eJournals lendemains 34/133

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2009
34133

La subversion et ses limites: Erotisme et politique chez Breton

2009
Wolfgang Asholt
ldm341330012
12 Wolfgang Asholt La subversion et ses limites: Erotisme et politique chez Breton Toute philosophie est incomplète dont la morale ne contient pas une ‘EROTIQUE’ 1 Si l’une des tendances du développement du roman moderne est d’avoir progressivement exclu le politique et social de son champ d’expérience au seul profit de l’amour et de son imaginaire, le surréalisme a représenté, pour sa part, un essai de rompre avec cette évolution et de transgresser les limites ainsi établies. Mais, indépendamment de la question de savoir dans quelle mesure cette entreprise a réussi ou échoué, on peut observer qu’aujourd’hui la même question ne se pose plus comme au temps du surréalisme et que les conditions sociales qui président au rapport entre champ politique et domaine érotique ont radicalement changé, non sans que l’influence des avant-gardes historiques ou des néo-avant-gardes de la deuxième moitié du XX e siècle aient joué un rôle dans cette évolution. Si Georges Bataille pouvait encore accorder à la transgression, et plus spécialement à la transgression liée à l’érotisme, un pouvoir subversif, une telle capacité nous semble hautement mise en doute de nos jours. Ne connaissant aujourd’hui plus de limites ni d’interdits, l’érotisme a peut-être disparu avec la possibilité de la transgression. L’omniprésence de la sexualité conduit, en effet, à une situation, où, comme le pressent José Pierre dans son introduction à la publication des Recherches sur la sexualité des surréalistes, „nous avons cessé de nous interroger à ce propos.“ 2 Mais la consolation qu’il s’accorde, à savoir que les nouvelles générations à force d’être sursaturées „mourront donc tout de même idiotes - mais informées“ 3 n’entend certainement pas rétablir les limites d’antan. A quoi correspond un développement analogue du politique. Celui-ci est aussi omniprésent, mais sous une forme si médiatisée ou, si l’on veut, spectaculaire, que cette mise en scène a dissous non seulement une éventuelle authenticité des temps antérieurs mais de même tous les interdits, donc toute possibilité de transgression - les surréalistes auraient parlé de „révolution“. Du fait d’une certaine pensée unique, généralisée dans les anciens et les nouveaux médias, les limites et frontières du „temps où les surréalistes avaient raison“, bien que subsistant concrètement, n’existent plus que dans une forme médiatisée, donc dans la forme dégradée qu’a prise l’opinion publique. On serait donc en situation de pouvoir critiquer le mouvement surréaliste pour avoir contribué à cet état de choses. Le théoricien de l’avant-garde, Peter Bürger, 13 reproche à celle-ci, donc aussi au surréalisme, d’avoir retiré à l’art une grande partie de son potentiel subversif par son projet de vouloir reconduire l’art dans la vie. 4 On peut cependant douter que le surréalisme ait vraiment réussi à mener à bien son projet au point que les effets d’une dissolution généralisée des limites se soient fait sentir. Et l’on peut même se demander si les surréalistes et plus spécialement Breton ont vraiment voulu dissoudre les interdits, aussi bien dans le domaine de l’érotique que dans celui du politique. Et l’ouvrage De l’Erotisme que Robert Desnos a écrit pour Jacques Doucet, même s’il constate que „L’érotisme appartient en propre à l’esprit moderne“, aurait plutôt tendance à conforter les limites, lui qui se contente de „faire un résumé de la littérature érotique“ 5 et d’en dégager les aspects spécifiques. Mais peut-être existe-t-il chez Breton une approche différente des interdits. C’est la question même que nous voudrions ici reprendre. L’expérience des limites chez Bataille Dans le contexte de ses travaux sur l’érotisme, Georges Bataille proclame: „Dans sa vérité fondamentale, l’érotisme est sacré, l’érotisme est divin“. 6 Voilà qui semble l’opposer d’emblée à toute idée de convergence entre érotisme et politique. Pendant la phase expansive du mouvement surréaliste autour de 1927, une telle appréciation de l’érotisme ne pouvait qu’avoir un impact considérable. Mais, bien plus, pour le Bataille de L’Erotisme (1957), cet érotisme était du domaine de la violence, du „domaine de la violation“. (X, 22) Or, cette violation possède un caractère double: elle concerne aussi bien l’individu, ce que Bataille désigne par „l’être fermé“ (X, 23), que les frontières socialement et culturellement établies qui ont pour fonction de garantir l’enfermement, donc l’inclusion de l’individu dans son propre milieu. De cette situation résulte pour Bataille un „désordre“ si important et si généralisé, provoqué par l’intrusion de la violence/ violation érotiques, qu’il est nécessairement accompagné d’un état de souffrance - et l’on peut se demander si les surréalistes, et surtout Breton, pouvaient partager ce point de vue. Mais le point crucial de la théorie de l’érotisme réside dans la relation qu’établit et revendique Bataille entre l’interdit et la transgression, et ce thème touche cette fois aux projets du surréalisme et de l’avant-garde dans leur ensemble. Pour le Bataille de L’Erotisme aussi, la modernité représente une coupure épistémologique: „L’expérience intérieure lucide en [de l’érotisme] était impossible en un temps où ne ressortait pas au grand jour le jeu de la balance de l’interdit et de la transgression.“ (X, 39). Quand il explique les origines, le caractère et le contexte de l’interdit, c’est exactement à un des critères de la modernité qu’il se réfère, c’est-àdire à une conception spécifique du travail: „L’interdit répond au travail, le travail à la production: dans le temps profane du travail, la société accumule ses ressources, la consommation est réduite à la quantité nécessaire à la production.“ (X, 71). L’interdit est donc corrélatif de cette conception du travail que les temps modernes ont généralisée en Europe; l’érotisme, avec son caractère sacré et divin, est au 14 contraire lié à la fête, à l’excès et à la dépense. L’objectif de Bataille n’est cependant pas le remplacement de l’interdit omniprésent par une transgression généralisée, mais bien plutôt cette „balance“ dont il était plus haut question, quitte à ce que les valeurs positives soient intimement associées à la transgression: „L’expérience mène à la transgression achevée, à la transgression réussie, qui, maintenant l’interdit, le maintient pour en jouir.“ (X, 42). C’est seulement grâce à cet équilibre déséquilibré qu’il est possible d’instaurer la transgression dans la durée pour pouvoir profiter de manière continue de ses effets nécessairement momentanés parce que liés à un acte ou à une action, donc chaque fois à une performance. Au moment de cet acte performatif, l’individu réussit à s’assurer une position qui participe en même temps du dehors et du dedans et qui peut être définie comme étant „the inside of the outside“. 7 Mais, et l’on en vient au politique, on peut se demander s’il est possible d’étendre cette position individuelle au plan collectif. Pour ce qui concerne l’érotisme, Bataille précise: „nous voulons nous sentir au plus loin du monde où l’accroissement des ressources est la règle [...] Nous voulons un monde renversé, nous voulons le monde à l’envers.“ (X, 170). Et l’on pourrait trouver nombre de citations, déclarations et manifestations des surréalistes partageant exactement ce désir. Toutefois, cette position de retrait du monde n’a de sens que tant qu’existe le monde balisé par les interdits. Une fois la frontière, donc les interdits, durablement dissoute, une telle position devient intenable puisque que le monde renversé sera devenu le monde tout court, et le monde à l’envers aura été remis sur ses pieds. Or, c’est bien là la position même du surréalisme, qui en appelle à un monde transformé. Lors de la discussion qui suivit la conférence du 12 février 1957 et comme Bataille présentait ce qui est devenu l’Introduction de L’Erotisme, André Breton, auquel on demandait de „parler de la littérature et de l’érotisme“, répondit: „Non, sans préparation, je considère que c’est impossible.“ (X, 692) Toute proportion gardée, quelque chose qui serait „impossible“ sans préparation à Breton, serait pour le moins „infiniment complexe“ pour tout autre que lui, pour citer la réponse de Hans Bellmer, invité, dans la même circonstance, à parler de „peinture et d’érotisme“. Mais ce qui autorise, par-delà l’importance générale qu’accorde Bataille à l’érotisme et à l’érotique, à situer le surréalisme de Breton sur l’arrière-fond de la théorie de l’interdit et de la transgression selon Bataille, est l’importance que Breton lui-même accorde à ces deux notions. Dans l’„Introduction“ du catalogue de l’„Exposition internationale du Surréalisme“ de 1959-1960, reprise dans Le Surréalisme et la peinture, Breton se réfère explicitement à Bataille qui „est le mieux parvenu à nous faire appréhender l’érotisme pour ce qu’il est.“ (Pierre, 208). Et de citer ensuite longuement Bataille, entre autres à travers cette phrase qui correspond à ce que nous avons dit plus haut: „L’expérience intérieure de l’érotisme demande à celui qui la fait une sensibilité non moins grande à l’angoisse fondant l’interdit, qu’au désir menant à l’enfreindre.“ (Pierre, 208 et X, 42) Breton est sans doute plus que globalement d’accord avec Bataille pour apprécier l’interdit comme „le véritable point de mire de l’érotisme“. (Pierre, 209) Mais il ajoute, maintenant 15 ainsi des distances significatives avec Bataille: „A cet égard, tout n’est pourtant pas nécessairement si noir que le veut Bataille, ce qui ne saurait empêcher que son analyse soit des plus valables à la limite.“ (Pierre, 209) Si le point de vue de Bataille est acceptable „à la limite“, Breton ne semble pas ressentir le besoin de s’approcher de cette limite ou de la franchir. Pour lui, „Le déclic de l’érotisme dans l’âme humaine n’exige peut-être pas ce trop-plein d’énergies contradictoires où seulement le couple plaisir-souffrance parviendrait à se sublimer en pleine fusion.“ (Pierre, 209) Ce couple, pour Breton, ne représente pas la structure significative de l’érotisme qui, chez lui, semble donc moins „une expérience des limites“ que la recherche d’autres limites. Une mise en pratique ou les Recherches sur la sexualité Depuis la publication des Recherches sur la sexualité, nous disposons d’un matériel précieux qui rend possible de mieux apprécier la position de nombreux surréalistes vis-à-vis de la question de l’interdit et de la transgression. Dans son introduction à la publication intégrale des douze séances, José Pierre se déclare surpris que, „en dépit des crises et des ruptures“ que traverse le surréalisme entre 1932 et 1935, „les Recherches sur la sexualité se poursuivent.“ (Pierre, 9). Mais peut-être est-il plus étonnant encore que le côté „politique“ de la problématique ne joue pratiquement pas de rôle à un moment où l’engagement et les divergences politiques des surréalistes se manifestent. Cette absence est certainement concertée de la part de celui que Pierre appelle „le metteur en scène“ (Pierre, 14-16) et qui n’est autre que Breton. Celui-ci déclare on ne peut plus nettement, lors de la sixième séance: „Toute cette enquête n’a d’autre but que, dans l’amour, de faire à la sexualité la part qui lui revient.“ (Pierre, 128) Sans vouloir mettre en question le caractère novateur et révolutionnaire de cette entreprise dans son ensemble, qui „ruine définitivement le cliché d’une armée surréaliste marchant au pas comme un seul homme“ (Pierre, 11), il faut cependant noter que Breton ne fixe pas seulement un objectif mais qu’il le situe dans un cadre, à savoir la sexualité en tant que partie intégrante de l’amour. L’amour trace donc ainsi à son tour une limite, qui n’est cependant pas reconnue par plusieurs des participants, que ce soient Aragon, Artaud, Max Ernst ou Queneau, et c’est une limite que Breton juge infranchissable et qu’il invoque quand il en est besoin. Dès le début, on le voit proclamer le caractère absolu de cette limite quand, à la question de savoir si l’on peut faire confiance à une femme, il répond: „Dans la mesure que je l’aime.“ (Pierre, 36) L’amour ne représente donc pas seulement un cadre, mais ce cadre est le critère absolu pour juger (ou condamner) les divers aspects de la sexualité, souvent intimement liés à l’érotisme. Breton est conscient d’ériger ses propres interdits en élevant l’amour absolu au statut de critère définitif, quitte à accepter, au moins historiquement, des exceptions. Tout en condamnant la „pédérastie“ comme délit qui „propose à la tolérance humaine un déficit moral et mental qui tend à s’ériger en système et à para- 16 lyser toutes les entreprises que je respecte“ (Pierre, 39), il admet pourtant l’exception hautement transgressive que Sade représente: „Tout est permis par définition à un homme comme le marquis de Sade, pour qui la liberté de mœurs a été une question de vie et de mort.“ (Pierre, 40) Mais cette exception mise à part, le libertinage est catégoriquement condamné, quoique évoqué par la belle formule du „goût du plaisir pour le plaisir“, et son équivalent en littérature est combattu parce que ce goût „enlève toute possibilité d’aimer“ (Pierre, 75) et viole donc une limite hors laquelle, pour Breton, il n’est point de salut. Au cours des deux premières séances qui ont été publiées immédiatement dans La Révolution surréaliste, Breton développe tout un système structuré d’interdits. Ils concernent l’homosexualité, l’exhibitionnisme, l’amour à plusieurs, les bordels et les prostituées, les femmes ne parlant pas le français, 8 les moyens artificiels, la présence d’un tiers, l’amour simultané de deux femmes et, bien sûr, le sado-masochisme. Il admet cependant l’onanisme, surtout féminin („J’en pense le plus grand bien. J’y suis extrêmement favorable.“ (Pierre, 43)), le semi-exhibitionnisme féminin, le fétichisme („mais finalement, je ne m’y adonne pas du tout“ (Pierre, 48)), l’amour dans une église, ou, pour résumer: „tout ce qui dans l’amour physique, est du ressort de la perversité.“ (Pierre, 70) On peut donc appliquer aussi à Breton la conclusion qu’Aragon tire lors de la deuxième séance, et le fait que Breton ne répond pas à Aragon, comme il en a l’habitude, me semble significative: „La validité de tout ce qui précède, dit Aragon, me paraît jusqu’à un certain point infirmée par la prédominance fatale du point de vue masculin.“ (Pierre, 73) Aragon est le seul à défendre ce point de vue et la présence de femmes lors de séances ultérieures ne fait en rien changer Breton dans l’appréciation et la formulation de ses interdits. Mais Breton souligne, au moins implicitement, une autre limite. Quand Aragon encore, évoque le sentiment de pudeur sociale qu’a fait naître en lui sa situation familiale, Breton l’admoneste: „Ceci n’a rien à faire avec la pudeur. La pudeur ne peut bien entendu être que sexuelle.“ Et même la recherche d’un compromis par Aragon, „Il est probable que la forme sociale de la pudeur chez moi ne peut être qu’une forme déguisée de la pudeur sexuelle“, ne trouve pas grâce auprès de son ami: „On désirerait que chacun vît plus clair en soi et ramenât à une forme simple des formes dites sociales.“ (Pierre, 81) Il y aurait donc une sexualité ‘naturelle’, en dehors du contexte social et non influencée par lui, ce qui implique aussi qu’il n’y a pas de relation nécessaire, et peut-être pas non plus souhaitable, pour Breton, entre le sexuel-érotique et le social-politique. Un autre épisode confirme cette appréciation. Quand Queneau se moque de l’idéal, plusieurs fois proclamé, de la „femme destinée à un homme“, en déclarant: „Je mourrais bien pour l’amour ou pour la révolution, mais je sais bien que je ne rencontrerai ni l’un ni l’autre.“, Breton ne répond pas en établissant un lien positif entre les deux domaines mais en les distinguant nettement: „C’est le propos contre-révolutionnaire type et le propos positiviste type contre l’amour.“ (Pierre, 120) Et la profession de foi de Breton qui conclut cette altercation confirme la différence de statut qu’il établit entre propos politique et propos amoureux: „Il ne s’agit pas d’avoir confiance dans la vie. Notre 17 non-conformisme en répond en quelque sorte; toutefois il n’y a qu’une seule chose dans la vie qui ne nous soit barrée et interdite, c’est l’amour.“ (Pierre, 120/ 121) - et les quelques rares contradicteurs (Prévert, Unik, Duhamel et Queneau) sont disqualifiés comme „dadaïstes“. Le système amoureux de Breton, avec ses nombreux interdits, est basé sur le mythe surréaliste de la rencontre quasi nécessaire de la femme exceptionnelle, „destinée [à l’homme] à l’exclusion de tout autre.“ (Pierre, 119) 9 Cette attente d’une femme prédestinée est liée à un amour exclusif et unique qui interdit toute transgression pouvant mettre en danger ce caractère de l’amour. Et cet amour absolu se situe presque au dehors de tout contexte social ou politique („il n’y a qu’une seule chose...“). Jusqu’à un certain degré, il peut même compenser les impossibilités de ces champs d’action. Le caractère exclusif et absolu accordé à l’amour représente donc une limite qui, au moins dans la vie concrète, peut empêcher, voire interdire la fusion de l’érotique et du politique. Nadja et la transgression refusée Je vais essayer d’analyser la relation entre les discours politique et érotique en référence à la trilogie des grandes œuvres en prose de l’entre-deux-guerres, dont Breton souhaitait rendre manifeste „l’unification“ (note 2, I, 1560): Nadja, Les Vases communicants et L’Amour fou. 10 Nadja présente une illustration du système des interdits et des transgressions transféré en littérature. Il est connu que Breton voulait que ce texte ressemble aux „livres qu’on laisse battants comme des portes“. Je veux, dit-il, continuer „à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui me rend visite [...] où qui je suis m’apparaîtra tôt ou tard gravé au diamant.“ (I, 651) On ne s’étonne donc pas de trouver des analogies et des comportements presque identiques entre la vie tout court et le texte littéraire. On peut mettre Nadja sous la double devise de la recherche de l’amour unique et absolu, représenté par la „femme destinée“, et d’un „non-conformisme“ absolu lui aussi, mais caractérisé par l’absence de confiance en la vie. En ce qui concerne la femme „destinée“, celle dans laquelle fusionnent de manière parfaite l’amour et l’érotisme, l’épilogue nous montre, on ne peut plus clairement, qu’elle n’est pas personnifiée par Nadja. A la fin de la partie centrale du récit, le narrateur-auteur déclare: „Seul l’amour au sens où je l’entends - mais alors le mystérieux, l’improbable, l’unique, le confondant et l’indubitable amour - tel enfin qu’il ne peut être qu’à toute épreuve, eût pu permettre ici l’accomplissement du miracle.“ (I, 736) En l’absence de cet amour, il ne peut être question de partage érotique avec Nadja, et le fait que Breton, dans l’édition revue de 1963, enlève la seule allusion à la nuit passée avec elle dans un hôtel de Saint-Germain, souligne cette impossibilité. L’érotique est donc réservé à la femme „destinée“ de l’épilogue: „Toi la créature la plus vivante, qui ne parais avoir été mise sur mon chemin que pour que j’éprouve dans toute sa rigueur la force de ce qui n’est pas éprouvé en toi.“ (I, 751) 18 Et c’est après l’évocation de cette femme que le livre se termine par la phrase connue: „La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas.“ (I, 753) Accompagnée de la photo „érotique-voilée“ de Meret Oppenheim par Man Ray, cette phrase sera reprise dans L’Amour fou sous une forme développée: „La beauté convulsive sera érotique voilée, explosante fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas.“ (II, 687) Nadja, sans conteste, n’aura pas été la personnification de cette érotique-là. Il n’y a donc pas co-présence, dans Nadja, du politique et de l’érotique. Une dimension politique apparaît à plusieures occasions dans le prologue et dans la partie centrale, par exemple en relation avec la photo de la librairie de l’Humanité portant l’inscription, „On signe ici“ (I, 684) ou avec le boulevard Bonne-Nouvelle, qui, avec „les magnifiques journées de pillage dites „Sacco-Vanzetti“ semble répondre à l’attente qui fut la mienne“ (I, 748). Mais cette dimension est surtout liée à la question du travail, et Breton souligne d’emblée l’incompatibilité entre travail et amour: „L’événement dont chacun est en droit d’attendre la révélation du sens de sa propre vie, cet événement que peut-être je n’ai pas encore trouvé mais sur la voie duquel je me cherche, n’est pas au prix du travail.“ (I, 681) Et, dès la première rencontre avec Nadja et tout fasciné par elle, Breton se lance dans une diatribe contre une remarque qu’elle a faite: „Ces gens ne sauraient être intéressants dans la mesure où ils supportent le travail [...] Je hais, moi, de toutes mes forces, cet asservissement qu’on veut me faire valoir.“ (I, 687). Le travail ou tout au moins un certain travail représente donc un interdit qu’il ne faut pas violer. Nadja peut pourtant devenir la personnification de l’idéal surréaliste par une autre transgression des limites. Celle-ci n’est ni du domaine politique ni du domaine érotique, mais elle concerne la vie quotidienne: „L’émancipation humaine, conçue en définitive sous sa forme révolutionnaire la plus simple, qui n’est pas moins l’émancipation humaine à tous égards [...] selon les moyens dont chacun dispose, demeure la seule cause qu’il soit digne de servir. Nadja était faite pour la servir.“ (I, 741) Et, à la différence des surréalistes qui, selon Breton, n’ont pas „perdu la faveur de cet instinct de conservation [...] qui fait qu’après tout, mes amis et moi, par exemple, nous nous tenons bien“ (I, 741), Nadja transgresse nombre d’interdits de la société dans laquelle elle vit et elle en paye le prix. Ces transgressions qui sont véritablement de la vie de tous les jours correspondent ainsi à l’aspiration du surréalisme à réaliser la fusion de l’art et de la vie. Les Vases communicants comme projet de transgression Les Vases communicants sont souvent considérés comme un „Troisième Manifeste“. Dans la prière d’insérer, c’est Breton lui-même qui renvoie au Second Manifeste, et à sa recherche d’un „certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire [...] cessent d’être perçus contradictoirement“ (I, 781 et II, 1350), un point où pourrait donc aussi s’établir un échange entre le politique et l’érotique. Mais cette perspective est renvoyée à un avenir à propos duquel le présent ne 19 peut livrer que des indices. De plus, ce n’est que dans la partie centrale d’un texte qui en compte trois que Breton aborde de manière anecdotique la question de l’érotisme. Cette absence, surtout en regard de la présence dans l’épilogue de Nadja, est due au fait que la femme qui représente la beauté convulsive a disparu de la vie de l’auteur, ce qui entraîne celui-ci à mettre, au moins provisoirement ou partiellement, en question sa théorie de l’amour absolu: „Ainsi en allait-il d’une certaine conception de l’amour unique, réciproque, réalisable envers et contre tout [...] que ceux qui m’ont vu de près pourront dire que j’ai défendue, plus loin peut-être qu’elle n’était défendable, avec l’énergie du désespoir.“ (II, 121) Le livre entier se livre à une transgression ou plutôt à une dissolution des limites mais du seul point de vue cité, dans la bonne ‘tradition’ surréaliste de la dissolution des limites entre l’état de veille et le rêve. Dans la perspective d’un freudo-marxisme, difficilement acceptable par l’extrême-gauche politique, Breton défend dans la première partie l’idée que le rêve, loin d’être l’unique manifestation de la subjectivité, peut s’accorder avec une conception matérialiste du monde et y contribuer. Et, dans la troisième partie, il essaie de démontrer que seule la révolution sociale peut apporter une solution aux problèmes abordés, donc aussi à celui de l’individu qui cherche „désespérément“ la femme qui lui est destinée. Cette recherche, grâce à des rencontres résultant du hasard objectif, est au centre de la deuxième partie, à commencer par la rencontre sans conséquences d’une jeune Allemande „dans un café de la place Blanche“, le 5 avril 1932. 11 (II, 147) Pour une fois, la dimension érotique est immédiatement liée à une perspective politique. Revenant à „la disparition d’une femme“ (II, 149), celle de l’épilogue de Nadja, disparition expliquée (aussi) par les „raisons sociales qui avaient pu nous séparer, à jamais“ (II, 149), Breton décrit les qualités érotiques de la femme rencontrée, de „la jambe parfaite“ jusqu’aux „yeux sur lesquels la nuit devait tomber d’un seul coup“ (II, 148), mais il les attribue surtout aux vêtements portés. Accompagnée d’un homme apparemment pauvre, „elle était, comme on dit, mise elle-même avec la dernière simplicité.“ (II, 148), et c’est cette simplicité, pour ne pas dire cette pauvreté, qui la rend plus attrayante encore. Et de manière concrète, cet érotisme est lié à la situation sociale: „Après tout ce dénuement, si paradoxal fût-il, pouvait être réel. J’entrevis sans profondeur un abîme de misère et d’injustices sociales qui est, en effet, celui qu’on côtoie chaque jour dans les pays capitalistes.“ (II, 148) Une situation analogue se reproduit avec la très jeune fille, apparemment aussi pauvre, rencontrée du côté de la Gaîté-Rochechouart le 12 avril. Son apparition évoque chez Breton le dernier vers d’un poème („Liberté“) de Charles Cros, „Amie éclatante et brune“, et, de plus, la jeune fille possède les yeux de la Dalila de Gustave Moreau (II, 155) ce qui dénote chez Breton une grande fascination érotique. L’évocation de cette jeune femme, qui habite rue Pajol, est immédiatement suivie de longues réflexions sur sa situation sociale et sur celle de sa classe en général, réflexions que Breton, aussi en relation avec sa propre personne, résume ainsi: „C’est tout de même pour ces gens qu’il y a des fraises dans les bois“ (II, 162), et il 20 ne faut même pas penser au „très grand goût pour faire l’amour dans les bois ou à proximité de l’eau“ (Pierre, 51), proclamé par son ami Péret, pour que Breton fasse ici communiquer l’érotique et le politique, en termes au moins de réflexion essayiste. Les Vases communicants proposent ainsi l’utopie d’un poète à venir qui „surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve“ (II, 208) et qui connaîtra peut-être ce moment futur où disparaîtront les frontières et où la fusion de l’érotique et du politique deviendra possible. L’Amour fou ou l’au-delà des limites C’est sans doute L’Amour fou qui cultive au plus haut point l’idéal de la femme destinée aux dépens de l’érotique comme du politique. Entouré de parties qui nous livrent une réflexion plutôt théorique concernant la beauté, la rencontre, la trouvaille, la fusion de l’homme et de la nature ou encore l’influence (maléfique) de certains lieux, le chapitre „La nuit du tournesol“ est presque exclusivement consacré à la rencontre de la femme unique, personnifiant l’amour absolu. Pour Breton, se rendre disponible et accepter le non-plausible équivaut à une transgression des interdits du quotidien et de la „pensée rationaliste“ (II, 711) dans la perspective d’une dissolution des limites: „C’est comme si tout à coup la nuit profonde de l’existence humaine était percée, comme si [...] toutes choses étaient livrées à la transparence totale [...].“ (II, 711) Cette transgression accède ainsi à un „caractère nettement révélatoire“ (II, 712), mais c’est exclusivement en fonction d’une femme, qui apparaît „entourée d’une vapeur - vêtue d’un feu.“ (712) Elle est „scandaleusement belle“ et elle permet de „concilier l’idée de l’amour unique et sa négation plus ou moins totale dans le cadre social actuel“. (II, 712) Mais il s’agit d’un amour purifié de presque tout érotisme, d’un amour idéalisé. La déambulation dans Paris (de la Place Blanche à la rue du Faubourg Saint-Jacques) y devient une initiation merveilleuse, dissolvant les interdits entre les deux amoureux et faisant que cette dissolution se fasse le but et le résultat de cette promenade: „vous si blonde, physiquement si attirante au crépuscule du matin, c’est trop peu dire qu’ajouter que vous ne faites un avec cet épanouissement même.“ (II, 721) A ce moment se trouve de nouveau évoqué le contexte social, mais uniquement en tant que condition négative face à la réalisation d’un tel amour unique: „Seule l’adaptation plus ou moins résignée aux conditions sociales actuelles est de nature à faire admettre que la fantasmagorie de l’amour est uniquement fonction du manque de connaissance où l’on est de l’être aimé [...].“ (II, 721) La société bourgeoise et capitaliste est donc l’obstacle qui empêche la manifestation et la reconnaissance de l’amour véritable. Mais, comme Breton l’a déjà indiqué lors des Recherches sur la sexualité, ceci n’exclut pas la réalisation individuelle d’un tel amour. Le caractère exclusif ‘purifie’ la dimension érotique de l’acte, même quand il est question du „numéro de natation“ de la femme aimée dans un music-hall (II, 729). 21 L’Amour fou représente ainsi une transgression hors des limites qui s’opère par le haut et laisse lesdites limites intactes, et tant du point de vue érotique que du point de vue politique. C’est Breton lui-même qui souligne ce caractère de l’amour quand il revendique, à la fin du chapitre de „La nuit du tournesol“, „avoir tout à fait mis en valeur le conditionnement purement spirituel de cette merveilleuse aventure“ (II, 735) qui ne laisse de place ni à l’érotique ni au politique. L’interdit „pour mieux en jouir“ La trilogie confirme largement les positions développées par Breton dans les Recherches sur la sexualité. Chez lui, au moins, il ne s’agit ni de pratiquer ni même de proclamer un érotisme généralisé et subversif. L’idéal de l’amour unique et de la femme prédestinée s’accommode de nombre d’interdits excluant l’omniprésence d’une sexualité libérée. Mais cette limitation du caractère subversif exclut en outre une dissolution des limites entre l’érotique et le politique. Bien sûr, chez les surréalistes, „L’érotisme est à la fois un élément constitutif de ce mouvement, un de ses buts et une arme choisie parmi les multiples moyens dont il a usé pour manifester et rendre efficace sa révolte“, comme le souligne Xavière Gauthier, 12 qui pointe une conception de la révolte visant surtout à choquer le public bourgeois. 13 Chez Breton, l’érotique ne possède de caractère subversif ou révolutionnaire que pour autant qu’il serve un idéal de l’amour et de la femme uniques. Même quand il semble mettre sur le même plan l’érotique et le politique, comme dans l’épilogue de Nadja („à moi comme à tous ceux qui cèdent de préférence à des instances semblables, pourvu que le sens le plus absolu de l’amour ou de la révolution soit en jeu et entraîne la négation de tout le reste“ (I, 748)), la priorité revient finalement à l’amour, ne serait-ce qu’en raison de la situation non-révolutionnaire qui est celle du moment. Comme le montrent les femmes de l’épilogue de Nadja ou de „La nuit du tournesol“ dans L’Amour fou, „il n’y a qu’une seule chose dans la vie qui ne nous soit barrée et interdite, c’est l’amour.“ (Pierre, 121) Ceci n’implique d’aucune manière la mise en question du combat politique et révolutionnaire de Breton. Mais, dans une situation historique ne permettant que peu d’espoir et qui verra les espérances placées dans le PCF et l’URSS se révéler des illusions douloureusement perdues, la réalisation d’une transgression des limites qu’impose la société par l’amour reste un choix possible et privilégié. Il existe donc, pour Breton, quelque chose comme une séparation des genres politique et érotique. Si „un homme non corrompu doit être capable de mettre, non seulement dans la Révolution, mais encore dans l’amour“ (I, 822), comme le proclame le Second Manifeste, la liaison entre les deux domaines est inévitable aussi longtemps que „la structure sociale est un obstacle à la réalisation de la sexualité“, selon Xavière Gauthier. Mais individuellement, et toute la théorie surréaliste de la rencontre, de la trouvaille et du hasard objectif viennent le confirmer, à même les textes de la trilogie, il est permis, malgré la 22 structure sociale persistante, d’accéder, au moins momentanément, à l’idéal de l’amour sans limites en l’absence de toute perspective révolutionnaire. Peut-être est-il nécessaire pour Breton, qui proclame et pratique cet idéal comme aucun autre, de s’assurer de la „transgression achevée“ de cet amour en „maintenant l’interdit [...] pour mieux en jouir“, comme le voudra Bataille. (X, 42) Finalement, lié à l’érotique, l’amour représente un côté de la balance du non-conformisme absolu qui, de l’autre côté, essaie „de tendre désespérément à cette limite“, tout en sachant qu’il peut être vaincu, „mais vaincu seulement si le monde est le monde“ (I, 828), pour citer la fin du Second Manifeste. 1 Robert Desnos: De l’Erotisme considéré dans se manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne, Le Cercle des arts s.d. (1953), p. 14. Je remercie mon ami Karlheinz Barck de m’avoir signalé cette œuvre et de l’avoir mise à ma disposition. 2 José Pierre: „Les archives surréalistes de la sexualité“, dans: ib. (ed.): Recherches sur la sexualité, Gallimard 1990, p. 8 (Archives du surréalisme, no.4), cité comme Pierre, avec l’indication de la page, dans le texte. 3 Ibid. 4 „Von der Erfahrung der falschen Aufhebung der Autonomie her wird man fragen müssen, ob eine Aufhebung des Autonomiestatus überhaupt wünschenswert sein kann, ob nicht vielmehr die Distanz der Kunst zur Lebenspraxis allererst den Freiraum garantiert, innerhalb dessen Alternativen zum Bestehenden denkbar werden.“ (Peter Bürger: Theorie der Avantgarde, Frankfurt: Suhrkamp 1974, p. 73) 5 R. Desnos, op. cit., p. 23 et 8. 6 Georges Bataille: „La Signification de l’érotisme“, dans: ib.: L’Erotisme, Œuvres complètes, vol. X, Gallimard 1987, p. 632. Je cite ce volume comme X avec l’indication de la page dans le texte. 7 Paul Mann: The Theory-Death of the Avant-Garde, Bloomington/ Indianapolis: Indiana UP, 1991, p. 13. 8 Même s’il note, à la date du 5 avril 1931, dans „Les Vases communicants“ avoir voulu s’adresser à une jeune Allemande (II, p. 147 et suivantes) 9 A la question correspondante, Breton ne peut que répondre que „Evidemment.“ Et un peu plus tard: „Je suis sûr de la rencontrer.“ (Pierre, 119) 10 Je cite Breton d’apès les trois volumes des Œuvres complètes de la Pléiade: Gallimard 1988, 1992 et 1999. 11 Peut-être le fait qu’il s’agit d’une femme qui parle l’allemand, indique-t-il déjà l’impossibilité d’une liaison véritable (voire le refus des femmes ne parlant pas le français das les „Recherches“). 12 Xavière Gauthier: Surréalisme et sexualité, Gallimard-Idées 1971, p. 23. Malgré son titre prometteur et de nombreuses illustrations, le livre de Robert Benayoun, „Erotique du surréalisme“ (Pauvert 1965) se révèle sans grand intérêt pour notre perspective. 13 Par exemple: „Finalement, cet objet est peut-être plus révolutionnaire qu’érotique. [...] Cette intention de choquer, plus ou moins délibérée et consciente, apparaît un peu partout dans les œuvres surréalistes.“ (ib., p. 25)