres pièces, Paris, MDCLXII, p. 146.