eJournals lendemains 33/130-131

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2008
33130-131

Persepolis de Marjane Satrapi, un succès incompréhensible?

2008
Pascal Lefèvre
ldm33130-1310034
34 Pascal Lefèvre Persepolis de Marjane Satrapi, un succès incompréhensible? Le succès phénoménal de Persepolis [...] est hallucinant. Il était impossible de s’attendre à ça. On pensait prendre un gros risque, on a sorti le premier tome de Persepolis à trois mille exemplaires. Et quatre ans après, on en était à pus de 200.000 vendus, pour les quatre tomes. (Menu, l’éditeur interviewé par Bellefroid, 2005: 13) Quand L’Association, 1 un éditeur français de bandes dessinées alternatives publia à la fin de l’an 2000 le premier album d’une dessinatrice iranienne inconnue, Marjane Satrapi, 2 il ne s’était pas du tout attendu à un tel succès. Aujourd’hui, tous les quatre volumes de Persepolis (2000-2004) sont parus et ils ont été traduits dans différentes langues (anglais, allemand, espagnol, italien, néerlandais...) avec un succès plus ou moins similaire. C’est sans concurrence le meilleur best-seller dans le catalogue de L’Association. 3 Non seulement les chiffres sont étonnants pour un débutant, mais aussi la portée d’une telle création: comme Maus de Spiegelman, Persepolis a su intéresser aussi un public qui généralement ne lit pas de bandes dessinées. 4 Tous deux parlent d’un fait historique crucial (l’holocauste chez Spiegelman, la révolution islamique en Iran chez Satrapi) et les répercussions sur leur situation familiale. 5 Tous deux ont choisi un format plus réduit que d’habitude dans la bande dessinée, un format qui ressemble plutôt à un roman. Bien qu’elles aient d’abord été publiées par tranches (deux ou quatre), leur version finale et intégrale de plus de deux cents pages constitue une œuvre aboutie et complète. Comme Maus, 6 Persepolis est indiscutablement venue au bon moment politique: juste au moment de la parution du deuxième tome (bien avant les traductions) en septembre 2001, le monde s’est vu l’objet du plus spectaculaire acte de terrorisme à New York et Washington D.C. Depuis cet instant, les islamistes fondamentalistes ont su imposer leur existence effrayante, mais ce n’était pas leur premier acte terroriste et beaucoup d’autres ont suivi depuis lors. Ces actes incompréhensibles aux yeux des occidentaux ont suscité en même temps un certain intérêt en Europe et aux Etats-Unis pour l’islam fondamentaliste. Tout d’un coup on s’est souvenu de la première grande manifestation de cette veine extrémiste en 1979: la révolution islamique en Iran, qui donna une impulsion décisive à l’extrémisme religieux et qui partout affronterait et menacerait les régimes établis (Egypte, Afghanistan, Algérie,...). En outre, d’autres facteurs peuvent expliquer le succès de Persepolis, comme le fait que cette bande dessinée fut créée par une jeune femme séduisante, qui s’oppose au dogmatisme de la religion fanatique et vit à Paris comme une femme occidentale sans voile. Qu’elle reste liée à son pays, dont elle est fière, constitue nullement un obstacle à la consécration de son travail, au contraire cela ajoute à 35 sa crédibilité. Même si le contenu est assez important, on peut s’étonner que le public n’ait pas rejeté le côté visuel, parce que Satrapi n’est pas vraiment un maître du dessin classique et le reconnaît volontiers: En fait, mon travail le plus important pour Persepolis, ce n’est pas de dessiner: j’ai un dessin minimaliste, même si je travaille beaucoup les expressions. Je ne dessine pas beaucoup de décors, je ne travaille pas les cadrages, je trouve d’ailleurs que ce n’est pas nécessaire pour ce que je raconte. Et je suis paresseuse, je n’ai pas envie d’en faire plus. Non, l’essentiel de mon boulot, c’est de me souvenir comment je ressentais les choses quand j’avais six, dix ou treize ans. Parce que je trouve beaucoup plus intéressant que le livre évolue avec mes sensations d’alors plutôt que de faire semblant en tant que femme de 31 ans. (Vincent, 2002) Comme la critique du New York Review of Books Patricia Storace (2005) l’écrivait: on ne peut isoler aucune vignette qui puisse être considérée comme une œuvre d’art, au contraire, l’essentiel de la bande dessinée n’est pas une case isolée mais la collaboration des différentes vignettes pour raconter une histoire et les dessins de Persepolis savent bien communiquer. Bien sûr, le texte dans les bulles et récitatifs joue aussi un rôle important dans la suite des séquences: régulièrement la voix off de l’auteur (Satrapi adulte) à l’imparfait amende, complète ou juge le passé (Carrier, 2004). L’apport d’images ne peut être réduit à l’illustration d’une histoire racontée par le texte. Au contraire, les images font toute la différence: une artiste ne représente seulement quelque chose, mais elle exprime en même temps une philosophie parce que chaque dessin est, par son style, une interprétation visuelle du monde, une ontologie visuelle (Lefèvre, 2007: 8). Pendant la lecture d’une bande dessinée, le lecteur n’a pas d’autre possibilité que de voir le monde comme l’artiste le représente. Et quelle est l’interprétation visuelle de Satrapi? Cet auteur se sert seulement de grosses lignes noires et de zones égales en noir ou blanc. Comme elle n’utilise jamais de hachures, les tonalités et les textures possibles sont très limitées, mais dans ces images contrastées le blanc joue un aussi grand rôle dans la construction que le noir. Plusieurs fois le blanc devient phosphorescent en relation avec le noir; mais Satrapi ne cherche pas d’effets picturaux comme le clair-obscur d’un Milton Caniff, les contrastes chez elle continuent à démarquer clairement les contours des personnages. Le blanc autant que le noir peut servir de contour (par exemple quand quelqu’un est vêtu d’un costume noir dans un contexte noir, une ligne blanche aide à tracer les contours de ce personnage). En outre, Satrapi simplifie comme beaucoup d’autres dessinateurs de bande dessinée (entre autres Hergé et Schulz) toujours la réalité en quelques lignes de base. De la même manière, les motifs décoratifs sur les vêtements ou les objets sont simplifiés pour la lisibilité; ils ne sont pas modelés selon la lumière ou leur position. En outre, les quelques rares décors n’ont, eux non plus, aucune prétention réaliste, ils sont seulement là parfois pour indiquer de façon rudimentaire le lieu de l’action sans beaucoup de précisions, ni beaucoup de détails. La suggestion de la profondeur en général n’est pas importante pour Satrapi: la majorité de ses dessins joue au contraire plutôt sur l’aplat (comme dans la mise en scène, 36 qu’on analysera plus loin). Bien qu’on puisse voir dans quelques vignettes quelques lignes de fuite de la perspective linéaire, il manque plusieurs fois des indications de profondeur ou bien Satrapi applique un système alternatif comme l’oblique. Elle nous propose aussi des vues impossibles dans la réalité comme une section orthogonale d’un escalier ou une vue transparente d’un voile pour montrer comment la coiffure détermine la forme extérieure d’un voile. L’auteur ne cherche pas seulement la clarté dans son dessin, mais aussi dans sa mise en scène: la plupart du temps les personnages sont de profil ou de face et souvent un vide (en noir ou blanc) autour d’eux les met en valeur. Très souvent les personnages sont placés l’un à côté de l’autre au premier plan; Satrapi cherche plutôt la planimétrie que la profondeur. Même les quelques scènes de foules restent très claires: par exemple, même si un groupe de personnes forme une entité formée et fermée par le noir de leurs vêtements, le blanc de leur visages donne à chacun une individualité. Dans un groupe armé seuls les visages des soldats au premier plan sont montrés et les autres restent en silhouette derrière: de cette manière, Satrapi sait isoler au premier plan un petit nombre de figures pour les mettre en valeur. En outre, dans les scènes de foules elle applique souvent un seul rythme visuel: tous les corps d’une foule sont dessinés dans une posture plus ou moins similaire. On peut trouver aussi les rythmés visuels dans les grands tableaux symboliques: par exemple dans le chapitre „Les Bijoux“ la combinaison d’une vue plongeante sur les voitures et d’une vue oblique des flammes géantes pour montrer la fuite vers le nord à cause des bombardements. Même dans sa simplicité Satrapi essaie des effets décoratifs: elle aime par exemple dessiner des courbes et spirales dans des situations diverses (pendant une balade dans un parc, une fête le soir, un rêve ou une prière). Ces spirales n’ont pas un sens univoque, mais fonctionnent surtout sur le plan décoratif et peuvent suggérer des sentiments variés. Le style naïf fonctionne aussi comme un facteur relativisant: quel que soit le drame (perdre ses proches dans la guerre ou la révolution, séparation de familles), le style offre au lecteur une certaine distance fictive. Dans Persepolis l’image en soi ne peut jamais être choquante, les réalités horribles (guerre, tortures…) sont toujours traduites ou filtrées par ce dessin naïf. En somme, l’ensemble des images et textes clairs, les histoires courtes fonctionnent d’une façon assez convaincante selon les critiques. Dans la presse généraliste et spécialisée ce style a suscité beaucoup de références: il est à la fois comparé aux autres styles dans la bande dessinée contemporaine comme celui de Spiegelman dans Maus (Theokas, 2003) ou de l’ami de Satrapi David B. (Platthaus, 2004) et à d’autres styles plus anciens: Matisse (Harvey, 2005: 181), les enluminures des ouvrages médiévaux (Maire, 2001), une combinaison de frises perses et de griffonnages enfantins (Cave, 2003), gravures sur bois (Gravett, 2005: 71), l’expressionnisme et miniatures perses (Ederstadt, 2003). On pourrait même y ajouter quelques autres références comme Gustave Doré ou l’art brut/ naïf. Doré pour la représentation des scènes historiques très proches de Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte Russie (1854), l’art brut ou naïf pour la 37 forte suggestion d’authenticité: le manque de raffinement semble suggérer un créateur honnête derrière ces lignes simples. L’aspect indexical ne peut être négligé: ce style enfantin est utilisé pour raconter des scènes de son enfance. Cela peut donner l’impression que c’est l’enfant Satrapi qui a dessiné sa propre ‘aventure’ - mais cette impression fonctionne un peu moins dans les scènes plus adultes parce que le style n’évolue pas avec l’âge. En tout cas, le décalage entre la candeur des dessins et les faits sérieux (répression politique, tortures...) qu’ils décrivent finit par générer quelque chose de convaincant. Le contraste entre l’image naïve et un contenu plus compliqué fonctionne. Son style est peut-être fait de contrastes, mais les caractères et les événements qu’il représente ne sont pas si contradictoires: par exemple les pilotes de guerre emprisonnés à la suite du putsch manqué acceptèrent de bombarder l’Irak en échange de la diffusion de l’hymne national. Après un succès commercial et critique, c’est toujours plus facile de formuler les raisons de ce succès. Quand un lecteur non averti feuillette les pages, il pourrait se demander pourquoi c’est un best-seller, mais on a pu voir qu’en général les lecteurs et les critiques ont accepté ce style naïf et simple. Les raisons proposées ici sont les suivantes: ce style était assez efficace ou convaincant pour une histoire autobiographique. 1 En 1990 six auteurs (David B, Killofer, Matt Konture, Stanislas, Lewis Trondheim et Mokeït) décident de créer une structure commune, L’Association, non seulement pour éditer leurs bandes dessinées, mais aussi pour promouvoir une autre bande dessinée que celle qui était possible chez les grands éditeurs. Cette maison n’a pas fini de croître, et aujourd’hui L’Association est considérée généralement comme un éditeur important (ils gagnent pas mal de prix à Angoulême) et d’autres maisons d’éditions ont copié quelques uns de ces formats ou formules. 2 Marjane Satrapi est née en 1969 à Rasht, en Iran, mais elle vit depuis 1994 à Paris. 3 Comme Menu l’explique dans l’interview avec Thierry Bellefroid (2005: 13), L’Association vend d’ordinaire 500, 1000, 1500 exemplaires de ses livres, sauf pour ceux de David B. ou de Lewis Trondheim, où l’on tourne aux alentours de 8 à 12 000. En revanche, les 200.000 exemplaires vendus en cinq ans restent relativement limité, comparés aux plus grands best-sellers dans la bande dessinée francophone: un nouvel Astérix se vend en quelques semaines encore à plus d’un million d’exemplaires. 4 Persepolis a suscité entres autre des projets pédagogiques comme celui http: / / www.acorleans-tours.fr/ lettres/ coin_prof/ usages-tice/ textes/ sat/ satrapi1.htm. 5 Spiegelman n’était pas le premier à entreprendre cette approche: déjà au début des années 1970 au Japon, il y avait Keiji Nakazawa qui faisait Hadashi no Gen [Gen d’Hiroshima], une manga sur la bombe atomique sur Hiroshima et ses effets sur sa famille. 6 Maus commença à être publié en chapitres dans le magazine RAW en 1980, deux ans avant il y avait eu sur la télévision américaine (et européenne) la mini-série (de 4 épisodes) Holocaust - dirigé par Marvin J. Chomsky et écrite par Gerald Green pour NBC, 1978. D’après les estimations, 220 millions d’Américains et Européens suivirent cette série, et un grand débat s’ensuivit (Morey, 2006). Pour beaucoup d’Américains c’était le premier fois qu’ils étaient confrontés plus ou moins directement avec l’Holocauste. 38 Quelques références Bellefroid, Thierry: Les éditeurs de bande dessinée, Paris: Niffle, 2005. Carrier, Mélanie: „Persepolis et les révolutions de Marjane Satrapi“ au site Belphégor, Vol. IV, 1, Novembre 2004, <http: / / etc.dal.ca/ belphegor/ vol4_no1/ articles/ 04_01_Carrie_ satrap_fr.html> Cave, Rob: „Persepolis - The Story of a Childhood“, in: Ninth Art, 8-8-2003. Version digitale sur http: / / www.ninthart.com/ printdisplay.php? article=636 consulté le 5 janvier 2006. Eberstadt, Fernanda: „God Looked Like Marx“, in: The New York Times, 11-5-2003. Version digitale sur http: / / www.nybooks.com/ articles/ article-preview? article_id=17900 consulté le 5 janvier 2006. 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Marjane Satrapi“, au site BD Sélection, 2002, http: / / www.bdselection.com/ php/ ? rub=page_dos&id_dossier=51 consulté le 5 janvier 2006. Resümee: Pascal Lefèvre, Persepolis von Marjane Satrapi: ein unverständlicher Erfolg? fragt sich warum dieser Comic ein wichtiges Phänomen ist, nicht nur wegen seiner unglaublichen Verkaufszahlen, aber auch wegen der Reichweite dieses Erstlingswerks. Man hat versucht die Gründe für diesen Erfolg herauszufinden. Zunächst war das Timing ideal (der islamische Terrorismus der letzten Jahre), aber es gibt auch Gründe dafür im Werk selbst: die Art und Weise wie Satrapi ihre Geschichte mit ihren einfachen aber klaren Zeichnungen erzählt. Der naive Aspekt suggeriert zudem eine gewissen Authentizität und Glaubwürdigkeit.