eJournals lendemains 33/129

lendemains
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/
2008
33129

La bande dessinée, phénomène culturel

2008
Slvie Mutet
ldm331290008
8 Sylvie Mutet La bande dessinée, phénomène culturel La bande dessinée occupe dans le paysage éditorial de nombreux pays une place respectable et même importante dans des pays comme le Japon ou la Corée. En Europe, l’importance de ce média varie considérablement d’un pays à l’autre. Dans les pays francophones européens la bande dessinée connaît une large diffusion et, en France, elle a la réputation d’être un phénomène culturel ou même - comme l’avance Pierre Christin - de constituer une „exception culturelle“. On tentera d’expliquer ce phénomène, mais il convient tout d’abord de s’interroger sur le type de média dont il s’agit. Même si la bande dessinée est un média difficile à définir, étant donné qu’il est en constante évolution et que, surtout, il représente un espace de liberté d’expression et de grande créativité, je proposerais de retenir la définition de Claude Moliterni (1996) selon laquelle „la bande dessinée est un art narratif et visuel permettant par une succession de dessins, accompagnés en général d’un texte, de relater une action dont le déroulement temporel s’effectue par bonds d’une image à l’autre, sans que s’interrompe la continuité du récit“. Il s’agit d’une forme moderne de narration figurative. Dans quelle mesure la bande dessinée est-elle dans les pays francophones européens et plus particulièrement en France un phénomène culturel? Les éléments de réponse à cette question relèvent d’un état des lieux actuel mais aussi d’une rétrospective sur les évolutions de ce moyen d’expression en sachant qu’il n’est pas possible de traiter le sujet de façon exhaustive. Un premier indice de l’intérêt suscité par la bande dessinée serait constitué par les recherches approfondies et la très riche littérature sur les origines de la bande dessinée. Les théoriciens bédéistes francophones sont d’accord entre eux pour reconnaître en Rodolphe Töpffer le précurseur de la bande dessinée. Rodolphe Töpffer (1799-1846), Suisse genevois, donc de langue française, se destinait, sur les traces de son père, à une profession de peintre. Etant atteint d’une maladie oculaire, il abandonna la peinture pour se reconvertir dans la pédagogie et ouvrit un pensionnat. C’est pour ses élèves qu’il commença à écrire et dessiner ce qu’il appelait des „histoires en estampes“ ou de la „littérature en estampes“. Ces histoires seraient restées dans l’intimité du pensionnat, si un ami de Töpffer n’avait montré certaines de ces histoires à Wolfgang von Goethe qui devint ainsi le premier critique de bande dessinée. Celui-ci se serait écrié: C’est vraiment trop drôle! C’est étincelant de verve et d’esprit! Quelques-unes de ces pages sont incomparables. S’il choisissait à l’avenir, un sujet moins frivole et devenait encore plus concis, il ferait des choses qui dépasseraient l’imagination. 9 Et plus tard, dans ses conversations avec Eckermann: Töpffer a inventé un récit scripto-figural. La légèreté du trait de plume, les désinvoltes graffiti peuplant l’image, l’irrégularité des cadres, échancrés capricieusement, quelquefois émus par le dessin qu’ils enferment répond avec discrétion à la naïveté charmante d’un texte transmis par un graphisme élégant, désuet et sage qui dévoile un émetteur: le maître d’école ironiste et bienveillant. […] Töpffer a su donner au projet narratif la double écriture des mots et des images unifiés par son trait. (Alain Rey, 1978) Si Töpffer est considéré comme le précurseur de la bande dessinée c’est parce que non seulement il a inventé les „albums de BD“ en utilisant un procédé lithographique (l’autographie) qui permettait la reproduction en un grand nombre d’exemplaires (500), mais aussi grâce à la dynamique des images, l’inventivité de la mise en page, l’intrusion du texte manuscrit dans l’image, sans oublier bien sûr la place accordée à l’humour. Töpffer a non seulement inventé un mode d’expression, mais s’en est fait le théoricien, indique Groensteen (2000). Peeters (2002) quant à lui, nous montre que les théories sur la BD que nous a léguées Rodolphe Töpffer sont d’une étonnante actualité. Ainsi, si Töpffer considère dans Réflexions à propos d’un programme (1836) que ce qu’il appelle „la littérature en estampes“ est „la principale lecture du petit peuple“ il ajoutera par ailleurs qu’elle se lit dans les salons, nous retrouvons ainsi l’idée du média décrit comme „interclasse“ par Christin. Il précise, effectuant une analyse sémiologique, toujours dans les Réflexions que l’estampe est une représentation de l’idée au moyen de signes connus de tous, dont tous connaissent la valeur et la propriété: Elle est souvent simultanément une idée complexe, et le jugement s’exerce sans confusion sur des rapports dont il saisit intuitivement tous les termes. Dans sa Notice sur l’Histoire de Mr. Jabot, une de ses histoires en estampes, publiée en 1835, il écrit: Ce petit livre est d’une nature mixte. Il se compose d’une série de dessins autographiés au trait. Chacun de ces dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte. Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure; le texte sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose. Dans cette notice il veut „donner une idée du livre“, mais il constate que „c’est chose fort difficile“ à cause de „sa forme mixte“ qui fait „qu’il échappe à l’analyse“. Dans cette Notice, tout est, pour ainsi dire, dit: la difficulté de définir le média à cause de son caractère hybride, la complémentarité du texte et de l’image, la difficulté de l’analyse, l’expressivité du trait graphique, l’humour, la critique sociale... A propos du trait graphique qu’il traite longuement dans son Essai de physiognomonie (1845), il conclut: Enfin, et pour en finir avec le trait graphique, il est incomparablement avantageux lorsque, comme dans une histoire suivie, il sert à tracer des croquis cursifs qui ne demandent qu’à être vivement accusés, et qui, en tant que chaînons d’une série, n’y figurent 10 souvent que comme rappels d’idées, comme figures de rhétorique éparses dans le discours et non pas comme chapitres intégrants du sujet. On retrouve ici les notions de chaînons, de reprises en écho (en réseau, dirait Groensteen), de discours et de rhétorique, notions que nous retrouvons actuellement dans les analyses de mise en case et mise en planche. Pour revenir à l’esquisse d’un état des lieux actuel, il est possible de citer tout d’abord quelques chiffres qui permettent de mesurer quantitativement l’ampleur de la bande dessinée comme phénomène culturel. Selon un sondage Ifop, 1 38% des Français de 8 à 64 ans lisent au moins un album par an, le plus grand nombre des lecteurs appartient à la tranche d’âge des 8-14 ans, 84% de cette tranche d’âge déclarent lire des bandes dessinées. Pour la population adulte, le sondage montre que le nombre de lecteurs diminue avec l’âge. Ainsi plus de 43% des 15-24 ans, 35% des 25-34 ans, 31% des 35-49 ans et un peu moins de 19% des 50-64 ans déclarent être lecteurs de bandes dessinées. Même si le nombre de lecteurs diminue avec l’âge, la part du lectorat adulte mérite attention. D’après le même sondage, le nombre de lecteurs augmente avec le niveau de formation, ainsi 44% des adultes adeptes de la BD sont titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur. Ces chiffres deviennent particulièrement intéressants lorsqu’on les compare à ceux d’une étude européenne effectuée par Reading Europe, Information Resource Centre on Books and Reading in Europe, en 2001. Dans cette étude l’ensemble des classes sociales a été réparti en trois groupes: les classes populaires, les classes moyennes et les classes supérieures. Selon les résultats de l’enquête, les „comics“ sont lus de façon majoritaire par les classes populaires (22,4%), suivies des classes moyennes (12,7%) puis des classes supérieures (7,3%). Le cas de la France a donc bien quelque chose de spécifique car même si le capital économique ne correspond pas exactement au capital culturel, le nombre de lecteurs de bandes dessinées cultivés est étonnant. Pierre Christin, qui est tout à fois professeur d’université et scénariste de BD, considère qu’elle est un média „interclasse qui réunit les lecteurs cultivés et les amateurs de franche rigolade“. La diversité du lectorat au niveau de l’âge permet d’affirmer que la bande dessinée est un média transgénérationnel ce qui constitue une des grandes caractéristiques de la BD appelée aussi le 9 e art. Dans de nombreuses familles, les albums seront achetés soit par les parents, soit par les enfants mais ils seront lus par les deux générations. L’activité éditoriale de la bande dessinée est également surprenante. Selon Gilles Ratier, secrétaire général de l’Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée (ACBD), en 2005, 2701 nouveautés ont été publiées. Les titres se répartissent entre 203 éditeurs, mais de façon inégale. Ainsi 17 grands éditeurs réalisent 70% de la production en titres. 2 Ces ténors du marché laissent peu de place aux labels indépendants. Parmi les 2701 nouveautés, 1142 sont des BD asiatiques (mangas ou manhas) et 207 des BD américaines. Si l’on ajoute à ces nouveautés les rééditions, les livres d’illustration et les essais sur la BD, au total 11 3600 livres appartenant au monde de la BD ont été publiés sur le territoire francophone européen. Le nombre des nouveautés est en augmentation (2110 en 2004). L’explosion de la BD asiatique est notoire, la France est le deuxième marché mondial du genre après le Japon, le public „jeune“ s’est habitué à lire de droite à gauche et à suivre un rythme narratif iconique spécifique. Mais c’est aussi toute la BD qui augmente sa production „continuant à profiter d’une grande diversification de son lectorat et d’un profond renouvellement de la création“ (Ratier, 2006). Si l’arrivée des mangas n’a pas réellement nui à l’édition francophone, l’ouverture vers la production audiovisuelle, les logiciels d’animation et les jeux vidéos qui a débuté à partir des années 1990 n’a pas provoqué non plus de dommages importants dans l’édition du livre: au contraire dans les motivations d’achat 15% des enfants déclarent acheter un album après en avoir découvert le personnage dans un jeu vidéo. Parmi les 1352 albums parus en 2005 sur le territoire francophone européen, 877 ont été publiés par les grands éditeurs et peuvent être répartis en cinq catégories: Humour 244 titres (27,82%), Imaginaire fantastique 225 titres (25,65%), Policier 167 titres (19,04%), Historique 166 titres (18,92% en augmentation), BD pour les tout petits 65 titres (7,41% en diminution). Les indépendants ont publié 475 livres. Parmi les indépendants certains constituent ce qu’on appelle l’édition alternative et, si cette édition manque un peu de visibilité par rapport aux grands éditeurs, elle contribue largement au renouvellement et aux innovations dans le domaine de la bande dessinée. Cette édition, souvent issue du fanzinat, se distingue tout d’abord par des signes extérieurs comme le format, le recours au noir et blanc mais aussi par une volonté délibérée d’être hors des cercles de grande commercialisation et bien sûr par un mode d’expression distinct, par exemple le roman graphique. Les talents qui s’expriment dans ce genre sont extrêmement diversifiés. Il s’agit d’une édition qui s’internationalise et se regroupe. Depuis 1999 un stand commun, sous l’égide du CNBDI 3 assure la promotion de toute la BD alternative au Salon du Livre de Paris. Dans l’ensemble la BD représente 7,2% des livres édités sur le territoire francophone européen (1,7% en 1975 et 3,5% en 1983) et constitue le secteur le plus dynamique du marché du livre. Pour que ces chiffres soient vraiment significatifs, il serait nécessaire de comparer avec d’autres pays, ne serait-ce qu’en Europe, le lectorat et l’édition. En dehors des études européennes qui créent leurs propres paramètres, les comparaisons entre les études des divers pays européens sont difficiles à effectuer car les instituts de recherche des différents pays n’emploient pas les mêmes paramètres pour classer le marché du livre. Cependant, selon le comic-guide, l’Allemagne aurait publié en 2005 2449 livres regroupant bandes dessinées ou ouvrages sur les bandes dessinées, rééditions comprises. Ce nombre est assez considérable mais ne dit pas quelle est la part de publications issues de l’aire culturelle de langue allemande. Il est, par ailleurs, possible de recenser 75 maisons d’édition de langue allemande (Allemagne, Autriche et Suisse alémanique) spécialisées dans la bande dessinée et, selon l’encyclopédie Wikipedia, en Allemagne 0,25 bande dessinée 12 serait lue par personne et par an, ce qui reviendrait à dire que 25% de la population lit une bande dessinée par an. Ce chiffre est tout à fait conséquent mais il conviendrait bien sûr de savoir quelle est l’importance relative des tranches d’âge. En ce domaine l’IfaK (Institut für angewandte Kindermedienforschung) nous dit que l’intérêt pour les bandes dessinées diminue brutalement après l’âge de 13 ans, ce qui est également le cas en France mais cette étude ne nous informe bien sûr pas sur les lecteurs adultes. Si l’on tente de connaître les pratiques de lecture en Espagne, on pourra tout d’abord consulter le Barométro sobre hábitos de compra y lectura de libros publié par le MECD et également une étude du CIDE sur les hábitos lectores de los adolescentes (15 et 16 ans). Ce qui ressort de ces études est que seuls 16% de l’échantillon des adolescents déclarent lire souvent des bandes dessinées, 57% ne jamais en lire et 27% occasionnellement. On peut donc affirmer que, bien que ce pays connaisse d’illustres dessinateurs, la lecture de la bande dessinée y est marginale. La bande dessinée a acquis en France depuis déjà de nombreuses années une reconnaissance institutionnelle. On pourrait dater le début de cette reconnaissance à la première exposition à Angoulême „Dix millions d’images“ qui grâce au succès qu’elle remporta permit la création du festival international d’Angoulême qui a lieu tous les ans depuis 1974. Cette reconnaissance a été renforcée dans les années 80 par les actions du ministère de la Culture. Ainsi en 1983, Jack Lang annonce lors du Salon d’Angoulême „15 mesures en faveur de la BD“, l’une d’entre elles sera la création du Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image (CNBDI) qu’il inaugurera en 1990 et dont la fonction est de conserver et de promouvoir le patrimoine du 9 e art. Cependant la reconnaissance institutionnelle est plus ancienne, si l’on considère que dès les années 60, la bande dessinée a été objet d’études pour les sémiologues et les structuralistes. Plus tard, Pierre Bourdieu dans „Ce que parler veut dire“ (1982) effectue une analyse du discours philosophique en présentant des images de Marx qui s’exprime dans des phylactères et atteint ainsi l’objectif de la „désacralisation“ du discours. Il demandera aussi à un dessinateur de BD de participer à la mise en page des premiers numéros de sa revue „Actes de la Recherche en Sciences Sociales“. De nos jours, les principaux chercheurs francophones dans le domaine de la BD sont, entre autres spécialistes comme Moliterni ou Fresnault-Duruelle, Thierry Groensteen (Belge de langue française) et Benoît Peteers (Suisse de langue française). Dans son Système de la bande dessinée (1999), Groensteen développe ce qu’il appelle une arthologie de la bande dessinée qui est une étude des articulations narratologiques et iconiques dans la bande dessinée. Il souligne l’importance du blanc iconique. De même qu’il existe dans le récit de forme classique des blancs dans la structure du récit que le lecteur comble en se servant de son imagination et des éléments contenus antérieurement dans le texte, il existe dans la bande dessinée des moments de la narration qui ne sont pas représentés par une ou des images et que le lecteur reconstitue. Dans son 13 étude Groensteen élabore également une conception de narration en réseau, c’est-à-dire que la construction du sens se ferait en „écho“, avec des renvois entre des images non consécutives mais dispersées dans l’album. Dans les discussions actuelles, les points forts des analyses effectuées mettent l’accent sur la dualité constitutive de la BD alliant image et texte et font de l’hybridité et du métissage une caractéristique définitive du média laissant une large place aux perceptions, usages et lectures des différents publics. La bande dessinée a trouvé sa place à l’université, non seulement comme objet de recherche, mais comme objet d’enseignement dans les cursus d’études sur la communication et la publicité. Dès 1974 Francis Lacassin 4 donne un cours à la Sorbonne sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée. En 2006, lors de l’université d’été de la bande dessinée organisée par le CNBDI, le master de bande dessinée préparé à l’Ecole supérieure de l’Image (ESI) sera présenté. La bande dessinée a également trouvé sa place dans le domaine scolaire. Dès 1976, les éditions Larousse prennent conscience du fait que 86% des jeunes lisent des BD et décident d’utiliser „leur pouvoir d’éducation à des fins pédagogiques en même temps que récréatives“. Elles vont ainsi publier L’Histoire de France en BD (en 8 volumes) qui remporte un immense succès. Le responsable de la publication explique: „… La BD permet par excellence de répondre au désir des jeunes: les récits prennent du relief, ils informent tout en distrayant. Images et mots, perçus d’une façon globale, intuitive, permettent une compréhension directe…“ Cette idée sera reprise par de nombreux éditeurs qui verront l’intérêt d’utiliser ce support pour aborder certains sujets scolaires. Ainsi en 1977 paraît La Philosophie en bande dessinée et surtout Astérix en latin avec Falx Aurea (La Serpe d’or) qui veut exploiter le principe d’étudier une langue morte en la ramenant à la vie. Une traduction sera également faite en occitan pour faciliter l’apprentissage de cette langue régionale. Ces utilisations de la bande dessinée à l’école connaissent bien sûr des critiques négatives: les BD se substituent au langage écrit, elles comprennent des incorrections grammaticales, certains termes sont mal utilisés, etc. Cependant la BD s’impose lentement mais sûrement dans le paysage scolaire, certaines adaptations réussies d’œuvres littéraires 5 contribuent aussi à sa reconnaissance. Aujourd’hui, en dehors du concours annuel de la BD scolaire, elle est un média utilisé dans l’éducation artistique, dans l’apprentissage des langues étrangères, mais aussi dans le cadre de l’éducation aux compétences transversales en TIC (technologies de l’information et de la communication). Dans les directives ministérielles concernant les TIC (BO 14.02.2002) un accent est mis sur l’„identification du langage iconographique“ et, l’utilisation d’„albums illustrés“ est recommandée. Les publications à destination des enseignants diffusées par les Centres régionaux de documentation pédagogique (CRDP) comme la collection „La BD de case en classe“ (CRDP Poitou-Charentes), les nombreuses formations proposées par les centres académiques ainsi que le grand nombre de sites internets destinés aux enseignants et spécialisés en bandes dessinées témoignent non seulement de l’intérêt porté à ce média mais de son utilisation effective en salle de classe. 14 Groensteen rappelle cependant que la bande dessinée n’a pas été de tout temps accueillie à bras ouverts par les pédagogues et les législateurs. Au début du XX e siècle les pédagogues de l’école catholique mènent une lutte sans merci contre „un débordement des feuilles populaires à l’usage des enfants contre lesquelles il n’est que temps d’entreprendre une vigoureuse campagne au nom du bon sens, du bon goût qu’elles outragent impunément“ (Marcel Braunschvig, 1907), déclaration qui sera suivie de beaucoup d’autres. Groensteen ajoute aussi que „si les pédagogues laïcs s’en tiennent principalement aux questions de bon goût et de moralité, pour les catholiques le principal critère entre les bons et les mauvais périodiques est celui du respect et de la propagation des valeurs chrétiennes“. Cette campagne prendra de la vigueur au moment où les bandes américaines vont déferler sur le marché français. Au début des années 30 le tirage du journal de Mickey atteint vite les 400 000 exemplaires. C’est le premier journal où toutes les bandes dessinées sont „à bulles“. Face à cette déferlante, la production française est malmenée. La presse catholique résiste bien avec Âmes vaillantes et Cœurs vaillants. D’un autre côté le parti communiste fait son entrée en scène en publiant des BD dans sa presse. La seconde guerre mondiale stoppera ou minimisera ces publications. Après la guerre, Jose Cabrero Arnal (républicain espagnol en exil) créera en 1948 Pif le Chien dans le quotidien l’Humanité qui deviendra en 1965 le journal de Pif, puis en 1969 Pif gadget. En 1949, la loi du 16 juillet met la presse illustrée sous régime de liberté surveillée. Selon l’article 2, ces publications destinées à l’enfance et à l’adolescence „ne doivent présenter aucune illustration, aucun récit, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse“. Cette interdiction concerne également les publications destinées aux adultes dans la mesure où elles peuvent être mises entre les mains d’un mineur. Suite aux travaux de la Commission de surveillance plusieurs titres vont immédiatement disparaître. Les éditeurs vont s’autocensurer et tendre aussi à privilégier le matériel français au détriment des bandes étrangères. Lorsque le journal de Mickey réapparaît en 1952, il est confié à un dessinateur français. La bande américaine reflue, la BD française gagne du terrain. La bande dessinée a donc dès les années d’après-guerre des lecteurs adultes étant donné que la presse quotidienne diffuse des bandes dessinées, certaines sont sans grande originalité mais des titres comme L’Humanité ou France-Soir (à l’époque sous la direction de Pierre Lazareff) ont une vraie politique de création. Cependant la bande dessinée publiée dans les quotidiens relève souvent d’une idéologie bien pensante. Cet état de fait explique peut-être le caractère asexué des grands personnages de bande dessinée. Ni Tintin, ni Astérix, ni beaucoup d’autres personnages masculins n’ont de petites amies, ni d’histoires amoureuses. Pas de Minnie ou de Daisy dans la BD francophone classique. A cet endroit il conviendrait de mentionner le caractère masculin de la bande dessinée francophone tant au niveau des scénaristes, que des dessinateurs, des personnages 15 que du lectorat adulte. Bien sûr à partir des années 1960 Claire Bretécher publiait nombre de planches et inventait des personnages féminins, de même Christin dans Valérian mettait en scène le personnage féminin de Laureline qui a souvent un rôle prépondérant. Cependant le caractère masculin restait dominant. A l’heure actuelle les choses évoluent et dans l’édition alternative on peut noter une féminisation au niveau du scénario et du dessin A partir des années 1960 la perspective des pédagogues va évoluer. Dans les années 1970 l’évolution sera très rapide, la bande dessinée sera reconnue comme support éducatif, comme „pont“ vers des lectures plus complexes et plus sévères. Dans les années 1980 et 1990 elle fera partie des campagnes en faveur de la lecture comme celle intitulée „la fureur de lire“ et sera présente dans tous les fonds des bibliothèques scolaires. Pour résumer, on peut dire que depuis plus d’un quart de siècle la BD a perdu cette réputation de mauvaise lecture donnant de mauvaises habitudes, de facilité et d’infantilisme, caractères qu’elle a plus ou moins conservés dans d’autres aires culturelles. A ce sujet, une phrase relevée dans une étude autrichienne „Leseverhalten in Europa“ (2003) semble symptomatique: „Überraschend ist, dass es nicht ganz so wichtig ist ob Kinder ‘hochwertige’ Bücher lesen, denn bei 69,2% der autonomen Typen, Personen die sehr viel lesen, hatten die Eltern nichts dagegen, dass ihre Kinder Comics lasen.“ L’étonnement provoqué par le fait que la lecture de bandes dessinées n’ait pas de conséquences négatives sur le comportement de lecture de l’adulte montre la position encore actuelle face à ce mode d’expression. Les années 60 voient aussi la parution de journaux, magazines et revues spécialisées dans la bande dessinée. Le journal qui a joué le rôle le plus important est sûrement Pilote (1959-1989). La direction du journal est confiée en 1963 à Goscinny. Des personnages comme Blueberry, Achille Talon ou le Grand Duduche apportent dès le départ une note d’anticonformisme mais c’est Astérix qui va entraîner une revalorisation culturelle de la BD. La grande ouverture du journal va très vite attirer l’attention des adultes. Pilote atteint une qualité unanimement reconnue dans les années 1968-1972. Il devient „le creuset où toutes les écritures graphiques peuvent se côtoyer [...] l’élargissement à une telle palette de styles a pour effet d’infléchir la relation du public à la bande dessinée“. La BD n’est plus uniquement „littérature d’évasion, elle invite les lecteurs à l’apprécier comme une performance artistique“ (Groensteen, 2000). Le journal Pilote n’est pas la seule revue de ces années, d’autres publications voient le jour, comme: Hara-kiri (1960- 1970 journal „bête et méchant“ interdit en 1961, 1966 puis en 1970), Charlie hebdo qui prendra la suite d’Hara-kiri, Fluide glacial créé en 1975 par Gotlib, Métal hurlant 1975-1987, la „machine à rêver“ à laquelle participera Moebius, L’Echo des Savanes, 1973 lancé par Mandryka, Gotlib et Bretécher. En dehors de Pilote qui s’adressait à l’ensemble des lecteurs, les autres publications citées s’adressaient à un public adulte. Elles représentaient, et représentent encore en ce qui concerne Charlie Hebdo, une forme de contre-culture, d’expression contestataire, de critique sociale et politique. 16 En ce qui concerne la période actuelle, il convient de signaler la revue 9 e Art, revue d’étude sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée dont le premier numéro est sorti en janvier 1996, et également dans un autre registre et parmi d’autres, le magazine Bodoï, mensuel lancé en octobre 1997 qui propose dossiers, entretiens, notes de lecture sur les dernières parutions et des planches en prépublication d’albums. La qualité des dessinateurs ainsi que des écoles de dessinateurs du monde francophone européen ont joué un rôle décisif dans la diffusion de la bande dessinée, leur qualité est incontestable. Cependant l’existence d’excellents créateurs ne constitue qu’en partie une explication d’un engouement pour la bande dessinée. D’autres pays disposent de créateurs d’exception et ne sont pourtant pas des pays de grande diffusion par exemple l’Espagne ou aussi l’Allemagne. La bande dessinée a conquis un lectorat adulte grâce à différents éléments. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, le lectorat adulte connaissait des bandes dessinées de par la presse quotidienne et parfois hebdomadaire, ainsi à partir de 1973 Claire Bretécher publie une planche hebdomadaire dans le Nouvel Observateur. Un autre élément tiendrait à l’affinité entre la bande dessinée et le cinéma. On retrouve des techniques spatiales et cinétiques semblables. Ainsi des analyses de bande dessinée évoquent les hors-champs, hors-cadres, profondeur de champ, champ et contre-champ, plongée et contre-plongée, le zoom, le travelling, le balayage panoramique, les rythmes temporels et visuels et, de même qu’au niveau du montage d’un film, on retrouve dans les mises en planches et en albums, les montages chronologiques ou non, les montages coulants, heurtés, l’agencement des séquences et aussi tout un travail sur les bruitages. Ce repérage des similitudes est un exercice qui retient l’œil de l’adulte cinéphile. La fécondité de la rencontre iconique et verbale, au-delà du récit en tant que tel, constitue un centre d’intérêt. Le message verbal s’iconise, le dessin rend visuellement dynamique la valeur sémantique de la langue. Ainsi Benoît Peeters (1997) étudie dans ce cadre les paradoxes de la mise en case, les raccourcis d’espace et de temps, les phénomènes de métamorphose, les utilisations rhétoriques, productrices ou esthétiques de la mise en planche, pour ne citer que quelques axes de l’analyse de la complémentarité texte-image. Un autre élément d’intérêt pour grands adolescents ou adultes est la recherche documentaire parfois extrêmement fouillée réalisée par les dessinateurs par exemple par Hergé ou Tardi pour ne citer que deux noms. La conséquence de ces différentes études s’exprime en une question sur la spécificité de la lecture de la bande dessinée. Le non-spécialiste, le bédéiste débutant ayant entr’aperçu les stratégies d’écriture de la BD se pose la question de savoir comment lire la BD. Lire la BD, c’est lire un média spécifique: un texte-image, imagetexte, texte en mouvement sous-tendu d’images „à suivre“ qui tissent par bonds ou en un réseau d’images en écho un tissu narratif continu. Il s’agit d’un média hybride et métissé. En ce sens la lecture de la BD diffère de celle d’un texte de forme classique et aussi de celle de l’image (fixe ou non). Le lecteur adulte classique est habitué à ces formes classiques mais pas à la lecture simultanée de ces deux ty- 17 pes de support dont la relation ne réside pas dans la redondance - même si elle peut exister - mais dans la complémentarité. Une forme de lecture proche serait celle de la publicité où le texte s’allie à l’image pour créer un langage spécifique. Cependant les objectifs et les types de message ne sont évidemment pas comparables, même si la publicité a parfois un contenu narratif et/ ou renvoie implicitement à des univers du récit. Les mécanismes sont entièrement différents, la publicité doit concentrer, compacter son message soit en un espace réduit ou en un espace-temps de quelques secondes pour les spots publicitaires, cet espace-temps réduit explique l’utilisation abondante de l’implicite et d’éléments symboliques, suggestifs. Pour la bande dessinée, cette restriction de l’espace n’existe que pour les BD qui sont publiées dans des journaux et où le dessinateur, la dessinatrice ne dispose que d’une bande de trois cases ou d’une page. Ces deux formes d’expression, publicité et bande dessinée, induisent des modes de lecture différents. Il n’existe probablement aucune démarche-type pour apprendre à lire la bande dessinée mais sûrement des éléments de réponse qui dépendent de la catégorie du lecteur. Si l’on s’adresse aux jeunes générations de culture francophone, on peut considérer que lire la BD appartient à leur capital culturel quelle que soit l’origine socioculturelle de ces jeunes. Le fait d’avoir fréquenté de tout temps le média, tant en milieu familial que dans les bibliothèques scolaires, n’implique pas automatiquement la possession de toutes les clés du décodage, mais une certaine éducation (auto-éducation) du regard, ne serait-ce que par les comparaisons qui s’opèrent de façon plus ou moins implicite entre les différentes catégories de BD, les différentes formes esthétiques de dessin. Selon le type de lecteur, il est aussi évident que les formes de lecture vont varier entre celui qui privilégie le graphisme et celui qui privilégie l’histoire racontée dont chacun construit, reconstruit le sens de ce qu’il lit de façon individuelle. Il n’en reste cependant pas moins que l’intérêt porté au média sera proportionnel à la compétence de lecture, comprise ici comme le décodage d’un langage spécifique. A tous ces éléments qui constituent des facteurs d’explication du phénomène culturel que représente la BD en France, j’en ajouterais deux autres qui tenteraient d’expliquer l’engouement pour ce média, il s’agirait de la communication clin d’œil et de la lecture mille-feuilles, attitudes de lecture mentionnées par différents experts. La communication clin d’œil correspondrait à une forme de communication connivence fondée sur le décodage de l’implicite, le repérage d’allusions politiques et celui de références culturelles, les charges culturelles partagées (CCP) pour employer une expression de Louis Porcher. Le média en offrant cette possibilité de décodage procurerait au lecteur un certain plaisir que l’on détecte au sourire du lecteur. Ce plaisir serait double, il s’agirait tout d’abord d’un plaisir individuel, celui de rechercher et reconnaître l’allusion, la référence culturelle qui se trouve en décalage par rapport au contexte et produit de ce fait un effet comique. Le décodage pouvant alors être interprété comme une activité ludique. De plus il s’institue une connivence entre le lecteur et le texte. La deuxième forme de plaisir serait de type collectif et évoluerait dans deux directions, tout d’abord dans la conscience du fait 18 que la majorité des lecteurs sourit au même moment de lecture, ce qui établirait alors une forme de connivence entre les lecteurs. La deuxième source de ce plaisir collectif serait celui de faire découvrir l’implicite au lecteur non-initié, au „jeune“ (adolescent, jeune adulte), ce qui nous renvoie à l’aspect transgénérationnel du média. Cette lecture clin d’œil est caractéristique d’albums comme ceux d’Astérix mais on la retrouve aussi dans d’autres bandes dessinées. Pour donner un exemple extrêmement simple de cette lecture décodage, il est possible de citer les Schtroumpfs de Peyo constitués d’une série d’albums d’histoires en une planche n’ayant aucune ambition de transfert de connaissances, montrant de par la mise en planche et en cases sa destination à un public très jeune et son caractère de BD humoristique. „Même“ dans cette série, pourrait-on dire, le lecteur peut décoder des références culturelles dans les titres de ces petites histoires. Ainsi une historiette dans laquelle un Schtroumpf éperdument amoureux de la Schtroumpfette du village tente vainement de la retenir chez lui en lui faisant croire qu’il pleut bien trop fort pour qu’elle rentre chez elle, porte le titre „il schtroumpf dans mon cœur comme il pleut sur la schtroumpf“. Ce jeu de décodage se retrouve aussi dans d’autres médias, les messages publicitaires fonctionnent souvent sur ce principe. Pour exemple le message publicitaire d’une chaîne de boutiques de mode pour jeunes est „Le charme n’attend pas le nombre des années“. Pour le cinéma, les films qui utilisent ce principe connaissent également un grand écho auprès du public, comme exemple je citerais „Le fabuleux destin d’Amélie Poulain“. La validité de cette lecture clin d’œil pourrait de nos jours être remise en question dans la mesure où beaucoup moins d’auteurs jouent sur ce registre, la critique politique s’exerce de façon beaucoup plus explicite et les références culturelles se font plus rares. Cependant si l’on considère que les albums les plus lus restent à 45% pour les enfants et à 34% pour les adultes ceux d’Astérix, on doit admettre que ce type de lecture reste prisé et que les lecteurs aiment encore à reconnaître sous l’alexandrin boiteux de la publicité, la réplique de Rodrigue dans le Cid, et Verlaine dans le titre des Schtroumpfs. 6 La lecture mille-feuilles, en référence à la pâtisserie constituée d’un grand nombre de feuilles extrêmement fines de pâtes, séparées d’une couche tout aussi fine de crème reprend un peu la même idée mais d’une façon différente. La lecture mille-feuilles consisterait à déguster, l’une après l’autre, différentes couches de lectures, dans un ordre laissé à la libre inventivité du lecteur. Ce type de lecture est d’une part constitutif du média puisque le lecteur est invité à „lire“ la complémentarité du texte-image, de la mise en planche et en cases. D’autre part le lecteur s’intéresse aux différents niveaux de lecture de la BD qu’il a sous les yeux: le récit en tant que tel, les différents renvois aux charges culturelles partagées, les allusions politiques et il s’intéressera aussi aux jeux de langage omniprésents dans les BD. La bande dessinée serait donc d’une part un phénomène culturel car elle est non seulement une des lectures préférées d’un grand nombre d’enfants et d’adolescents mais qu’encore les jeunes adultes et les adultes la lisent, l’achètent, 19 l’étudient, l’analysent, la comparent avec d’autres modes d’expression, la collectionnent, la critiquent, la prêtent, l’empruntent, la vendent (parfois aux enchères), fréquentent les festivals et les fêtes 7 qui lui sont consacrés, en parlent, en discutent souvent avec les plus jeunes et conseillent ces derniers dans leurs choix de sorte que tout un réseau de pratiques sociales et culturelles se greffe autour de la bande dessinée. Par ailleurs, le renouvellement de la bande dessinée reflète les évolutions qui s’effectuent au sein de la société, certains la considèrent comme un miroir de la société. On peut tout au moins y repérer des évolutions en ce qui concerne l’expression de problématiques diverses. Ainsi depuis une bonne dizaine d’années une ouverture de la bande dessinée sur des horizons francophones et français hors métropole se dessine et cette tendance s’est accentuée dans les trois ou quatre dernières années. Par ouverture sur ces horizons j’entends d’une part la mise en images de territoires encore peu souvent représentés, celle de l’histoire de ces régions alliée à des approches sociologiques, la mise en relief de leurs problématiques spécifiques, ces albums pouvant être réalisés par des auteurs européens francophones et, d’autre part, la publication d’auteurs de ces régions tout aussi bien chez les grands éditeurs que chez les indépendants. On peut ainsi noter l’album Aya de Yopougon paru chez Gallimard et ayant remporté le prix du premier album au Festival d’Angoulême 2006. Cet album retrace l’histoire d’une jeune fille en Côte d’Ivoire; Marguerite Abouet, scénariste, est ivoirienne et le dessinateur Clément Oubrerie français. La scénariste y raconte une Afrique bien vivante loin des clichés. Les éditions Khiasma qui visent „l’interaction entre la création artistique et les problématiques contemporaines“ ont publié en 2006 dans leur nouvelle collection „Limitrophes“ des auteurs mauritanien, sénégalais, burkinabé. Casterman a également publié en 2005 les Lettres d’Outremer d’Eric Warnauts, scénariste belge et Guy Raives, dessinateur français. En 2004 Serge Diantantu, scénariste et dessinateur congolais publiait aux éditions Mandala deux albums retraçant la vie de Simon Kimbangu, héros mystique du Congo. En 2003 l’album de Huo- Chao-Si La grippe coloniale paraissait aux éditions Vents d’Ouest et remportait le grand prix de la critique 2003, le scénariste est réunionnais et il décrit le retour des soldats réunionnais au lendemain de la première guerre mondiale. Bien sûr, déjà en 1996 Tehem publiait un album oblong intitulé Tiburce aux éditions Association Band’ Décidée qui présentait des histoires réunionnaises en créole. Cet album n’avait cependant à l’époque pas été primé et n’avait connu qu’une audience restreinte. On pourrait signaler aussi la parution de la Petite histoire des colonies françaises, 2006, éditions FLBLB de Grégory Jarry et Otto T. qui retrace de manière acerbe des phases de la période coloniale. Et bien qu’il existe depuis longtemps des albums sur le Québec, il faudrait noter en 2006 celui de Régis Loisel et Jean- Louis Tripp paru chez Casterman sous le titre Le grand magasin. Cet album se situe dans le Québec de l’entre deux guerres, sa conception est intéressante, il s’agit d’une collaboration de dessinateurs français et de Québécois ayant assuré la justesse de la documentation et défini un niveau de langue qui contienne suffi- 20 samment de québécois pour être lu avec plaisir outre-atlantique mais qui soit suffisamment transparent pour être lu par des francophones d’Europe et d’ailleurs. Souligner cette ouverture ne revient pas à dire que, de par le passé, la bande dessinée ne „voyageait“ pas, elle s’est déplacée de tout temps. Ce qui a changé c’est la nature du regard porté sur le pays concerné, un regard „de l’intérieur“ pour les auteurs natifs des différents pays. Il ne s’agit plus de héros belge ou français qui vivent des aventures dans des pays lointains, mais de personnages issus de ces territoires et mis en scène sur ces territoires. Ce recentrage sur les pays concernés qui correspondrait à un décentrage par rapport à l’orbite francophone européenne pourrait correspondre à une évolution si ce n’est des mentalités tout au moins des questionnements autour du difficile vocable de francophonie. Pierre Christin avançait, en outre, comme autre facteur explicatif du phénomène culturel que représente la bande dessinée, le caractère éventuellement plus marqué de la porosité culturelle en France, c’est-à-dire la fluidité des frontières entre les domaines culturels. Cette remarque peut étonner si l’on considère le côté parfois élitaire de la culture. Question de perspectives? Convictions à revoir? Il est cependant exact que la BD a cette spécificité de traverser les frontières, peut-être parce qu’elle a acquis une certaine autonomie. Voilà une affirmation à discuter, la bande dessinée aurait donc quitté son champ de paralittérature et se serait émancipée? Ces questions reviennent à poser celle du statut culturel de la bande dessinée. A la fin des années 1960 on s’interrogeait sur son appartenance à la paralittérature. Depuis les questionnements ont évolué. En 1988 l’argument du colloque de Cerisy intitulé „Bande dessinée récit et modernité“ et dirigé par Thierry Groensteen est le suivant: La bande dessinée s’autorise mille combinaisons variées d’éléments scripturaux et figuraux, elle ne cesse d’inventer sous nos yeux des formes narratives inédites en rupture plus ou moins nette avec les schémas romanesques [...] le récit est dans tous ses états. Genre complet et complexe, bâtard mais autonome, la bande dessinée est capable de tout exprimer par ses seules ressources iconographiques et linguistiques [...] il s’agit d’étudier l’inscription de syntaxes nouvelles dans une stratégie moderne du récit. La bande dessinée semble donc dès cette époque reconnue comme autonome et, en 1993, un autre colloque toujours à Cerisy et toujours dirigé par Groensteen s’interrogera sur la „Transécriture pour une théorie de l’adaptation“ pointant la dilution des délimitations entre les genres, enfin en 2004 le colloque intitulé „Littérature de jeunesse, incertaines frontières“ se demandera si la littérature de jeunesse vue sous les angles de l’art, la création graphique et littéraire, la production, la diffusion, la médiation, la pédagogie, la réception, l’analyse critique et la recherche s’adresserait autant aux enfants, qu’aux enfances passées, présentes et futures d’une société qui se reconnaîtrait à travers elles. Savoir si cette dernière question, celle de la reconnaissance de soi à travers les enfances, apporte un élément de réponse à l’interrogation sur la place accordée à la bande dessinée constitue une 21 piste intéressante qu’il conviendrait de suivre. On pourrait simplement déjà noter que le caractère transgénérationnel du média tendrait à concorder avec cette idée. La bande dessinée bénéficie d’une grande visibilité qui se remarque déjà à la superficie des surfaces de vente et aux espaces-lecture dans les librairies mais aussi à sa présence dans les médias. On peut trouver à la une de grands quotidiens comme Le Monde des références au monde de la bande dessinée, ainsi dans la caricature quotidienne de la première page qui illustre les événements du jour, en cette période préélectorale pour les présidentielles de 2007, on voit le ministre de l’Intérieur, représenté sous les traits du personnage Iznogoud (créé par Goscinny et Tabary en 1961), c’est-à-dire, de façon transparente pour les lecteurs, de celui qui „veut devenir calife à la place du calife“. Cette grande visibilité est un facteur de la stabilité de la bande dessinée, car si pour que ces références à la bande dessinée soient transparentes il est nécessaire que les lecteurs connaissent les personnages de bande dessinée, d’un autre côté c’est aussi leur grande visibilité qui assure leur connaissance par le public. Cette réciprocité, cette interaction assurent la stabilité de la bande dessinée en tant que production artistique et pratique culturelle. La stabilité autorise à son tour les innovations, expérimentations, évolutions qui définissent l’espace de liberté d’expression et de créativité, espace qui crée la BD et que la BD crée à son tour. Et comme il n’y a aucune raison que ce cercle vertueux se brise, il y aura encore longtemps beaucoup à lire, à sourire et à écrire. Comme l’écrivait Evelyne Sullerot dès mai 1966 dans son ouvrage Bandes dessinées et culture: L’indépendance que les créateurs de bandes dessinées ont eu jusqu’ici vis-à-vis du monde cultivé a peut-être favorisé un foisonnement libre, un bric-à-brac parfois savoureux. [...] Les bandes dessinées ont sur le cinéma l’avantage d’accentuer l’imaginaire, le fantastique, le caricaturé puisque contraintes au dessin par nature plus abstrait, stylisé, invitant moins à la projection-identification que la photographie et le cinéma. La fresque des types produits par notre société, on la trouve dans les bandes dessinées, lumineux réservoir d’imaginaire, immense caricature. Elles ne pourront être ignorées des historiens des mentalités et de la sensibilité de notre époque. Plus de quarante ans plus tard cette analyse a gardé toute son actualité. 1 Ce sondage de l’institut Français d’Opinion Publique a été réalisé en décembre 2000, on peut consulter l’ensemble des résultats sur le site de l’institut. 2 Ces 17 groupes sont: le groupe Média Participation qui comprend Kana, Dargaud, Le Lombard, Dupuis (417 titres en 2005), Delcourt (363 titres), Glénat (314 titres), le groupe Flammarion (265 titres), Les Editions Soleil (257 titres), le groupe SEEBD (233 titres), Panini (177), Pika (120), Tournon (78), Les Humanoïdes (69), Asuka (64), Albin Michel (60), Paquet (53), La Martinière (52), Bamboo (51), Taïfu (48) et Bayard (46). 3 CNBDI: le Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image se trouve à Angoulême. 4 Francis Lacassin: essayiste, éditeur, présida le CELEG Centre d’études des littératures graphiques, publia en 1971 Pour un neuvième art, la bande dessinée, éditions 10/ 18. 22 5 Parmi les adaptations, on peut citer aux éditions Futuropolis celles de Céline par Tardi: Voyage au bout de la nuit (1988), Casse-pipe (1989), Mort à crédit (1991); aux éditions Delcourt, l’adaptation de Proust par Stanislas Brézet et Stéphane Heuet: A l’ombre des jeunes filles en fleurs (2000); aux éditions Casterman par exemple l’adaptation de Léo Mallet par Tardi: Casse-pipe à la Nation (1996), l’adaptation de Daeninckx par Tardi: Le der des der (1997), les mêmes auteurs aux éditions de L’Association en 1999 avec: Varlot soldat et aux éditions Lefrancq par exemple l’adaptation de Simenon par Odile Reynaud et Philippe Wurm: Maigret tend un piège (1993). 6 En ce qui concerne la problématique de la traduction / translation de ces albums traduits dans une vingtaine de langues, je renvoie, en ce qui concerne l’allemand, à Klaus Kainol Übersetzungswissenschaft im interdisziplinären Dialog, Stauffenburg, Tübingen, 2004 où l’auteur utilise l’exemple de la traduction d’Astérix. 7 En dehors du festival d’Angoulême, il existe en France les festivals de Saint-Malo, Brignais, Chambéry, Blois, Hyères, Cagnes-sur-mer, Illzach, Laval, Audincourt et bien d’autres, il existe aussi la Fête de la bande dessinée et aussi une Université de la bande dessinée organisée par le CNBDI avec pour juillet 2006 le titre: „Bande dessinée: bien ou mal culturel? “. Pour illustrer la vitalité des manifestations culturelles autour de la bande dessinée voici celles qui ont été relevées par le magazine Bodoï pour le mois de juin 2006: 1 er salon de la BD et des arts graphiques de Roubaix, 3 e salon BD-Cominges à St- Gaudens, 11 e festival de la BD et de l’album jeunesse de Sérignan, 19 e festival „Cherbourg panse la planète“ à Cherbourg-Octeville, 12 e festival Tonerre de bulles à Brest, 2 e fête de la BD à Palavas, 1 es rencontres BD de Reims, 1 er festival de la bande dessinée de Lyon, 3 e festival BD de Clichy-sous-bois, sans ajouter ni les expositions ni les rencontres. Bibliographie Baetens, Jan: „Un nouveau départ pour l’étude des comics“, in Acta Fabula, printemps 2005 (vol. 6, N°1), URL, fabula.org. Baron-Carvais, Anne: La bande dessinée, Que sais-je, Paris, PUF, 1985. Bourdieu, Pierre: Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982. Braunschvig, Marcel: L’art et l’enfant essai d’éducation esthétique, Editions Edouard Privat / Henri Didier, Paris, 1907. Buyssens, D.; Candaux, J.D.; Droin, J.; Maggeti, D.: Propos töpffériens, Actes du colloque international de Genève, juin 1996, Société d’études töpfferiennes, Genève, 1998. Carrier, Mélanie: „Thierry Groensteen, système de la bande dessinée“, CRILCQ, Université Laval, fabula.org., 2000. Christin, Pierre: „Bande dessinée: une exception culturelle française“ in: Frankfurter Rundschau, octobre 2000. Couégnas, Daniel: Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992. Crepin, Thierry et Groensteen, Thierry: „On tue à chaque page! „ La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Ed. du Temps, CNBDI, 1999. Fischer, Hervé: „Ecriture phonétique et pictogrammes dans les bandes dessinées“ in La bande dessinée et la culture visuelle, Comics and Visual Culture, Research Studies from ten Countries, New York, Saur, 1986. Fresnault-Deruelle, Pierre: „Aspects de la bande dessinée en France“ in La bande dessinée et la culture visuelle, Comics and Visual Culture, Research Studies from ten Countries, New-York, Saur, 1986. Fresnault-Deruelle, Pierre: L’éloquence des images, images fixes III, Paris, PUF, 1993. 23 Groensteen, Thierry: (dir.) Bande dessinée Récit et modernité, Futuropolis, 1988. Groensteen, Thierry; Peeters, Benoît: L’invention de la bande dessinée, Hermann, Editions des sciences et des Arts, 1994. Groensteen, Thierry: La bande dessinée, Paris, les Essentiels de Milan, 1996. Groensteen, Thierry: „BD et dessin de presse: l’aube d’une révolution“ in: Gervereau, L. et Mellor, D. (eds.) Les Sixties, Sornogy, 1996. Groensteen, Thierry: La transécriture pour une théorie de l’adaptation, Colloque de Cerisy, Nota-Bene, CNBDI, 1998. Groensteen, Thierry: Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999. Groensteen, Thierry: Astérix, Barbarella et Cie. Histoire de la bande dessinée d’expression française à travers les collections du musée de la bande dessinée d’Angoulême, Simogy / CNBDI, 2000. Groensteen, Thierry: „Définition et origine - Des rapports entre la sémiologie de la bande dessinée et son étude historique“, texte inédit, janvier 2002. Groensteen, Thierry: Le rire de Tintin: essai sur le comique hergéen, Ed. Moulinsart, 2006. Kaenel, Philippe: Le métier d’illustrateur 1830-1880 Rodolphe Töpffer, J.J. Grandville, Gustave Doré, Paris, Ed. Messène, 1996. Masson, Pierre: Lire la bande dessinée, Presses universitaires de Lyon, 1985. Moliterni, Claude et Mellot, Philippe: Chronologie de la bande dessinée, 1996. Peeters, Benoît: „La culture par la bande“ in Telerama n°2466, 16 avril 1997. Peeters, Benoît: Lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 2002. Quella-Guyot, Didier: Tintin au Tibet, Document d’exploitation pédagogique, CRDP Poitou- Charentes, 1995. Quella-Guyot, Didier: Explorer la bande dessinée, CRDP Poitou-Charentes, 2004. Ratier, Gilles: „Rapport 2006: l’années de la maturation“, ACBD Association des critiques et journalistes de la bande dessinée, Krinein magazine, krinein.com., 02.01.2007. Rey, Alain: Les spectres de la BD, essai sur la BD, Paris, Editions de minuit, 1978. Skaliotis Michail: „Keys Figures on Cultural Participation in the European Union“, in Statistics in Wake of Challenges Posed by Cultural Diversity in a Globalization Context, Unit E3, Education and Culture, Eurostat, Luxembourg, 2002. Sullerot, Evelyne: Bandes dessinées et culture, Opera Mundi, 1966. Resümee: Sylvie Mutet, Comics: Ein kulturelles Phänomen. Im europäischen Vergleich besitzen die Comics in Frankreich einen hohen Stellenwert. Diese Besonderheit wird an einigen Elementen sichtbar: starke und breite Leserschaft, gekennzeichnet durch die relativ hohe Anzahl an erwachsenen Lesern, zahlreiche Publikationen und Verlage. Die Comics genießen eine institutionelle Anerkennung, als Beispiel sei das CNBDI (Centre National de la Bande dessinée et de l’Image) genannt und ihr Platz in der Schule und im Hochschulstudium. Auf der wissenschaftlichen Ebene werden die Comics aus der Sicht verschiedener Wissenschaften analysiert, wie Literatur-, Kultur- und Sprachwissenschaft, Soziologie, Kunst; so werden sie einerseits zu einer interdisziplinären Schnittstelle, anderseits zeichnet sich aber auch eine Autonomisierung des Mediums im wissenschaftlichen Feld ab. Sein ständiges Erneuerungsvermögen, seine Vielfalt und Öffnung zu immer neuen Horizonten sichern ihm in erster Linie die Gunst der Leserschaft.