eJournals lendemains 33/129

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2008
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Frédéric-Coché, écrivain-graveur

2008
Jan Baetens
ldm331290033
33 Jan Baetens Frédéric-Coché, écrivain-graveur Quelques notes sur l’incipit de Hortus Sanitatis La bande dessinée passe pour être un art du mixte. Quand bien même il existe de nombreux avatars de la bande dessinée dite ‘muette’, 1 celle-ci demeure un écart par rapport à la règle de l’emboîtement médiatique: sauf exception, le verbal et l’iconique ont partie liée. Or qui dit mixte, ne dit pas seulement, ou pas simplement, juxtaposition ou addition. 2 Tout mixte suppose en effet, à des degrés divers, une interpénétration et, davantage encore, une réciprocité des pôles. Et dans les cas extrêmes de mixte, c’est la différence même des domaines ou des médias qui se met à trembler. A suivre les lectures d’un Simon Leys, par exemple, la poésie chinoise offrirait un exemple absolu de pareil mixte. Ayant observé que „le concept clef de la civilisation chinoise est celui d’harmonie“ 3 et que la pratique des arts constitue „une mise en œuvre concrète“ (id., 577) de cette idée, il énonce „une double proposition [...]: les principes esthétiques et les procédés de la poésie sont d’ordre pictural; les principes esthétiques et les procédés de la peinture sont d’ordre poétique“ (id., 579, souligné par l’auteur). Citons ici quelques fragments de cette étude elle aussi classique de Simon Leys, qui condense le mieux ses idées en la matière: Alors qu’en général, par sa nature même, toute poésie s’exprime de façon successive, qu’elle se déroule dans le temps, la poésie chinoise, elle, s’efforce d’agencer les mots dans l’espace. Dire que le poème devient en quelque sorte un art de l’espace du simple fait qu’il est calligraphié et que, dans cette forme calligraphique, il peut être exposé, offert à la contemplation à la manière d’une peinture, c’est rester encore à la surface du phénomène. En fait, les possibilités d’agencement spatial du poème ne sont pas simplement fonction de l’écriture chinoise; bien plus profondément, elles trouvent leur source dans la structure même de la langue [...]. Mais ce n’est pas seulement l’usage des phrases parallèles qui rapproche le langage poétique chinois de l’expression picturale. De façon plus générale et plus essentielle, le poème tout entier réussit en fait à devenir une pure juxtaposition d’images. [...] En fait, ce qui confère à la poésie chinoise son caractère „imagiste“, ce qui permet au poète de livrer directement des séries de perceptions sans devoir passer par l’intermédiaire d’un discours grammaticalement organisé, c’est la fluidité morphologique du chinois classique (un même mot, suivant le contexte, peut être tour à tour substantif, adjectif ou verbe) et surtout la flexibilité de sa syntaxe ‘les phrases peuvent demeurer sans verbe et les verbes sans sujet). [...] Nous venons de voir comment la poésie chinoise s’efforce d’emprunter des voies normalement réservées à l’expression picturale. Il nous reste maintenant à examiner comment la peinture adopte la condition et les procédés de la poésie. 34 Dès l’abord, la présentation matérielle de la peinture chinoise est déjà révélatrice de cette nature littéraire. [...] (L)a peinture chinoise [...] est montée en rouleau, ce qui historiquement la rattache à la famille du livre [...]. Les instruments nécessaires à l’écrivain - papier, encre et pinceau - suffisent au peintre. Le montage lui-même, fragile et frémissant au moindre souffle d’air, interdit un accrochage prolongé, et ne permet d’exposer l’œuvre que pour le temps d’une lecture active et consciente. Le style pictural le plus élevé dans la hiérarchie esthétique est dit xie yi: c’est-à-dire le style qui écrit (et non dépeint) la signification des choses (et non leur apparence ou leur forme). [...] La peinture idéale n’est pas achevée sur le papier, mais dans l’esprit de celui qui la contemple [...]. Enfin, en parallèle avec les observations que nous avions formulées sur la dimension spatiale du langage poétique, il faut noter la dimension temporelle que réussit à acquérir une forme particulièrement importante et subtile de peinture, le rouleau horizontal [...]. (id., 579-583) Je vous prie de m’excuser de l’extrême longueur de cette citation, dont j’ose espérer que l’intérêt pour mon propos, librement mais largement inspiré des réflexions de Leys sur la poésie chinoise, sautera bientôt aux yeux. Je crois en effet que le dispositif du mixte qui vient d’être évoqué, se retrouve également dans la bande dessinée, du moins dans certaines de ses formes contemporaines où ce miroitement de l’iconique et du linguistique se travaille de manière tout aussi intense. Il suffit de regarder même superficiellement le travail de nombre d’auteurs rassemblés autour des éditions Fréon - je pense ici en tout premier lieu à Olivier Deprez, Alex Barbier ou Dominique Goblet - pour se rendre compte à quel point l’écriture s’y fait aussi dessin ou, plus exactement, image, le mot ‘dessin’ n’étant plus tout à fait en mesure de subsumer la grande diversité des techniques explorées par ces artistes. Toutefois, cette observation, qui prolonge du reste des phénomènes analogues dans le champ mieux connu et surtout mieux coté de la poésie visuelle, n’aurait guère d’intérêt s’il n’était possible de la compléter par le pendant déjà signalé par Leys, à savoir la métamorphose du dessin en écriture - et je laisse provisoirement de côté la polysémie de ces termes. Tant que ne s’opère pas telle mutation, le mixte demeure en effet inabouti, voire faux ou factice. L’enchevêtrement du texte et de l’image qui a pour seul enjeu ou seul horizon la conversion visuelle du verbal risque de faire l’impasse sur la question tout aussi capitale du devenir texte de l’image. Il existe plusieurs très bonnes raisons pour poser cette question de la transformation de l’image en texte, si curieuse qu’elle puisse paraître à nos yeux habitués à un système alphabétique abstrait qui se vante justement d’avoir coupé les ponts avec les écritures ‘primitives’. Notre sagesse des nations oppose fortement le texte et l’image et, par cette opposition, elle dénie à l’image toute aptitude véritablement scripturale, sauf dans les cas où l’image se contente de copier et d’illustrer un code verbal sous-jacent. La première de ces raisons est historique. Nous baignons depuis plusieurs décennies dans des discours qui transfèrent le champ lexical du texte et de l’écriture 35 à des aires non verbales, et nous sommes de longue date habitués à des expressions du type ‘caméra-stylo’ ou ‘écriture cinématographique’. 4 Certes, il n’est plus question de prendre ces expressions à la lettre - contrairement sans doute à ceux qui, tel Eisenstein, s’étaient interrogés sur les possibilités langagières des nouveaux médias visuels -, mais la dérive métaphorique qui les menace ne peut être séparée de la définition très étroite qui reste la nôtre quand nous pensons le texte ou l’écriture. Dit autrement: si le montage au cinéma n’est malgré tout pas reconnue comme une écriture au sens strict du terme, ce qui pourrait être en cause est sans doute moins les propriétés du montage que notre acception, trop ‘stricte’ justement, du terme ‘écriture’. La seconde raison, qui répond déjà en partie aux difficultés soulevées par la première, est théorique. Le travail des historiens modernes de l’écriture a montré que celle-ci, loin de s’opposer à l’image, y plonge durablement ses racines. L’écriture n’est pas cet emploi de la langue qui s’arrache peu à peu à ses formes primitives encore très marquées par la représentation visuelle ou iconique, elle apparaît au contraire comme un mode linguistique qui, à la différence de l’oral, est une image écrite. 5 Cette nouvelle approche de l’écriture ouvre la voie, bien sûr, à de nouvelles réflexions sur l’image comme écriture. Une troisième raison, enfin, est donnée par la pratique artistique elle-même, en l’occurrence celle de la bande dessinée contemporaine, qui résiste diversement à l’écriture traditionnelle, tout en assumant de nombreuses caractéristiques de ce que nous associons, non moins traditionnellement, à l’écriture. D’une part, ces bandes dessinées s’efforcent de minimiser la part du texte, qui se voit évacué vers les marges du livre ou transformés en des ‘objets-à-voir’. D’autre part, elles s’offrent elles-mêmes comme des ‘objets-à-lire’, et non pas comme de simples ‘objets-à-contempler’, la lecture n’étant plus définie comme la traduction lexicale d’une image-hiéroglyphe sertie dans une chaîne syntagmatique dont le modèle est toujours celui de la phrase occidentale, mais comme une forme d’interprétation où le sens se construit à l’aide d’un parcours visuel et spatial en partie subjectif et non formalisable. Pour illustrer la conception de l’image comme écriture, on propose ici une microlecture d’une planche de Hortus Sanitatis, le premier livre de Frédéric Coché. 6 Il n’est en effet pas possible de séparer lecture et écriture, la première participant activement à la seconde, non pour la déchiffrer, la décoder ou la redoubler, mais pour prendre part à l’agencement des données dans l’espace qu’est (aussi) l’écriture. Quant au choix de cet auteur et de cet album, ils paraissent l’un et l’autre tout à fait représentatifs d’une certaine tendance de la bande dessinée moderne, qui se distingue entre par: - Le recours à des techniques de gravure et de peinture qui excèdent les outils conventionnels du médium, d’une part, et la division du travail qui l’a longtemps caractérisé (crayonné, dessin, encrage, coloriage), d’autre part. - La préférence très nette accordée à de nouveaux investissements de la page, grâce à la généralisation du ‘diptyque horizontal’, c’est-à-dire la division de la 36 page en deux cases superposées, qui rejette aussi bien le modèle unifié de la peinture (surmoi refoulé de la bande dessinée classique, qui ressurgit dans les ‘effets de poster’ de bien des auteurs séduits par le dessin pleine page) que celui des compartimentages conventionnels de la bande dessinée même (un bon exemple en est la grille de 4 strips à 3 vignettes, surnommée parfois ‘gaufrier’). - Le maintien des éléments textuels ou verbaux à la périphérie des images et de l’album et, corollairement, le rejet du rôle illustratif du dessin, qui n’est plus là pour mettre en images un récit préexistant, ni même un récit indépendant du dessin, mais qui invite le lecteur à explorer les voies du récit à travers les modulations du graphisme. Ces trois éléments, où l’on peut reconnaître bien des échos de la célèbre formule de Benoît Peeters: „case, planche, récit“, 7 sont doublement solidaires. D’abord parce qu’ils s’accompagnent et s’épaulent mutuellement, ensuite parce qu’ils tendent en quelque sorte à s’enchevêtrer: la sélection d’une technique de dessin („case“) implique le choix d’une mise en page („planche“) et vice versa, et il en va de même pour la construction de l’histoire („récit“), qui à la fois découle de cette technique et de cette mise en page et les renforce l’une et autre (pour ne pas dire qu’elle les forme, voire les engendre). Mais voyons la première page de l’album: 37 Le dessin inaugural nous confronte avec une image diversement ‘orientée’. L’objet représenté, un poisson, est structuré clairement comme un récit aristotélicien: il a un début (la tête), un milieu (le corps), une fin (la queue) et on pourrait dire que la direction des nageoires souligne, comme une sorte de fléchage intégré, le sens de la lecture. Or le dédoublement de cet objet introduit une hésitation non moins certaine: gauche et droite, puis haut et bas s’inversent, sans toutefois que cette inversion ne devienne mécanique (les deux poissons ne sont pas identiques). Presque automatiquement, car on ne peut plus faire comme si la lecture de cette planche n’avait pas été précédée de celle de la couverture, une telle représentation fait surgir à l’esprit une double lecture allégorique, iconographique aussi bien qu’autoréflexive. Le sens iconographique est sans doute le premier à s’imposer, tellement sont franches ici les allusions à un infratexte religieux: le poisson comme symbole du Christ, puis, plus subtilement déjà le croisement des deux poissons comme symbole du X également christique (X désigne la lettre grecque qui ouvre le nom du Christ et pourrait renvoyer aussi, par son sens mathématique de „x“, au miracle de la multiplication des pains et des poissons). Comme la couverture avait déjà offert une image ouvertement religieuse (la rencontre de sainte Anne et de la Vierge et, plus généralement, la thématique de l’Annonciation) aussi bien que symbolique (avec par exemple sa condensation des trois âges de la vie, à travers l’idée du 38 „squelette enceint“ et avec des éléments picturaux et linguistiques, ici l’emploi du latin, là les variations sur un paysage à la Brueghel, qui rehaussent encore cette dimension religieuse et allégorique), le lecteur est inévitablement poussé à s’interroger sur l’impact de l’allégorie religieuse dans cette image inaugurale. Mais le sens religieux n’épuise pas le tout de l’allégorie. Déjà la couverture avait insinué une lecture fort libre du thème traditionnel, avec son chevauchement de l’Annonciation et de la Danse macabre. Ce détachement partiel par rapport à la signification allégorique convenue facilite la venue d’un autre sens, qui pourrait être ici de type autoréflexif. Dans cette hypothèse, il ne serait pas impossible de voir dans les deux poissons une image du processus de la gravure qui est à l’origine de la représentation: la reprise par inversion que manifeste l’image des poissons pourrait renvoyer en effet à la technique même de l’impression d’une plaque gravée. Ouvert par les variations de la couverture sur l’iconographie traditionnelle, ce dédoublement de l’allégorie paraît correspondre assez bien à ce qui se fait dans l’incipit du livre, et que la suite ne fera que confirmer. La seconde vignette de la planche va expliciter, mais aussi déplacer considérablement la lecture initiale. Nous passons ici de l’image comme résultat au dispositif de production, qui s’avère être un projecteur. La première image, suppose-t-on (mais il pourra venir quelques doutes à cet égard), est ‘dénudée’, au sens des Formalistes russes, comme une image, plus exactement comme une image dérivée d’une autre image (en l’occurrence une diapositive). Ce qui frappe d’abord le regard du lecteur, c’est le grand soin apporté à la mise en parallèle des deux vignettes, celle du haut et celle du bas. De part et d’autre, on note: la même absence de fond (ce qui apparaît ‘derrière’ ou ‘sous’ les images n’est rien d’autre qu’un ensemble de marques qui signalent aussi bien les imperfections de la toile ou du mur qui accueille les projections que les traces créées par l’impression de la plaque gravée), la même taille et la même position (et presque la même distance) des parties imagées (en haut comme en bas, le dessin proprement dit a même largeur et même hauteur, du moins approximativement, et obéit au même centrage horizontal; la coupure interne du bras, qui ne se prolonge pas jusqu’au bord de la vignette affiche clairement cette volonté de symétrie), le même style graphique (qui ne change pas lors du transit de l’image projetée à la machine qui la rend possible). En même temps, il se remarque non moins de très grandes différences par rapport à l’image d’ouverture: - L’image fictionnelle paraît censurer aussi l’élément traceur: alors que la représentation des deux poissons fait affleurer à l’esprit une idée de la pointe du graveur, celle du projecteur de diapositives ne fait intervenir la main de l’artiste que dans une position tout à fait subalterne (on n’assiste pas, même indirectement, à la production de la positive, on participe seulement à une cérémonie de projection). 39 - L’image cesse d’être présentée frontalement, suivant une plongée on ne peut plus absolue, pour être montrée de trois quarts, selon une plongée à peine visible. Comme lecteur, on a la très forte sensation d’une manipulation, d’une ‘torsion’. Ces observations en soi banales, il importe maintenant d’en faire l’analyse. Reprenons point par point. - En ce qui concerne la ‘rectification’ de l’image inversée, il importe de souligner qu’elle va de pair avec une distance accrue entre la source et le résultat. Or celle-ci n’est pas seulement spatiale, elle est aussi et surtout temporelle, puisque de même que, dans le haut de la planche, il se présentait une hésitation entre gauche et droite, il s’opère ici un brouillage de l’avant et de l’après: on ne sait si la diapositive est introduite ou au contraire retirée, et de ce point de vue, l’inversion n’est pas moins forte que dans l’image au-dessus. La chose est tout sauf insignifiante, car le passage fondamental de la vignette du haut à celle du bas est avant tout le glissement de l’énoncé à l’énonciation: ce passage rend le temps à l’espace, il injecte l’axe diachronique dans l’axe synchronique et montre ainsi à quel point se tromperait une lecture qui enferme l’objet visuel dans sa seule dimension représentative, coupée de l’acte (de monstration ou de lecture) qui en multiplie le sens. 8 - En ce qui concerne le double motif de la disparition de la main qui trace (donnée in absentia, à travers la représentation métaphorique de l’acte de la gravure) et de l’apparition de la main qui montre (in praesentia, par l’intermédiaire du dispositif du projecteur), cette alternance élargit en fait le geste de l’écriture, au lieu de le réduire. En effet, la main qui agit le projecteur est là pour bien faire le départ entre une conception acheiropoétique (ou purement mécanique, sans qu’intervienne la main) de la production des images, que Hortus Sanitatis écarte, et une conception où la main joue un rôle certain, que le livre met fortement en avant: l’image, ainsi, reste du côté de l’écriture et de tout geste qui suppose un tracé manuel; cette présence de la main suggère également que l’écriture est aussi une forme de montage, même dans les cas où aucune image ‘nouvelle’ n’est produite; enfin, cette idée de montage indique aussi que l’image ne peut jamais se dire au singulier mais doit se penser forcément au pluriel, en termes de chaîne et de rapprochement toujours dynamiques. - Troisièmement, les changements d’angle signalent également comment l’image n’est jamais donnée, mais résulte d’une intervention qui ne peut être détachée d’un point de vue toujours singulier, que le lecteur est supposé et connaître et soupeser à son tour. Les trois leçons qui peuvent être tirées de cette microlecture peuvent paraître dissemblables, mais elles ont en commun de montrer, non pas ce qui doit être lu, mais bien la manière dont il convient de lire (indépendamment, pour autant que ce soit possible, de toute considération sur le motif représenté). Cette leçon représente donc une allégorie particulière, de second niveau si l’on préfère, qui 40 concerne moins l’énoncé que l’énonciation, mais il va sans dire que ses effets se font sentir aussi sur l’énoncé même, qui subit trois types de transformations. Premièrement, Hortus Sanitatis souligne d’un bout à l’autre la duplicité de ses représentations. Le livre est caractérisé par un pullulement de doubles sens, son penchant à la lecture métaphorique s’attaque à la moindre des images. On bute ainsi sur mille et une formes déplacées de l’instrument traceur: les bois des cerfs, les lances, les branches des arbres, les flèches, les bâtons de pèlerin, les trompettes, les ales, les clous, les doigts, et ainsi de suite. 9 Cette explosion a quelque chose d’affolant, que maîtrise à peine l’homogénéité provisoire du dénoté métaphorique. Dans une deuxième phase, il apparaît que cette duplicité est elle-même double. Le livre de Frédéric Coché nous fait osciller entre des allégories en effet très différentes, l’une à tendance religieuse (elle s’avère concerner l’énoncé: l’image comme produit fini), l’autre à tendance autoréflexive (elle semble concerner l’énonciation: la façon de lire l’image), et leurs rapports de force varient: tantôt la lecture qui déchiffre les images en vue d’y débusquer un enseignement sur le traitement de l’image atténue, voire annule le sous-texte religieux, et tantôt c’est l’inverse. Enfin, et en troisième lieu, la duplicité signalée n’a rien d’œcuménique. Non seulement les deux types de lecture allégorique se livrent un combat sans fin (de cela aussi, la thématique du livre rend amplement compte), mais la réalisation simultanée de chacune des lectures possibles est souvent interdite, comme il arrive dans la vignette qui, symboliquement, ferme le livre: les deux sens ne s’y rapportent plus l’un à l’autre comme l’explicite à l’implicite ou le littéral ou métaphorique; ils sont tous les deux inscrits littéralement sur la page, mais sans qu’il soit permis à l’œil de les percevoir simultanément (selon un exercice bien connu des Gestaltistes). L’amphibologie visuelle qui clôt le volume exhibe ainsi l’obligation faite au lecteur de faire un choix et d’en assumer les conséquences: l’autre image n’est ici plus ‘sous’ l’image, elle s’y incruste, et réciproquement. 41 Que conclure de ces lectures? Une première conclusion concerne le traitement des images, qui se manifeste comme une forme d’écriture-lecture et de lectureécriture, qui excède la seule interprétation pour incorporer aussi toutes les manipulations directes ou indirectes que l’on fait subir à l’image. Une seconde touche aux rôle et place du texte au sens conventionnel du terme, et surtout aux raisons de son refoulement. Visiblement, le texte est inapte à s’inscrire dans le fonctionnement ouvert des montages visuels; on dirait même qu’il est jugé incompatible avec les complexités des réglages obtenus par Frédéric Coché. Pour ce qui est enfin du choix du latin, il n’est pas interdit de se rappeler ici les commentaires de Leys sur l’écriture chinoise: plus que le français, le latin, en tant que langue à cas, semble avoir une syntaxe plus souple, qui a séduit l’artiste. 42 1 Le domaine de la bande dessinée muette ne se réduit pas aux seules „histoires sans paroles“, qui sont généralement des gags de quelques vignettes. Pour plus de détails, voir Thierry Groensteen: Histoire de la bande dessinée muette I - II, in: 9e Art, 2 (1997), 60-75, et 3 (1998), 92-105. 2 Pour une approche théorique de la notion du mixte, voir Jean Ricardou: Le théâtre des métamorphoses, Paris, Seuil, 1982. 3 Poésie et peinture. Aspects de l’esthétique chinoise classique, in: La Forêt en feu (1983), repris dans Essais sur la Chine, Paris, Laffont, 1998, 576. 4 Pour une relecture contemporaine de ces concepts, voir Marie-Claire Ropars-Wuilleumier: Ecrire l’espace, Paris, PU Vincennes, 2002. 5 Pour un aperçu global, voir l’ouvrage collectif dirigé par Anne-Marie Christin: Histoire de l’écriture, Paris, Flammarion, 2000. 6 Bruxelles, Fréon, 2000. L’expression latin „hortus sanitatis“ (littéralement: „le jardin sain“), qui connote bien entendu aussi le lieu commun du „hortus conclusus“ renvoie au jardin où se cultivent les plantes médicinales. 7 Benoît Peeters, Case, planche, récit (édition revue), Casterman, Paris-Tournai 1998. 8 En termes ricardoliens, on pourrait supposer que le transit de la première à la seconde vignette est, malgré le changement du sujet de la représentation, la „mise en vie“ d’une typique „nature morte“ (cf. Jean Ricardou: Le nouveau roman, Seuil, Paris 1973, 118- 121) 9 L’exercice pourrait se porter aussi sur d’autres objets, par exemple l’image récurrente des moules, qui, au-delà du clin d’œil à la couleur locale (belge: l’album est censé prendre place dans une série sur Bruxelles), renvoie aussi bien à l’idée religieuse de reproduction-grossesse (via la thématique de l’Immaculée conception et de l’Annonciation) qu’à l’idée autoreprésentative de la reproduction-gravure. Resümee: Jan Baetens, Frédéric Coché, Schriftsteller-Graveur. Einige Bemerkungen über das incipit des Albums Hortus Sanitatis analysiert auf komprimierte Weise das Album eines der bemerkenswertesten Vertreter des jungen franko-belgischen Comics. Zunächst geht der Beitrag der Frage nach, inwiefern es möglich ist die ‘verbale’ Arbeitsweise des visuellen Pols zu erfassen, insbesondere in der Untergattung des sogenannten stummen Comics. Anschließend soll die Mikroskopie einiger planches des Albums zeigen, wie sehr das Bild darin seine eigene Leseweise aufbaut und als seine eigene Gebrauchsanweisung funktioniert.