eJournals lendemains 33/129

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2008
33129

„Vivre dans une autre langue, une autre réalité.“

2008
Ottmar Ette
ldm331290087
3: 34 87 Ottmar Ette „Vivre dans une autre langue, une autre réalité.“ Entretien avec Amin Maalouf Ile d’Yeu, 15 septembre 2007 Après un voyage qui marque bien la distance entre le continent et le monde des îles, le bateau entre lentement dans le joli port de Port-Joinville. Je descends avec la foule de touristes partis très tôt de Fromentine et enthousiastes de leur visite à l’Ile d’Yeu. Un week-end ensoleillé s’annonce, il commence déjà à faire chaud. Souriant, Amin Maalouf m’attend. Il m’accompagne à sa voiture, garée près du port sur un quai bordé de cafés et de restaurants. Ce n’est qu’un bout de chemin très court qui nous sépare de sa maison: une fois sur l’île, toutes les distances sont minimes. Dans la voiture, sans préambules, on commence à parler de grands voyages et de l’écriture. Une fois arrivés à la maison de l’écrivain, pendant quelques minutes, on ne descend pas de la voiture: on préfère le dialogue qui déjà s’est entamé, tout naturellement. Enfin, on se décide. On quitte la voiture et on entre dans la maison, une modeste maison de pêcheur, gracieuse et accueillante. Amin Maalouf me montre sa table de travail et sa bibliothèque, le lieu que l’auteur de Léon l’Africain s’est créé pour écrire pendant les longs mois d’été au cours desquels il se retire ici avec son épouse qui m’accueille, elle aussi, avec une hospitalité spontanée et toute naturelle. Tout de suite, on se sent à l’aise ici. On s’installe dans une cour qui donne sur un vieux jardin, une cour dont l’atmosphère me capte immédiatement. Nous ne nous sommes jamais rencontrés avant, mais nous ne trouvons aucune difficulté à nous parler. Et déjà, on entre dans le vif du sujet, le voyage n’a fait que commencer. Ottmar Ette: Dans votre premier roman, Léon l’Africain, à un moment donné, Christophe Colomb entre en scène: la chute de Grenade se combine avec la découverte et la conquête d’un nouveau monde et l’histoire de Léon l’Africain prend son essor. Dans vos romans, vous esquissez une autre histoire de la mondialisation. Quel serait ce croisement entre Orient et Occident? Amin Maalouf: Il est vrai que l’année 1492 est assez symbolique de ce point de vue. On pourrait difficilement trouver des dates qui marquent aussi fortement une rupture entre deux époques. La découverte de l’Amérique, c’est le moment où, pour la première fois, on prend la dimension du monde - même si l’Australie n’est pas encore découverte. Et l’extension planétaire de l’Europe devient une réalité. 1492, c’est la chute de Grenade et la fin de la présence musulmane en Europe occidentale, la fin de la civilisation andalouse qui fut le lieu d’une rencontre privilé- 88 giée entre le monde musulman, le monde chrétien et le monde juif, même s’il est vrai que les grands moments de cette civilisation étaient déjà passés deux ou trois siècles plus tôt. Symboliquement, il y a là une ère qui s’achève et une autre qui commence. Cette frontière qui s’établit au sud de l’Espagne, qui passe par le détroit de Gibraltar, elle avait été traversée une première fois dans un sens, puis retraversée dans l’autre sens, mais désormais elle allait s’installer durablement, et jusqu’à nos jours elle demeure l’une des grandes frontières du monde. 1492, c’est aussi le début de ce qu’aujourd’hui nous appelons la mondialisation, ou la globalisation. A notre époque, ce phénomène est caractérisé par une très grande accélération. On a parfois l’impression que c’est à une toute autre mondialisation que nous assistons depuis une vingtaine d’années. Depuis la chute du mur de Berlin, un monde différent est en train d’apparaître, dont nous ne connaissons pas encore tous les contours, même si nous en mesurons déjà les périls. Mais le phénomène de mondialisation était déjà clairement à l’œuvre, dans tous ses aspects, à la fois enthousiasmants et inquiétants, dès 1492. La chute de Grenade et la conquête de l’Amérique - maintenant nous avons assez de recul historique pour pouvoir le dire -, c’étaient deux bouleversements simultanés et inséparables. D’un côté, il est clair que l’Europe a construit dans les Amériques une extension remarquable de sa civilisation, au nord comme au sud du nouveau continent, ce qui a changé la face du monde. Mais il est clair aussi que cela s’est fait en anéantissant brutalement d’autres civilisations. S’il est normal de le souligner et de s’en émouvoir, je pense qu’il est honnête et raisonnable pour un observateur qui vit et réfléchit au début du XXI e siècle de ne pas porter de jugement sur des événements si lointains. Il ne sert à rien de dire, après un demi millénaire, ceci était bien et ceci était mal. Il faut simplement dire: voilà comment les choses se sont passées. L’Europe a conquis le monde pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur nous est venu avec le pire, et nous sommes tous - quelles que soient nos origines - porteurs de cet héritage, comme bénéficiaires et comme victimes à la fois. C’est vrai que l’Europe a beaucoup contribué au développement des diverses sociétés humaines, et en même temps, il est clair aujourd’hui, au début du XXI e siècle, qu’un problème sérieux se pose concernant les rapports entre l’Occident et le reste du monde. O. E.: Donc dès le début il y aurait quelque chose comme une espèce de faille, d’erreur dans le système de ladite mondialisation, quelque chose qui bloque aussi la communication entre l’Orient et l’Occident dans cette expansion européenne qui est en même temps l’imposition d’une seule logique? A.M.: Je pense qu’il y a toujours eu depuis le début une contradiction entre deux aspects de la civilisation occidentale: l’aspect universel et l’aspect particulier. Par certains côtés, la civilisation occidentale s’est répandue dans le monde et on trouve les traces de ses sciences, de ses idées, de son mode de vie, dans pratiquement toutes les sociétés humaines. Ce phénomène, qui n’a aucun équivalent à travers l’Histoire, s’est effectivement déroulé, grosso modo, à partir de la fin du XV e siècle, et il n’a cessé de s’accélérer, jusqu’à ce jour. S’il y a une civilisation globale 89 qui est en train de se mettre en place, elle est principalement occidentale. En même temps, l’Occident n’a pas fait du reste du monde un autre Occident, il n’a pas réussi à transmettre un certain nombre de choses. Non parce que les autres peuples n’étaient pas prêts à les recevoir, mais parce qu’il y a toujours eu une ambiguïté dans l’attitude de l’Occident entre sa volonté de „civiliser“ le monde et sa volonté de le dominer. Civiliser le monde, si on prend la logique jusqu’au bout, c’est permettre aux peuples conquis de se comporter librement, de choisir librement leur destin. Civiliser le monde, c’est lui permettre d’avoir des institutions démocratiques et une vie sociale et politique comparable à celle de l’Occident. Celuici ne l’a jamais voulu. Il y a toujours eu un hiatus entre l’objectif annoncé de civiliser les autres, d’œuvrer pour leur avancement, et la volonté évidente, constante, il y a 500 ans et encore aujourd’hui, de les dominer. Si on a l’intention d’imposer sa propre volonté à un peuple plus pauvre, ou plus faible, on ne voudra pas laisser se développer en son sein des Thomas Jefferson ou des Voltaire. L’Occident, pendant toute sa période coloniale et même jusqu’à ce jour, n’a jamais dépassé cette contradiction. La France était en Algérie pendant 130 ans, elle a transformé l’Algérie en une série de départements français, mais elle n’a jamais donné aux Algériens les mêmes droits qu’aux citoyens français. Les Bretons, on leur a enlevé leur langue, mais on leur a donné en échange une citoyenneté totale. Les Algériens, on a enlevé leur langue, on a écrasé leur culture, et on ne leur a pas donné la contrepartie. On est arrivé à cette chose étrange d’un pays colonisateur qui proclame chez lui la séparation de l’Eglise d’avec l’Etat, mais qui appelle les Algériens des „Français musulmans“. Cela veut dire quoi, les Français musulmans pour un pays laïque? Je cite cet exemple, mais il y en a bien d’autres. Les ouvriers mexicains en Californie du sud et les ouvriers marocains en Espagne du sud, c’est exactement le même problème dans la vie quotidienne, ce sont les mêmes préjugés qui opèrent. Avec pour résultat qu’aujourd’hui, le monde est de plus en plus occidentalisé, par certains côtés, mais il est également en rage contre l’Occident. O.E.: Revenons un peu en arrière. Léon l’Africain développe une situation à différentes strates, à différents niveaux temporels. C’est une structure souple qu’on retrouve dans tous vos livres, y inclus Origines. Déjà le protagoniste de votre premier roman est un personnage qui traverse différentes cultures, qui vit dans un monde où la convivance, la façon de convivre entre différentes cultures est hautement conflictuelle. En plus, bien sûr, il n’écrit pas dans sa langue maternelle. Quelle serait donc la fonction de la littérature, quel serait le savoir spécifique de la littérature dans ce panorama de différentes cultures et chronologies évoquées dans vos romans? A.M.: Il me semble que la littérature peut transmettre une connaissance de l’Autre que les autres approches ne peuvent pas saisir avec les mêmes nuances. Moi, j’ai vécu dans une société où il y avait des gens qui appartenaient à des traditions religieuses différentes, qui avaient des histoires communautaires différentes, et cette expérience de vie, ce côtoiement quotidien de l’Autre, j’essaie toujours de le trans- 90 mettre parce qu’il me semble qu’il manque beaucoup dans le monde d’aujourd’hui. Je ne sais pas si j’y parviens un peu, mais j’ai le sentiment que je ne transmets qu’une partie infime de ce que je voudrais transmettre. Or nous sommes dans un monde où ce côtoiement intime entre des cultures qui sont ou apparaissent en conflit est une chose essentielle. Etre capable de vivre dans une société où il y a des gens qui appartiennent à des communautés chrétiennes orientales, à des communautés musulmanes ou juives, c’est là une expérience malheureusement rare, de plus en plus rare, dans le monde d’aujourd’hui. Le moment de coexistence que j’ai moi-même connu dans le Beyrouth des années 1960, et qui me paraissait à l’époque tout à fait normal, peut-être même immuable, est déjà révolu. Révolu au Liban, et révolu ailleurs, à Sarajevo comme à Alexandrie. Pourtant, cette expérience du côtoiement quotidien, cette capacité de connaître l’autre intimement, et de manière quasiment instinctive, connaître ses sentiments, sa sensibilité, c’est aujourd’hui une chose fondamentale et qui fait cruellement défaut. Nous sommes dans un monde où l’écrasante majorité des gens, qu’ils soient éloignés les uns des autres ou qu’ils vivent côte à côte, ne se connaissent que par des représentations approximatives, stéréotypées, et de l’extérieur. Alors qu’on a plus que jamais besoin d’une connaissance précise, juste, subtile, et de l’intérieur. On en a besoin pour pouvoir appréhender le monde, et aussi pour savoir gérer sereinement nos propres sociétés. Or, pour transmettre cette connaissance subtile et intégrale de l’Autre, je ne connais pas, pour ma part, un meilleur instrument que la littérature. O.E.: Cette connaissance, dès le début, occupe un lieu mobil dans vos livres, l’écriture est en mouvement. Et en même temps, cette écriture - l’écriture sur un bateau, peut-être aussi l’écriture sur une île - a un lieu à la fois extérieur et intérieur, un espace créé en traversant. On pourrait dire qu’un espace n’est jamais un territoire mais plutôt la somme des mouvements qui le traversent. Alors, en quel sens le fait de traverser différentes langues produit une sensibilité spécifique pour une littérature capable de transporter et transmettre un savoir sui generis sur ce défaut, ce manque que vous avez signalés? A.M.: Pour moi, la question linguistique est fondamentale. On ne peut pas véritablement connaître l’Autre si on ne désire pas connaître sa langue. Bien entendu, aucune personne ne peut apprendre toutes les langues, mais toute personne devrait faire un effort afin qu’il y ait, au sein de chaque peuple, un certain nombre de personnes capables de s’exprimer dans chacune des langues de la planète. Je suis par exemple profondément sceptique quant à la capacité des Etats-Unis de jouer le rôle qu’ils se sont assignés dans le monde s’ils ne se mettent pas à l’étude des langues des autres. Vouloir influencer le destin d’un peuple sans avoir été vers lui, sans avoir cherché à le connaître, sans avoir pris la peine d’apprendre sa langue, ne peut que conduire à des malentendus désastreux, comme on vient de le voir en Irak. Aujourd’hui, il y a aux Etats-Unis un timide mouvement pour étudier l’espagnol parce que c’est une langue qui commence à devenir présente sur le territoire américain, mais je pense qu’un grand pays comme celui-là devrait avoir 91 des contingents entiers qui parlent toutes les langues du monde. Les populations du Sud ont souvent étudié les langues du Nord pour des raisons de nécessité économique, ou parce qu’elles leur ont été transmises pendant la période coloniale, et parfois pour d’autres raisons encore. En Occident, on a perdu l’habitude d’apprendre les langues du Sud, et l’on a eu tort de céder ainsi à la facilité, et peut-être un peu aussi à la suffisance. Les missionnaires américains qui venaient en Orient au XIX e siècle et au début du XX e siècle s’efforçaient d’étudier la langue du pays, ils se faisaient même un devoir de pouvoir écrire dans cette langue, ce qui leur valait l’estime de la population locale. Aujourd’hui, cela devient un phénomène extrêmement rare, exotique, quasiment incongru. Il y a des dizaines, des centaines de millions de gens du Sud qui connaissent l’anglais, le français, l’espagnol, le portugais, l’allemand, le néerlandais, et toutes les langues du nord. Alors que pour les Occidentaux, la connaissance de l’arabe, du turc ou du persan est réservée à quelques spécialistes. C’est, me semble-t-il, un déséquilibre grave, je ne sais pas s’il est possible d’y remédier, mais à mon avis c’est un symptôme de l’incompréhension qui existe aujourd’hui, et elle est génératrice de tensions. Par ailleurs et sur un autre plan, je crois que l’on fait fausse route quand on pense que l’on peut priver impunément les gens qui viennent des pays du Sud de leur langue identitaire, je pense qu’une des raisons pour lesquelles les gens affirment de manière outrancière leur appartenance religieuse, c’est parce qu’ils ne sont pas en mesure d’exprimer leur appartenance culturelle et linguistique. Je crois que les immigrés notamment devraient avoir la possibilité d’apprendre leur langue d’origine, de promouvoir la culture qui est liée à cette langue, de sentir que cette culture a sa place dans la société d’accueil où ils ont choisi de vivre, et je pense que cela leur permettrait d’avoir une approche de cette société qui soit une approche d’ouverture et de compréhension mutuelle, alors que la privation de leur langue ne peut que gonfler l’importance de l’autre facteur essentiel d’identité, qui est la religion. Il y a des pays qui, pour des raisons historiques - je pense notamment à la France - insistent toujours sur la nécessité d’une langue unificatrice. Il y a eu des siècles de centralisme qui visaient entre autres à éteindre toutes les langues locales pour que tout le monde se retrouve autour d’une nation unie par la langue. C’était peut-être justifié pendant des siècles, et il me paraît toujours nécessaire d’avoir une langue commune pour tous; mais lorsqu’on en tire pour conséquence qu’il faut dépouiller les immigrés de leur langue identitaire pour faciliter leur intégration, on fait fausse route et l’on aboutit à l’effet inverse. Quelqu’un qui n’est pas à l’aise avec sa langue d’origine ne peut pas être à l’aise avec la langue du pays d’accueil, il a l’impression de trahir sa langue d’origine et sa culture d’origine, et il en éprouve une forte culpabilité, ce qui l’amène à compenser par une affirmation appuyée de son appartenance religieuse. On est même arrivé un jour à une situation risible, mais un peu triste aussi, quand on a décidé qu’on allait expulser les enfants qui étaient en situation irrégulière „sauf s’ils ne connaissaient pas la langue du pays d’origine“; dans ce cas ils n’étaient plus expulsables. Ainsi, le fait de connaître la langue de leurs parents mettait en péril leur séjour en France. Un en- 92 fant devait donc faire semblant de ne pas connaître sa langue d’origine pour pouvoir rester dans le pays. How terribly misguided! O.E.: Je voudrais aussi qu’on parle du lieu de notre rencontre aujourd’hui. Pendant l’été, vous avez donc échangé l’Ile de France pour l’Ile d’Yeu, autrement dit vous oscillez entre l’Ile de France et l’Ile d’Yeu. Vous êtes en même temps à l’intérieur de l’hexagone et aussi - jusqu’à un certain point - à l’extérieur de l’hexagone. Quelle est la relation entre ce mouvement oscillatoire et votre position en tant qu’écrivain de langue française face au problème de la francophonie, face au problème d’une littérature française hexagonale? A.M.: Il y a là de nombreuses questions en une seule. D’abord, pour l’ubiquité entre Paris et l’Ile d’Yeu, je crois que ce que j’ai fait, à vrai dire, c’est de renouer avec une très ancienne tradition libanaise. Au Liban, dans ma jeunesse, nous avions l’habitude de passer l’été à la montagne et l’hiver à Beyrouth, où nous étions scolarisé. Une pratique liée au climat - en été, l’air est lourd dans la capitale, et léger en altitude -, mais liée aussi aux réalités sociologiques du pays. Je me souviens que nous arrivions à Beyrouth début octobre, et que nous en repartions dans les tout derniers jours de juin pour passer les trois mois d’été au village; celui-ci n’était pas très loin, tout juste à 40 kilomètres de Beyrouth, mais il était à 1200 mètres d’altitude, et il paraissait très éloigné ou en tout cas la vie y était complètement différente de celle de la capitale. Au Liban, les gens demandent souvent les uns aux autres: „De quel village es-tu? “ C’est souvent la toute première phrase dans une conversation. Quand je suis arrivé en France il y a plus de trente ans, j’avais l’habitude de demander aux gens que je rencontrais d’où ils étaient. Puis j’ai compris que cela ne se faisait pas, et qu’il fallait plutôt demander aux gens quelle était leur profession. Pour en revenir à l’île d’Yeu, j’y ai donc reproduit le schéma libanais. Au lieu de passer l’hiver à Beyrouth et l’été au Mont-Liban, je passe l’hiver à Paris et l’été du côté de l’Atlantique. Un rythme qui convient fort bien à mon activité littéraire. A Paris j’arrive à écrire, mais il y a toujours toutes sortes de choses dans une grande ville qui font qu’il y a un degré de concentration qu’il n’est pas facile d’atteindre, et j’ai besoin de revenir chaque printemps à l’Ile d’Yeu; dès que j’y arrive, je sais beaucoup mieux où j’en suis dans le livre que je suis en train d’écrire. Les mois que je passe ici - c’est parfois trois mois, parfois cinq mois, quelquefois même plus de huit - sont des mois de travail intense où chaque jour j’avance dans mon livre. J’apprécie tellement le fait de travailler ici, que j’ai souvent envie de ne plus en bouger. Mais il y a d’autres considérations pour lesquelles je continue à faire l’aller-retour. Je pense que le fait d’être sur une île crée aussi une rupture psychologique: je le sens très fort: lorsque je viens ici, plus je m’éloigne de Paris, plus je sens que toutes les préoccupations que j’avais là-bas sont en train de s’évanouir; à l’inverse, lorsque je repars d’ici, plus je m’approche de Paris - qui est environ à 500 kilomètres - plus je sens que tous les soucis reviennent m’assaillir, que tous les problèmes à régler reviennent me hanter, et à certains moments j’ai l’impression de suffoquer. (Rires) 93 O.E.: Et par rapport à la littérature hexagonale? A.M.: Par rapport à la francophonie, je me pose depuis quelques années un certain nombre de questions. Il me semble que le mot „francophonie“ devrait être réservé à un usage politique et stratégique, parce qu’en matière de littérature, il pose problème. L’idée de ceux qui ont forgé le mot de „francophonie“, c’était de créer un concept qui regroupe tout ceux qui, pour des raisons historiques, ont le français en partage... O.E.: Comme ceux qui ont l’espagnol en partage. A.M.: Absolument. Et généralement - à part la France et quelques zones européennes voisines comme la Wallonie, la Suisse romande, ou le Luxembourg -, l’espace francophone rassemble principalement les anciennes possessions françaises, de vieilles colonies comme le Québec mais surtout les possessions bien plus récentes d’Afrique du nord, d’Afrique noire, ou d’Indochine; à quoi il faudrait peut-être ajouter certains pays qui, en Europe, ont conservé une tradition francophone remontant à l’époque où la langue française était la plus sérieuse des candidates à devenir la lingua franca - par exemple la Roumanie. Regrouper des pays du Nord et du Sud, de l’Ouest et de l’Est, à travers un lien linguistique et culturel m’apparaît une idée féconde et une idée d’avenir. Donc, de ce point de vue, je trouve que le regroupement des francophones, - ou des hispanophones, ou des lusophones -, est une excellente idée. Là, où il y a eu dérapage, c’est quand on a commencé à parler de „littérature francophone“, parce qu’alors les vieilles habitudes discriminatoires se sont réintroduites, et l’idée s’est imposée selon laquelle il y aurait d’un côté „la littérature française“ proprement dite, et de l’autre une littérature „francophone“ regroupant Belges, Québécois, Marocains, ou Sénégalais dont la seule caractéristique commune est d’être allogène. Soudain, le terme qui était censé rassembler est devenu un instrument de discrimination. Et selon des critères douteux, difficilement avouables. Ainsi, un écrivain d’origine russe qui arrive à Paris, et qui commence à écrire en français, n’est jamais traité d’écrivain francophone. Alors qu’un écrivain d’origine algérienne et de nationalité française, qui a toujours vécu en France, est classé „francophone“ du seul fait qu’il porte un prénom arabe. C’est absurde, c’est stupide, et c’est profondément malsain. Un écrivain des Antilles qui est de nationalité française depuis quatre générations, est réputé „francophone“. Pour cela, je dis: attention! Le mot de „francophonie“, si l’on veut le préserver dans le sens où l’avaient conçu ses inventeurs, tel le président Léopold Sédar Senghor, on devrait le réserver exclusivement à la sphère politique et diplomatique. Pour le reste, prenons l’habitude de dire simplement „de langue française“. En anglais, l’ambiguïté n’existe plus parce qu’il y a d’un côté le pays d’origine de la langue, qui est l’Angleterre, et de l’autre côté le plus grand pays de la langue anglaise, c’est-à-dire les Etats-Unis; auxquels il faudrait ajouter plusieurs autres pays qui ont traditionnellement leur importance dans le domaine littéraire, comme l’Irlande, le Canada, l’Australie, l’Inde évidemment, et puis le Nigeria, 94 l’Afrique du Sud, les Antilles, etc. La littérature de langue anglaise est devenue véritablement mondiale, c’est une littérature qui prospère, et qui s’épanouit sans complexe. En France, le fait que le pays d’origine de la langue soit en même temps le principal pays de langue française, ajouté au fait que la plupart des pays qui partagent cette langue sont des anciennes colonies, qui exportent vers la France des immigrés dont elle cherche à se protéger, des pays dont la culture ne bénéficie pas d’une très grande estime auprès de la population française, tout cela est bien handicapant pour le rayonnement de la langue française. C’est peut-être pour cela que l’on a involontairement laissé glisser le mot „francophonie“ vers une signification qui, malheureusement, intègre tous ces éléments malsains, et c’est pour cela qu’il faudrait prendre l’habitude de dire „littératures de langue française“, au pluriel ou au singulier, peu importe: et qu’il faudrait dire aussi „écrivains de langue française“, plutôt qu’écrivains francophones, une expression qui a été dénaturée au point que beaucoup la trouvent aujourd’hui offensante. O.E.: Or, pour revenir une dernière fois sur ce mouvement entre l’Ile de France et l’Ile d’Yeu, vous avez choisi le français comme langue d’expression littéraire principale: est-ce que l’idée d’une littérature sans résidence fixe serait aussi un concept où vous vous retrouveriez? A.M.: Qu’est-ce que vous entendez par „sans résidence fixe“? O.E.: C’est-à-dire une littérature un peu comme celle du protagoniste de Léon l’Africain, rédigeant son texte sur le bateau, ou comme dans Les échelles du Levant, entre différents ports (pas seulement Port-Joinville), bref, une littérature très consciente des espaces culturels qu’elle traverse, mais en même temps une littérature qui va au-delà disons d’un concept national, territorial, sans pourtant se diluer dans une littérature mondiale tout court: donc un entre-deux qui permet de définir très clairement quels sont les espaces culturels et linguistiques qu’on traverse, quel est l’héritage d’un monde et d’une littérature qui parle français et qui en même temps sont ouverts vers d’autres espaces: Cuba, l’Amérique latine, évidemment le monde arabe, mais aussi d’autres mondes culturels. Donc, une littérature qui n’est pas territorialisée dans ce sens. A.M.: En ce qui me concerne, trois langues ont joué un rôle important dans mon parcours personnel et familial. L’arabe, qui est ma langue maternelle et qui a une signification particulière dans ma famille. Je viens d’une famille de lettrés arabes, de gens qui ont toujours été très fiers de leur connaissance de cette langue. Il y a eu mon père et beaucoup d’autres avant lui qui étaient poètes ou essayistes de langue arabe, et c’est vrai que, d’une certaine manière, c’était un peu étrange que moi, leur descendant, choisisse d’écrire dans une autre langue. Notre deuxième langue familiale, c’était l’anglais, parce que les premiers des nôtres à avoir fait des études universitaires, tel mon arrière-grand-père puis mon grand-père, sont allées dans des écoles fondées par des missionnaires protestants venus des Etats-Unis. De ce fait, il était incongru que leur descendant ait fait ses études non chez les 95 Américains, mais chez les jésuites français. Dans nos dîners familiaux, on parlait constamment de l’Université, et il était entendu que c’était l’Université américaine de Beyrouth. On parlait de tel professeur, de tel dean, ou du Board of Trustees, quand on disait „le président“, c’était toujours le président de l’Université américaine. Les conversations tournaient autour de ça, parce que bien des gens dans mon entourage étaient professeurs après avoir été étudiants de l’Université américaine. Moi seul je n’ai pas fait mes études là parce que ma mère, qui est farouchement catholique, tenait à ce que mes sœurs et moi nous fassions nos études dans des écoles religieuses catholiques, qui au Liban sont généralement françaises. De ce fait, j’ai fait mes études en français, puis écrit en français, puis émigré vers la France, mais l’anglais est resté très présent dans ma vie quotidienne. Quand je suis les informations à la radio, à la télévision, c’est surtout en anglais. (Rire) Quand je lis, c’est presque toujours en anglais. Toute la littérature étrangère, je la lis en anglais, sauf évidemment la littérature française. Mais la littérature russe, la littérature espagnole, ou la littérature allemande, je les lis toutes en anglais. S’agissant de l’arabe, je le pratique malheureusement beaucoup moins depuis que je me suis installé en France en 1976. Quand je vivais au Liban, je travaillais dans un journal de langue arabe. Les seules choses que je n’écrivais pas en arabe, je les écrivais en anglais, dans un bulletin édité par le même journal et qui analysait en profondeur certaines questions de politique internationale ou d’économie. Le français était pour moi à l’époque une langue strictement intime, puisque je ne la parlais ni à la maison, ni au bureau, ni dans la rue. Simplement, j’avais un petit carnet sur lequel je notais quelques idées, et je le faisais généralement en français. Quand je suis venu en France, le français est devenu, du jour au lendemain, omniprésent. Pour pouvoir travailler, comme à l’hebdomadaire Jeune Afrique, j’avais besoin du français. Dans la rue, les gens parlaient évidemment cette langue, et ainsi, elle a complètement envahi ma vie. Et quand j’ai commencé à écrire, je dois dire que c’est venu tout naturellement que j’écrive en français, parce que j’avais envie de vivre pleinement dans ce pays, et non en marge. Je n’avais pas envie de rester quelqu’un d’extérieur. De toute manière, j’ai toujours aimé la France, sa qualité de vie, et l’air de liberté qu’on y respire. Et je m’étais toujours intéressé à tout ce qui s’y passais. Même quand j’étais au Liban, je suivais de près les élections françaises, et quelquefois je m’enthousiasmais comme si ce pays était le mien, alors qu’en ce temps-là je ne songeais pas du tout à m’y installer. Une fois installé en France, j’ai eu envie de m’exprimer dans la langue des gens au milieu desquels je vivais. Ecrire en français m’est donc venu spontanément, mais je n’ai jamais été un enthousiaste de tout ce bruit que l’on a fait à propos des écrivains francophones. Cela ne m’a jamais amusé ni intéressé. (Rire) Moi, j’avais mon parcours individuel propre, j’avais mes trois langues que j’assume chacune dans sa fonction et je les aime bien toutes les trois. Dans chaque livre que j’écris, il y a des mots qui me viennent naturellement en arabe, d’autres qui me viennent en anglais, ces deux langues sont constamment présentes. Ce qui m’intéresse profondément, en revanche, c’est la diversité linguistique. Je crois qu’il est essentiel de préserver la 96 diversité linguistique et culturelle de la planète, et je pense que la véritable vocation de la langue française - après avoir abandonné son rêve hégémonique du XVIII e siècle - c’est d’être, si je puis m’exprimer de par une parabole, „le plus puissant des agneaux plutôt que le plus faible des loups“. Je veux dire par là qu’elle doit se battre pour que toutes les langues du monde aient véritablement leur place. Je pense qu’il y a un appauvrissement extraordinaire quand les gens se mettent tous à baragouiner une lingua franca qu’ils connaissent de manière très approximative; c’est affligeant. Toute personne a absolument besoin d’une langue qu’elle maîtrise pleinement et dans laquelle elle puisse exprimer toutes les nuances de sa pensée et de ses sentiments. Et toute personne a également besoin que sa langue identitaire soit respectée dans le monde, parce que cela fait partie de sa propre dignité. Si je vous livrais le fruit de ma réflexion dans ce domaine, je vous dirais que toute personne devrait avoir trois langues: une langue identitaire, une langue de communication internationale - généralement l’anglais -, et une „langue personnelle adoptive“, qui serait en quelque sorte sa langue de cœur, apprise intensément, avec passion, et qui peut avoir été choisie pour toutes sortes de raisons, liées aux affinités culturelles ou affectives, aux choix professionnels, au parcours personnel ou familial, etc. Dans mon cas, cette langue de cœur est le français. O.E.: Mais il y a un double mouvement: un choix et, en même temps, une transformation. Vous avez choisi le français, mais vous le transformez aussi, vous créez un français à partir de ce choix. A.M.: Je crois qu’il est important de s’investir pleinement dans cette langue adoptive, avec passion, de s’y plonger sans retenue, bien qu’avec lucidité. Et il faut aussi avoir le désir d’apporter quelque chose à cette langue, à sa culture, comme à ses locuteurs... O.E.: Et une langue qui est traversée par d’autres langues, une langue traversée par d’autres cultures. A.M.: Absolument. Je souhaite que l’époque que nous vivons connaisse non pas une marginalisation des langues au profit d’une seule, mais au contraire un épanouissement de toutes les langues. L’un des moyens pour y parvenir, c’est que l’on établisse en Europe une règle dont chacun devrait bénéficier, et selon laquelle les relations bilatérales entre les pays devraient principalement se passer dans les langues de ces deux pays plutôt que dans une langue tierce mal maîtrisée comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui. A titre d’exemple, il serait normal que les relations entre le Portugal et l’Italie soient gérées en priorité par des Portugais qui connaissent l’italien et par des Italiens qui connaissent le portugais. C’est de cette manière que l’on peut maintenir la raison d’être de toutes les langues européennes, et je pense qu’on aurait tort de vouloir uniformiser, parce que cela serait un appauvrissement. Et là, l’Europe est le grand laboratoire. Si elle arrive à gérer convenablement sa grande diversité, et si elle réussit à fonder son identité commune sur la diversité, elle offrirait au monde entier un modèle de référence dont il a cruellement besoin. 97 O.E.: J’aimerais rester dans cet horizon, dans ces parages. Quand vous parlez de l’Europe, de quelle Europe parlez-vous? Le mythe d’Europe est, par ses origines grecques, extraterritorial par rapport à ce qu’on entend aujourd’hui par l’Europe ou par la Communauté Européenne. Ce mythe d’origine se situe, à un niveau purement géographique, au-delà de ce territoire politique. Or, l’on sait bien que les anciens Grecs ne se sont pas vus en tant qu’Européens: ils habitaient plutôt à cheval sur plusieurs continents. L’Europe, pour vous, est-ce l’espace de la Communauté Européenne, est-ce l’espace de Les Echelles du Levant, est-ce l’espace que vous désignez par les différentes routes qui traversent Origines? Quelle est donc votre vision de l’Europe? A.M.: Quand on passe en revue l’histoire des dernières décennies, il y a un événement politique majeur qui ouvre des perspectives pour l’humanité entière, c’est la réconciliation entre les Européens et la construction d’une Europe unie. J’irai même jusqu’à dire que les deux facteurs les plus positifs de l’histoire humaine en notre temps, c’est l’accélération du progrès scientifique, et la construction européenne. Pour moi, l’influence de cet événement va bien au-delà des frontières de l’Europe. Nous arrivons à une période de l’histoire humaine où il y a des décisions importantes qui doivent être prises si l’on veut survivre; il faut changer nos habitudes de pensée, changer nos habitudes de consommation, changer notre perception des autres comme de nous-mêmes, et changer aussi notre conception de l’identité. Et le lieu où cela peut s’élaborer le moins difficilement, c’est encore l’Europe. O.E.: Et la littérature, n’est-ce pas? A.M.: Oui, c’est exactement cela. La littérature, comme instrument pour réinventer le monde, et l’Europe comme lieu géographique de l’expérience la plus prometteuse. La réussite de l’Europe, c’est-à-dire la réussite de la cohabitation de peuples différents, ayant une histoire différente, la réussite de la préservation harmonieuse des différences, la réussite de la cohabitation entre toutes les populations qui viennent de tous les coins du continent et aussi l’extérieur de l’Europe. Hélas, on n’est pas sur le chemin de la réussite. La réussite de l’Europe en tant qu’entité capable d’introduire un élément de „sanité“ dans la vie du monde, c’est pour moi essentiel. J’ajouterais, mais je ne m’étendrai pas là-dessus, qu’il me semble parfois que les peuples d’Europe ne sont pas prêts à assumer le rôle capital qui leur incombe dans le monde d’aujourd’hui. On sent une lassitude, et un désintérêt, moins chez les responsables, d’ailleurs, que dans l’opinion. Il me semble que les personnes qui viennent d’ailleurs ont probablement plus de „eagerness“ pour voir ces choses-là se faire que les Européens eux-mêmes, notamment les jeunes à qui l’on répète à longueur de journée que leur bien-être individuel est la seule chose qui compte, sans leur préciser que ce bien-être serait lui-même menacé si le monde entier se précipitait dans l’abîme comme cela pourrait malheureusement être le cas dans les décennies qui viennent. Les Européens ont changé, ce qui est 98 une excellente chose. Mais le monde entier n’a pas changé de la même manière, et il est important que les Européens voient le monde tel qu’il est réellement, et non comme ils aimeraient qu’il soit. O.E.: Chaque culture développe son propre savoir vivre ensemble. L’Islam, par exemple, a développé pendant un temps historique très large un savoir vivre ensemble très sophistiqué. A.M.: Qui a fonctionné pendant quelques siècles, mais qui a cessé de fonctionner, hélas. Je pense que ce que l’Islam avait apporté au VII e siècle en matière de tolérance était un progrès. Evidemment, l’application n’en a pas toujours été rigoureuse, elle n’a jamais été égalitaire, elle s’est toujours accompagnée d’un certain degré d’assujettissement et parfois d’humiliation de ceux qui n’étaient pas musulmans; mais par rapport à l’époque, c’était certainement ce qui se faisait de plus avancé; le monde musulman est demeuré en avance en matière de tolérance pratiquement jusqu’au XV e siècle. Ce n’est pas par hasard que les juifs expulsés d’Espagne en 1492 sont allés principalement dans les pays musulmans, en Afrique du nord ou bien à Constantinople, en même temps que vers quelques pays européens, tels les Pays-Bas. Le choix effectué par les communautés juives permet une bonne évaluation du degré de tolérance religieuse qu’il y avait à cette époquelà dans les diverses sociétés. Depuis, malheureusement, les choses se sont dégradées. Elles se sont dégradées premièrement parce que ce qui était un progrès au VII e siècle ou au X e siècle ou même au XV e siècle, ne pouvait plus être considéré comme un progrès au XX e siècle. Le fait de dire aux gens: „Vous serez tolérés à condition que vous restiez dans une position de soumission“, ce n’est plus acceptable. Moi qui suis un minoritaire, je n’ai aucune envie d’être toléré par qui que ce soit, je veux être un citoyen à part entière et je rejette tout système discriminatoire. L’avancée qui aurait dû se produire, vers une véritable intégration des minorités, c’est-à-dire leur association véritable à la vie des pays, ne s’est pas faite. Pire encore, dans de nombreux pays musulmans, on est même revenu en arrière par rapport à ce qui se pratiquait autrefois. Pour ceux qui, comme moi, admirent cette civilisation, c’est profondément affligeant, profondément déprimant... O.E.: Il y aurait donc une perte de ce savoir-vivre ensemble… A.M.: Dans de nombreux pays, c’est tout simplement un désastre, dont les victimes sont aussi bien les minorités non musulmanes que les communautés musulmanes elles-mêmes. Il suffit d’observer les massacres quotidiens qui se déroulent en Iraq entre sunnites et chiites. Pour ma part, je n’ai jamais rien vu de similaire et, à ma connaissance, il n’y a jamais eu dans l’histoire du monde musulman un phénomène aussi dégradant. Non, j’ai beau passer en revue les ouvrages d’Histoire que j’ai lus, je ne connais aucune période où les sunnites et les chiites se soient massacrés de cette manière. Pour les minorités non musulmanes, c’est également un désastre. Les minorités juives, qui étaient importantes dans certains pays musulmans, ont pratiquement disparu. Les minorités chrétiennes périclitent... 99 O.E.: Et l’Occident non plus n’a su développer vraiment - et c’est là un défaut majeur dans le système de la mondialisation dès la fin du XV e siècle - un savoir vivre ensemble. On a plutôt concentré toutes les énergies dans un savoir comment dominer. A.M.: En Occident, le problème ne se pose pas de la même manière. Alors que dans le monde musulman, on assiste à une véritable régression, ce n’est pas le cas en Occident où, dans une perspective à long terme, on a tout de même évolué vers une plus grande tolérance, vers moins de persécution, moins de discrimination. Le problème, c’est que l’atmosphère politique et intellectuelle dans le monde s’est tellement détériorée que les progrès réalisés en Occident ne suffisent plus à assurer une coexistence harmonieuse entre populations locales et populations migrantes. S’agissant de l’Europe, il est clair qu’elle est confrontée à un flux migratoire important qu’elle ne sait pas gérer, parce qu’à l’inverse du continent américain ou de l’Australie, elle ne s’est jamais perçue comme une terre d’immigration. Alors qu’elle l’est bel et bien devenue. Ce qui implique chez elle des attitudes nouvelles, inventives, qui ne sont pas faciles à formuler ni à faire entrer dans les mœurs. Or, ce problème n’est pas passager, il est permanent, et on peut déjà prévoir qu’il sera encore plus important dans les années et les décennies à venir. Faire face à un tel phénomène, notamment lorsqu’il concerne des immigrés venant du monde musulman, alors qu’il y a une telle méfiance entre ces deux ensembles culturels, voilà le véritable défi. Je résumerai donc en disant que dans le monde arabo-musulman, il y a une régression de la coexistence; dans le monde occidental, il y a un progrès, mais les défis sont si gigantesques que ce progrès ne suffit plus du tout. Il est nécessaire et même urgent de réfléchir sereinement à ces questions, et de trouver des solutions imaginatives pour apprendre à coexister avec l’Autre. Il faudrait notamment poser un tout autre regard sur la culture de l’Autre, et il faut même, me semble-t-il, redéfinir la notion d’identité. En un mot, il faudrait un „contrat de coexistence“ dans le sens où l’on a parlé jadis d’un „contrat social“. Oui, il faudrait concevoir une nouvelle règle du jeu. On en est très loin malheureusement, et le temps presse; mais les sociétés européennes commencent à prendre conscience de l’ampleur de ce problème, et je crois qu’elles ont encore la possibilité d’y faire face. Mais peut-être suis-je trop optimiste, soudain... O.E.: Dans Les identités meurtrières vous avez développé, pour ainsi dire, un modèle qui s’inscrit dans différentes traditions de vivre ensemble, et vous avez signalé en même temps toute l’importance de la diversité des appartenances pour ne pas permettre qu’une seule identité meurtrière s’installe et domine une communauté entière, une société entière, tout un monde culturel, etc. Or, en quel sens, selon vous, le concept même de l’identité pourrait-il exclure cette pluralité souhaitée des appartenances? Vous avez introduit une différence entre d’un côté des identités meurtrières qui privilégient une seule appartenance, qui privilégient une seule logique, qui éliminent pratiquement l’autre et tout ce qui reste en dehors de 100 l’appartenance préférée, et de l’autre côté une identité positive. Ne croyez-vous pas que le concept de l’identité lui-même pourrait être meurtrier? A.M.: Il pourrait effectivement s’avérer meurtrier si on s’y prend de manière maladroite, et si l’on enferme les gens dans leurs appartenances communautaires. Dans les sociétés occidentales on dit parfois: „Puisque nous avons à présent des communautés musulmanes, nous allons traiter avec elles en tant que communautés“. En apparence, c’est le bon sens. Dans la réalité, il faut se demander si, en liant les personnes à leurs communautés, en mettant leur sort entre les mains de dirigeants communautaires, on est en train de résoudre le problème ou bien de l’aggraver. De mon point de vue, et pardon de dire les choses crûment, à partir du moment où l’on ne traite pas les immigrés comme des citoyens individuels ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres, on est en train de les trahir, et de trahir aussi les valeurs que porte l’Occident. Le rôle des autorités des pays d’accueil doit être libérateur. Elles doivent offrir aux immigrés la liberté, la démocratie, l’égalité des droits, la dignité de l’être humain, homme, femme ou enfant. Mon leitmotiv est simple: diversité des expressions culturelles, universalité des valeurs fondamentales. Les immigrés doivent être encouragés à s’épanouir, à s’exprimer, à promouvoir leurs langues et leurs cultures d’origine; ils doivent être poussés à s’instruire, à travailler, à acheter leurs maisons, à créer leurs entreprises, à s’enrichir, sans aucune discrimination liée à la couleur, à la religion, à la langue qu’ils parlent ou aux noms qu’ils portent; mais dans le strict respect des valeurs universelles ainsi que des lois en vigueur. Tous les droits, et tous les devoirs. Les gens n’appartiennent pas à une communauté comme les serfs appartenaient à une terre. Femmes ou hommes, ils doivent être traités comme des citoyens indépendants. Il est dangereux de les associer automatiquement à des communautés et de les livrer à des dirigeants communautaires, à des organisations, etc. Je ne crois pas au droit des communautés, je crois au droit des citoyens. Je pense que le premier devoir d’une société européenne, c’est de dire à chaque personne, indépendamment de ses origines, indépendamment de son sexe, indépendamment de toute considération de couleur ou autre, qu’elle sera traitée comme un citoyen, tout simplement, avec les libertés qui vont avec, les devoirs, les droits etc. Je ne connais pas d’autre attitude saine et bénéfique, tant pour les immigrés que pour leur société d’adoption. Ce que l’Occident a raté lors de sa période coloniale, il peut encore le réussir à cet „examen“ de rattrapage. L’Histoire lui a peut-être donné une seconde chance. Il n’y en aura pas une troisième. O.E.: A un moment donné, le narrateur dans Origines, en première personne, dit après être arrivé à La Havane - je crois que c’est au cours d’une des toutes premières soirées passées à Cuba - qu’il a l’impression d’être né dans cette ville aussi. Ici nous nous trouvons dans un lieu presque magique, de toute façon nous sommes ici dans une cour qui est traversée par des forces créatrices, et j’aimerais donc vous poser une dernière question: est-ce que sur cette île, dans cette cour, dans cette maison, vous avez quelque fois l’impression d’être né ici aussi? 101 A.M.: Oui, très fortement, très fortement. Je pense que je dois avoir, comme beaucoup d’errants, un désir profond et permanent de sentir que les lieux où je me pose sont des lieux auxquels j’adhère pleinement et depuis beaucoup plus longtemps que les dates ne me le disent. C’est vrai qu’il y a des lieux - ici par exemple, dans cette maison de l’île d’Yeu, dans cette petite cour - où je me sens pleinement chez moi. Je sens que j’ai pu être arrivé ici depuis très longtemps et j’ai envie d’y rester indéfiniment. Il est vrai que je suis souvent à l’affût de ce sentiment. Peutêtre que par rapport à La Havane, j’essayais plutôt de susciter en moi les sentiments qu’avaient éprouvés mes ancêtres. Au cours de ce voyage, j’avais essayé d’imaginer à chaque étape ce que les miens avaient pu penser ou ressentir. Surtout mon grand-père, parce que je sens un lien très fort depuis que j’ai ses papiers, son écriture: je me sens très proche de lui. Je l’imagine, lui qui souffrait d’être dans son pays, qui souffrait de la domination ottomane, et qui souffrait d’être minoritaire, même s’il évitait d’en parler explicitement. Il était doublement minoritaire, parce qu’il appartenait à une confession minuscule, et aussi parce qu’au sein de cette confession, il avait des idées que les autres ne partageaient pas. Il se sentait donc très seul, très incompris, et un jour il a décidé de partir. C’est ce que son frère le poussait à faire dans ses lettres. Il lui disait: viens, quitte cette terre ingrate à laquelle tu es attaché, oublie tout et viens me rejoindre ici, Dieu nous a donné une nouvelle patrie, Cuba. Il me semble que tous les migrants ont envie de trouver au bout de leur quête un lieu où ils puissent se poser en disant: „Me voici arrivé à une nouvelle patrie, joviale et accueillante“. Bien souvent, la quête se poursuit la vie entière sans jamais aboutir. Ce fut notamment le cas pour mon grand-père, qui n’a trouvé la sérénité ni à Cuba ni au Liban ni ailleurs. Je suis, pour ma part, infiniment plus chanceux. En un sens, cette île où je me suis établi correspond à mes attentes. Je voulais être dans un lieu paisible, serein, et où je puisse me consacrer à l’écriture. Je ne demande pas grand-chose de plus. Pendant très longtemps, l’endroit auquel je m’identifiais le plus, c’était le village de ma famille dans la montagne libanaise. Et j’y suis toujours très attaché, mais en même temps, c’est une relation qui est devenue lointaine. J’y pense souvent mais je n’y vais pratiquement jamais. Je m’intéresse beaucoup à tout ce qui se passe au Liban, je m’occupe même à distance de ma maison du village, mais je ne sens pas que je pourrais à nouveau être assis, comme nous sommes assis aujourd’hui, dans mon village, avec la même sérénité. Je pense que c’est quelque chose que j’ai perdu à jamais et que je ne retrouverai jamais, nulle part. Sauf peut-être ici, et il est vrai que lorsqu’il fait beau comme aujourd’hui, que l’air est si doux, que je me sens entouré de mes propres murs, je ne me sens plus envahi par la férocité du monde, et j’ai un peu le sentiment de me retrouver dans mon village d’autrefois. Oui, je commence à éprouver en ce lieu un sentiment d’appartenance. O.E.: Merci beaucoup. A.M.: A vous aussi.