eJournals lendemains 33/130-131

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2008
33130-131

Jacques Tardi – un auteur sous influence

2008
Joachim Sistig
ldm33130-1310015
15 Joachim Sistig Jacques Tardi - un auteur sous influence Le roman-feuilleton imaginé Dès le début de sa carrière, à l’âge de 28 ans, Tardi se fait une spécialité de combiner et d’entrelacer différents styles et techniques dans une même œuvre. Le Démon des glaces (1974) s’inspire déjà de personnages-type et de motifs issus de l’univers de Jules Verne qu’il utilise pour créer son premier scénario en hommage au roman populaire de la Belle Epoque. C’est aussi sa première BD directement publiée en album et qui annoncera déjà dans sa conception emblématique le principe créateur et la source d’inspiration de son auteur. L’utilisation de la technique de la carte à gratter dans Le Démon des glaces suit la même logique en imitant les anciennes gravures sur bois qui accompagnaient les romans de Verne. Dans sa recherche d’un authentique style de l’époque, Tardi se sert de textes et de médias calqués sur des modèles datant du début du 20e siècle. Il s’agit donc d’un contexte intertextuel délibéré qui va de l’emprunt à la reprise sur un mode amplifié, parfois à la limite de la caricature. Tardi garde toujours cette prédilection pour les années 1900 précédant la Première Guerre mondiale. Loin d’une idéalisation décorative, ses bandes dessinées oscillent sans cesse entre la fiction fantasque - à l’instar de 20000 lieues sous les mers ou De la Terre à la Lune - et l’horreur de la réalité telle qu’elle est rapportée aussi par sa propre famille 1 et racontée dans les œuvres de Céline qu’il illustrera au cours des années (Voyage au bout de la nuit, 1988; Casse-pipe, 1989; Mort à crédit, 1991). S’il est vrai que chaque œuvre littéraire est, par définition, un „objet de consommation, dans un circuit d’échange (réel - auteur - œuvre - public)“ où „le vraisemblable semble faire corps avec la littérature“, 2 il est d’autant plus vrai que le roman populaire, les bandes dessinées et autres spécimens paralittéraires créent leurs propres univers (in)vraisemblables. Ici se reflètent les valeurs, les sentiments et ressentiments de ce public de masse avec ses états d’âme collectifs qui incitent à la consommation divertissante. Tardi, quant à lui, répond également à cette logique tout en gardant pour lui la liberté de choisir le contexte intertextuel et les implications politiques contre la guerre et l’Etat autoritaire. Si les littératures populaires se caractérisent par une intertextualité gratuite, Tardi se fait une spécialité de définir un cadre intertextuel précis à chacun de ses œuvres. Ce principe s’applique dès Le démon des glaces et se poursuit, entre autres, dans la série fantastico-policière Adèle Blanc-Sec (huit albums depuis 1976 chez Casterman). D’un scénario très précisément ancré dans son époque, clairement identifiable grâce aux nombreuses allusions et citations intertextuelles, surgit un message dont la portée universelle dépasse les limites strictement historiques. La presque 16 totalité des œuvres de Jacques Tardi forme un manifeste sanglant et pamphlétaire contre la guerre et l’exploitation de l’individu, victime d’un patriotisme hypocrite et d’un capitalisme déchaîné soutenus par les églises au service du pouvoir politique en place. Il contribue ainsi à une mythologie iconographique de la gauche en noir et blanc - volontairement sommaire dans l’ensemble - dans la plus pure tradition du roman-feuilleton. Dans le quatrième épisode d’Adèle Blanc-Sec, Le Secret de la Salamandre (1981), apparaît en plein milieu de figures et de scènes provenant du roman populaire, à la manière d’un Eugène Sue, Gaston Leroux ou Henri Rochefort, une planche en forme de caricature politique contre l’exploitation capitaliste rappelant fortement le style de George Grosz (43) avec un bourgeois bien-pensant, le chapelet dans sa main droite, assis sur le globe terrestre à côté d’un dictateur qui tire à la mitraillette. Les deux personnages sont entourés de plusieurs installations industrielles réparties sur le globe et le symbole du dollar américain plane au-dessus de leurs têtes. Bien après la chute du mur et l’éclipse des utopies salutaires (en apparence) de toutes sortes, Tardi continue à contribuer à une historiograhie d’en bas dans la tradition d’une gauche pathétique enracinée dans le souvenir de la Commune. Il poursuit cette logique jusqu’à la récente création du cycle en quatre volumes du Cri du peuple (2002-2004), en collaboration de Jean Vautrin, où il retrace les étapes historiques précédant la semaine sanglante du mois de mai 1871. Vautrin assure un scénario de roman-feuilleton inspiré de détails historiques qui sont fortement imprégnés de références intertextuelles issues du portrait de la Commune dressé par Victor Hugo dans Les Misérables. Les personnages du Commissaire Mespluchet et du Lieutenant Morel, inspiré de Javert, représentent d’une manière aussi schématique que chez Hugo un pouvoir corrompu et sans pitié. Du côté du peuple les allusions aux modèles issus des Misérables sont clairement perceptibles. Il y a la mégère à l’image de la Thénardière, il y a Gavroche, il y a les idéalistes ressemblant à Marius et les bohémiens dont les portraits sont nourris de personnages réels tels que Gustave Courbet (51) qui présente à ses amis son tableau le plus discret et le plus révolutionnaire en même temps - L’origine du Monde. Les citations picturales se poursuivent à travers l’œuvre de Tardi qui s’en fait une marque de reconnaissance. Mais Tardi ne cherche pas l’effet esthétique, il est presque hanté par le réel, le quotidien vécu. Il est constamment à la recherche des meilleurs sources de références historiques pour faire passer le message pacifiste derrière les images racontant les horreurs de la Grande Guerre: „Distraire en réveillant les consciences.“ 3 L’intertextualité sert d’outil au service d’un engagement et d’une véracité partiale. L’ensemble des textes - hypotextes et paratextes - forment l’architexte qui représente un réservoir de savoir, de sensibilité et de prises de position propres à l’instant historique dessiné dans une histoire de BD. Tardi en fait un choix intentionnel selon ses besoins narratifs. En ce sens il se distingue des auteurs du roman-feuilleton qui contribuaient à l’établissement de l’architexte à la fin du 19e 17 siècle en reproduisant sans cesse les mêmes scénarios avec les mêmes intrigues et les mêmes personnages-type. Dans sa recherche d’une authentique ressemblance avec le roman-feuilleton Tardi va encore plus loin. La toute récente publication de L’Etrangleur 4 est l’adaptation du roman policier Monsieur Cauchemar de Pierre Siniac, dont la réputation se basait principalement sur des dénouements surprenants et paradoxaux de même que sur son humour rabelaisien. La publication du récit sous forme d’album fut précédée de cinq numéros mensuels (de mars à août 2006) d’un véritable journal du même titre et savamment orchestrés de faits divers, publicités et chroniques cinématographiques de films (La dolce vita, North by Northwest, Rio Bravo etc.) sortis à l’époque, servant de décor au scénario de L’Etrangleur. Si la (re-)création perpétuelle du roman populaire selon ses propres règles mécaniques correspond à l’aliénation de la production industrielle de l’époque, le procédé de Tardi reflète, au contraire, un maximum d’autonomie. Il mélange les modèles et les registres littéraires à sa guise. Le vulgaire et le solennel s’entremêlent. Ainsi dans une planche pathétique (Le cri du peuple, t.1, 41) qui présente une scène de fraternisation entre le peuple de la Butte Montmartre et les soldats envoyés pour supprimer la révolte des Communards, Tardi montre l’accouplement de deux chiens entre les pieds d’une chanteuse de caf’conc’ et un général déserteur en train d’entonner La Marseillaise. Dans cette mise en abyme sont cités des lieux communs de registres contraires, réunis dans un contexte d’appel idéologique faisant appel à une démocratie directe à l’instar de la Commune de 1870. De même que dans ce cycle historique en quatre albums 5 Tardi cherche souvent la collaboration d’un scénariste-écrivain dont la démarche et les idées sont identiques aux siennes. Dans sa préface Jean Vautrin souligne l’esprit de convergence entre les deux auteurs lors de leur coopération: J’ai voulu donner, à rebours des modes et des tendances de nombrils, un grand roman populaire aux éclairages violents et faire revivre le Paris de la Commune, ses joies, ses exactions, ses excès, ses amours, ses énergies refoulées. J’ai voulu raconter l’émergence d’un fantastique espoir de justice sociale, aller au plus près de la fraternité des hommes et parler des Communards avec le parti pris libertaire qui est le mien et que partage Tardi.6 Ainsi, depuis ses premières publications Tardi s’inspire de pré-textes apportés par des auteurs proches de ses propres points de vue, en leur donnant une forme et une vitalité qui lui sont caractéristiques. Dès sa première BD - Un cheval en hiver -, publiée en mai 1970 dans Pilote, juste après avoir terminé ses cours des Arts décoratifs de Paris, il se base sur un scénario de Jean Giraud. S’ensuivent des collaborations avec Pierre Christin (Rumeur sur le Rouergue, 1976), Jean-Claude Forest (Ici même, 1979), Benjamin Legrand (Tueur de cafards, 1984), Didier Daeninckx (Le Der des ders, 1997), Daniel Pennac (La Débauche, 1999) et aussi avec sa compagne, Dominique Grange (Grange bleue, 1984), sans parler des adaptation des romans de Céline et de Léo Malet, dont il sera encore question plus loin. La collaboration avec les écrivains-scénaristes est intensive et porte sur chaque 18 planche. Les esquisses circulent sans cesse entre Tardi et les auteurs qu’il a aimé illustrer. Parfois le courant passe moins bien comme c’est le cas avec Daniel Pennac pour La Débauche: „Lui [Pennac] voulait le moins de texte possible. Mais moi, pour arrêter le lecteur sur un détail, je dois le bloquer par des mots. On avait de longs tête-à-tête, puis il repartait avec les esquisses qu’il dialoguait, corrigeait et recorrigeait.“ 7 Autour des centres d’intérêt - la Grande Guerre et l’entre-deux-guerres - Tardi accumulent ses épisodes de BD qui forment dans leur totalité un architexte au service de l’auteur avec des motifs qui reviennent souvent dans ses différentes œuvres. Le peloton de Dragons par exemple, dont fait partie Bardamu dans Voyage au bout de la nuit (1988, 20) et qui sera anéanti par les obus allemands, fait sa réapparition dans C’était la guerre des tranchées (1993, 58) où le soldat Huet est également confronté à des Chasseurs à cheval tués de manière semblable par des soldats allemands. La structure intertextuelle de C’était la guerre des tranchées est complétée, au-delà des motifs répétés régulièrement, par des citations signalées dans le texte. Des propos engagés contre la guerre signés par Céline (55) et Gabriel Chevalier (36) sont confrontés aux communiqués officiels de la direction militaire française (Général Rebillot, 46; Abbé Sertillanges, 47). Toutes ces citations sont accompagnées de scènes de guerre particulièrement atroces dénonçant ainsi le profond cynisme du discours patriotique de l’époque. Le décor en noir et blanc amplifie les contrastes entre la vie et la mort comme c’est le cas, d’ailleurs, dans la majorité de sa production de BD. Certaines planches tirées de C’était la guerre des tranchées (108/ 109) reparaissent de manière identique - toujours en noir et blanc - dans les deux adaptations du roman de Didier Daeninckx Le Der Des Ders (1997, 75/ 76) et Varlot Soldat (1999, 7/ 8). Ce roman policier de genre série noire sur fond d’entre-deux-guerres reprend les mêmes positions d’accusation contre l’atrocité de la guerre et l’hypocrisie patriotique de la classe politique défendues par Tardi depuis son premier grand succès de BD La Véritable Histoire du soldat inconnu (1974). Varlot est un détective privé hanté par les souvenirs traumatisants de la guerre. Après la fin de celle-ci, il est toujours persécuté par des scènes de combats atroces. Même le cas de chantage sur lequel il travaille au cours de l’épisode touche à un chapitre sombre de la guerre passée. Au cours du récit, Tardi introduit régulièrement les images choc dont se souvient Varlot de manière obsessionnelle. Il y a particulièrement la citation répétée d’une même scène de violence contre un ancien camarade (18, 23, 33, 46) qui donne un rythme à l’intrigue en servant de leitmotiv évoquant l’ambiance de peur omniprésente. L’auto-citation prend ici une dimension structurelle au sein de l’échafaudage du drame. A l’image d’un cercle fermé et hermétique, l’existence des poilus tourne même après la fin de la guerre forcément autour de ce traumatisme psychique qui ne les lâche plus. L’album Varlot soldat fait le résumé iconographique des scènes d’horreur dans les tranchées. A l’origine, ces planches devaient servir simplement d’illustration à un catalogue pour une exposition en Belgique. Mais au fur et à mesure que le projet avançait, Tardi et Daeninckx se sont finalement décidés à en faire une publication à part. 19 Le roman noir illustré Le genre policier est l’autre forme littéraire de prédilection „tardienne“ à côté du roman-feuilleton. Toujours sous la couverture du tableau historique, Tardi dresse le portrait de l’individu impuissant et à la merci d’un système d’intérêts et d’interdépendances opaques. Le détective privé qui est confronté à un monde impénétrable et confus, dont il découvre les structures souterraines, prend une valeur de symbolique sociale. Tel Varlot qui met à jour la profonde déchirure au sein de la société française au lendemain de la Grande Guerre, Nestor Burma, personnage fétiche de l’univers Malet, établit le psychogramme d’une population traquée sous l’Occupation allemande. Dans 120, rue de la Gare (1988) le célèbre „détective de choc Nestor Burma“ quitte le camp des prisonniers français à Constance en novembre 1941 pour plonger dans une autre prison cauchemardesque derrière les coulisses meurtrières de Paris. Les vains essais de répandre de la lumière dans le jungle de la ville sont condamnés à l’échec de prime abord. L’esprit de la Cité a quitté ces lieux. Fiat lux: le nom de l’agence privée de Nestor Burma - emprunté du livre de la Genèse - annonce, au contraire, l’apocalypse où la lumière n’a plus raison d’être. Par un procédé de mise en abyme, la culpabilité d’un pays déchiré se reflète dans la culpabilité des acteurs. Les démarches respectives dans les adaptations de Céline et Léo Malet sont complètement différentes: l’œuvre de Céline représente aux yeux de Tardi un chefd’œuvre du point de vue de l’évocation de décors et d’ambiances qu’il tente juste d’accompagner par ses illustrations „comme une autre ponctuation du texte, un rythme en surimpression“. 8 Les romans de Malet, cependant, font défaut de structure, „un bric-à-brac fabuleux à étayer, replâtrer“. 9 Ce manque de cohésion et de structure est compensé par la présence permanente de la topographie de Paris, qui donne au récit sa réalité superficielle. Tardi profite de ce vide structurel pour créer sa propre histoire - passablement divergente par rapport au texte de Malet - où les personnages oscillent, en permanence, entre le réel et l’univers onirique de la jungle parisienne. Son dessin simple et riche de contrastes clairs foisonne de détails. En marge de l’intrigue, Tardi cite une multitude de paratextes datant de l’époque, qui contribuent ainsi à l’authenticité d’apparence. A plusieurs reprises certains personnages sont représentés en lisant un journal avec la une toujours bien visible: Le Crépuscule, Le Soir, Le Cri du Peuple, Le Petit Parisien, Elégance Beauté Monde, Signal, Pariser Zeitung et Le Franciste. L’orientation collaborationiste des journaux est complétée par les affiches et avertissements officiels dans les rues de Paris: „Exposition: Le Juif et la France“, „Confiance aux Allemands! “, „Français! Au secours! Institut d’Etude des Questions Juives“, „Travail, Famille, Patrie“ et même un macabre arrêt de la Cour Martiale (126) rédigé et en français et en allemand annonçant la condamnation à mort du maquisard „Jacques Tardi“ [! ]. Les titres de bouquins cités au cours du récit sont signés Céline (L’école des cadavres) et Hitler (Mein Kampf). Paris est submergé de germanismes et de paroles nazies. Les quelques rares 20 marques de résistance contre l’occupant allemand omniprésent se trouvent sous forme de graffitis griffonnés sur les murs nocturnes: „A bas les traîtres de Vichy“, „A bas la Collaboration“, „Vive le Général de Gaulle“. Discours et contre-discours de l’époque contribuent au portrait d’une population hantée par la schizophrénie de positions morales opposées. La totalité des personnages jouant un rôle dans l’histoire autour de l’énigmatique 120, rue de la Gare est tombée en suspicion. Plusieurs d’entre eux sont mêmes munis d’une double identité à l’instar du principal coupable lui-même, l’avocat maître Montbrison, dont le premier indice signalant sa culpabilité est un volume de „La Lettre Volée“ d’Edgar Allan Poe (50/ 88) oublié dans son salon et représenté dans un gros plan central. Par la suite cet indice conduit Burma sur la trace d’un testament volé. Plus que l’allusion à la pièce à conviction, c’est la référence intertextuelle à l’ancêtre du roman policier moderne qui mérite d’être soulignée ici. L’univers fantasque et mystérieux des cryptographies et des caractères paranoïaques issus des récits de Poe (Double crime dans la Rue Morgue, Le Scarabée d’or, La Chute de la Maison Usher etc.) se trouve à l’origine de l’intuition tardienne. En référence à l’esthétique de ce grand inspirateur du roman noir, Tardi cache un autre indice dans un volume de Les origines du roman noir en France de Maurice Ache, que Burma découvre dans une bibliothèque à côté du Palais de la Justice à la recherche d’indications concernant le Marquis de Sade, dont l’ombre plane également en permanence sur l’intrigue. Pour passer du roman noir à la série noire Tardi se tourne vers un autre auteur spécialiste du récit policier français: il s’agit de Jean-Patrick Manchette. Au début de leur collaboration autour de la BD Griffu (1982) ce n’est pas seulement la démarche (anti)littéraire qui donne la motivation à leur travail commun, mais aussi leur orientation politique respective: „Manchette a été l’un des premiers, dans le roman policier français, à aborder de front la chose politique.“ 10 Mais l’ambiance de violence urbaine autour d’histoires de scandales immobiliers et de députés compromis dans ces affaires a changé complètement de caractère dans la récente publication, datant de fin 2005, de l’adaptation du roman Le Petit Bleu de la côte Ouest de Manchette. Le roman fut publié initialement en 1976. Dix ans après la mort de Manchette en 1995, Tardi veut dresser ainsi un monument en référence à l’esprit du roman noir, qui - selon l’annonce de l’éditeur - sera peut-être suivi de deux autres adaptations de textes de la plume de Manchette. En préambule de la version Tardi, précédant l’introduction de François Guérif, figure un éloge du „vrai“ roman noir „que la plupart des écoles romanesques de ce siècle ont échoué à atteindre“ 11 signé par Manchette en personne. Qu’est-ce donc, le roman noir? Il veut divertir avec „des histoires de meurtres, des histoires horribles faites pour être lues dans le train“, 12 mais il veut en même temps réveiller le doute: „Les auteurs de romans noirs s’insinuent dans le goût du public des choses que celui-ci n’a pas forcément envie d’entendre.“ 13 En d’autres termes, „distraire en réveillant les consciences“ 14 - il y a une large convergence entre les idées de Tardi et de Manchette. 21 Si les questions de politique concrète n’entrent plus en jeu à la façon de l’intrigue de Griffu., le roman noir reste pourtant „témoin de son temps“. 15 Juste une allusion politicienne sert de métaphore pour la désorientation totale du héros - „l’intérieur de Georges Gerfaut est sombre et confus, on y distingue vaguement des idées de gauche“. 16 L’existence n’a plus de sens pour Gerfaut au moment où il est confronté à deux tueurs à gages qui tentent de le tuer sans qu’il ne comprenne leur motivation. Cette confrontation fait basculer sa vie qui, jusqu’ici, était dominée par des symboles de succès social et encadrée par une société de compétition démunie d’humanité. En fuite devant ses pourchasseurs Gerfaut est, par conséquent, facilement prêt pour quitter son ancienne identité et pour recommencer sa vie. Le décor réaliste en noir et blanc ressemble à celui des adaptations de Malet avec une forte présence de paratextes textuels et graphiques. Mais contrairement à la relative liberté créative face au récit de Malet, Tardi suit le texte de Manchette à la lettre. Il y a une quantité considérable d’indications concernant la musique, la télé, la publicité et les marques de produits en vogue des années 70, où l’action est située. Ces indications en marge de l’intrigue donnent au récit son propre rythme narratif et contribuent au portrait des différents personnages. Gerfault écoute un genre de jazz qualifié de „cool“ et „intellectuel“: „du jazz de style West- Coast, du Gerry Mulligan, du Jimmy Giuffre, du Bud Shank, du Chico Hamilton“. 17 Le goût du „méchant“ agent secret Alonso Emerich va plutôt vers le main-stream: „des variétés américaines sirupeuses, du Tony Bennett, du Billy May“. 18 Les références intertextuelles touchent tous les genres, tous les médias et Tardi s’en sert, comme il veut, pour meubler ses récits. Un des deux tueurs se distingue par sa préférence pour les séries de BD américaines. Chez Tardi (16) il se plonge dans la lecture d’une BD en attendant Gerfault, exactement comme décrit par Manchette: „Le mensuel s’intitulait Strange et racontait les aventures du Capitain Marvel, de l’intrépide Daredevil, de l’Araignée et d’autres personnes. L’homme lisait avec concentration, en remuant les lèvres.“ 19 Sur la planche le tueur est entouré, en effet, de héros sortis de la BD américaine (Spiderman, Daredevil, Captain America etc.). A côté des citations iconographiques évoquant le contexte historique (les journaux tels que France-Soir et Le Monde, les publicités de Michelin, Cutty Sark, Gitanes etc.) Tardi se sert aussi de citations symboliques discrètes en tant que commentaire sur l’état psychologique des personnages. Par deux fois on trouve Le cri d’Edvard Munch encastré en marge d’une planche (12, 14) où Gerfault est représenté en train de se disputer avec son épouse qu’il quittera au cours de l’intrigue. La vie dans la cité se réduit à l’échange de valeurs matériels et symboliques. Ce portrait de la décadence urbaine devant le décor de la grande ville, qui porte comme toujours le nom de Paris, est précurseur des textes plus récents d’un Houellebecq, d’un Beigbeder ou d’un Bret Easton Ellis exprimant leur critique de la même manière violente face à un monde désorienté, suivant exclusivement les valeurs symboliques creuses dictées par les idoles du néo-libéralisme régnant. 22 Tardi reste toujours fidèle à sa position contestataire. Il y a une ligne directe à établir entre ses adaptations littéraires, à commencer par Céline, en passant par Malet (dans la „version“ Tardi), Daeninckx, Vautrin et jusqu’à Manchette. L’ensemble de l’œuvre de Tardi forme, pour ainsi dire, un hypertexte de contestation politique et sociale constitué d’hypotextes fournis par ses écrivains préférés. 1 „Les récits de guerre ont nourri mon enfance. Les tranchées de 14 racontées par ma grand-mère. La débâcle de 40 déclinée par mon père. Obligatoirement, ce sont des situations dramatiques qui marquent l’imagination d’un gamin.“ (propos de Tardi recueillis par J. Bigorgne pour Ouest France, 15-02-1993, zitiert nach: www.casterman.com/ adele/ fr/ bio.htm). Tardi a dédié C’était la guerre des tranchées (1993) à son grand-père et 120, rue de la Gare (1988) à son père qui a passé en tant que militaire professionnel les premières années après la Deuxième guerre mondiale avec sa famille - et donc en compagnie de son fils Jacques - en Allemagne. 2 Kristeva, Julia: Sémiotique, Paris, Seuil, 1969, 147/ 148. 3 Propos de Tardi recueillis par Véronique Châtel pour La Liberté (15-01-1998) zitiert nach: www.casterman.com/ adele/ fr/ bio.htm. 4 Casterman, 2006. 5 A signaler la parution récente d’une magistrale édition en un volume des quatre albums qui contient également un CD de chansons communardes (Casterman, 2005). 6 Vautrin, Jean/ Tardi, Jacques: Le cri du peuple, t.1, Tournai, Casterman, 2001, 5 (Préface de Jean Vautrin). 7 Propos de Tardi recueillis par Laure Garcia pour Le Nouvel Observateur (4-10- 2001),54. 8 Id. 9 Id. 10 Id. 11 Manchette, Jean-Patrick/ Tardi, Jacques: Le Petit Bleu de la côte Ouest, Paris, Les Humanoïdes Associés, 2005, 4. 12 Id. (Propos de Tardi cités dans la préface de François Guérif). 13 Id. 14 Cf. l’annotation 3. 15 Manchette, Jean-Patrick/ Tardi, Jacques: Le Petit Bleu de la côte Ouest, op. cit., 4 16 Ib., 6. 17 Ib. 18 Manchette, Jean-Patrick: Le Petit Bleu de la côte Ouest, Paris, Gallimard (Folio Policier), 1976, 16 19 Ib., 33. Resümee: Joachim Sistig, Jacques Tardi - ein beeinflusster Autor untersucht intertextuelle und intermediale Bauelemente in den bandes dessinées des vielfach ausgezeichneten Zeichners und Autors Jacques Tardi, die seit seiner ersten Publikation Un cheval en hiver im Jahre 1970 bis zu seinem jüngsten Werk Le Petit Bleu de la côte Ouest (2005) konstant zum dramaturgischen Repertoire Tardis zählen. Als Schwerpunkt rücken besonders die BD-Adaptationen der literarischen Vorlagen von Céline, Vautrin, Malet, Daeninckx etc. in das Zentrum der Betrachtung.